(Nouvelle) Le sacrifice

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matsu aiko
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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 17 oct. 2010, 14:31

Un pion. Puis un autre.
Dans la salle obscure, la figure penchée sur le go-ban, le regard fiévreux, la femme au pâle visage interrogeait la trame entremêlée de noir et de blanc des pions comme d’autres interrogeaient la fumée, la chute des pierres, la disposition des baguettes sacrées du Livre des Changements.
Elle se rejeta en arrière avec un soupir. Trop de questions, trop d’inconnues. Impossible de prévoir ce qui allait se passer, même si elle avait une idée des enjeux. Il lui faudrait attendre que les règles du jeu soient éclaircies. Et notamment que son très honorable oncle annonce ses intentions ; en tout cas, celles qu’il pouvait donner ouvertement
Attendre. C’est quelque chose qu’elle savait faire.
Ou, plus exactement, qu’elle avait appris.

***

Journal de Hidemasa, vingt-quatrième jour du mois du Chien.

Aujourd’hui se sont déroulées les éliminatoires. Sunîn a affronté notre galant accompagnateur de la veille, Kakita Hoshi. Bien que ce dernier se soit en tout point montré un adversaire honorable, sa victoire était nette, surtout sur un Sunîn qui n’était pas au mieux de sa forme. Kentohime s’est montrée plus brillante, mais le iai-jutsu ne fait pas partie des disciplines traditionnellement enseignées au dojo Matsu et elle a également été éliminée.
A ma grande surprise, le sympathique et peu orthodoxe Mirumoto Ogai s’est révélé un bretteur remarquable, et s’est qualifié pour la finale.
Les cinq autres finalistes sont : son compatriote Mirumoto Daisuke, deux samurai du clan de la Grue, Doji Yasamura, et le hautain Kakita Toshiken. Le clan du Lion est fort honorablement représenté par Akodo Hirotsu, hatamoto du daimyo de la famille Akodo, et Matsu Hanako. Le dernier finaliste est – incroyablement – un rônin du nom de Kuranai. Certes, le concours est ouvert à tous, mais j’ai peine à croire qu’un samurai sans maître puisse vaincre opposé à des duellistes chevronnés de l’académie Kakita, même si on murmure qu'il use des techniques oubliées du clan banni. C’est déjà extraordinaire que la finale soit aussi équilibrée, et je soupçonne le jury d’y être pour quelque chose.
Enfin, les samurai qui sortiront vainqueurs de ce tournoi seront peut-être nos héros de demain. Je n’ai toujours pas décidé duquel je conterai l’histoire. Mais peut-être demain, qui sait ?
En écrivant cette phrase, je ne me doutais pas de sa très grande ironie.

- Alors, Hidemasa-san, comment se passe votre découverte de la capitale ?
- Très bien, je vous remercie, Sume-dono.
Le regard vif du vieux daimyo me fixait, attentif, sous ses sourcils broussailleux.
J’avais été convoqué à l’improviste, et m’étais rendu d’urgence au Pavillon Ikoma, en prenant, cependant, le temps de me changer.
- Avez-vous déjà une affectation, autre que la mission que je vous ai confiée ?
La question était rhétorique. Il savait très bien que je venais juste de passer mon gempukku.
- Non, Sume-dono.
- Bien.
Nouveau silence.
- J’ai pensé à vous, Hidemasa-san, pour au-delà de la cérémonie du mariage accompagner Matsu Aiko-sama et remplir à ses côtés un rôle d’historien et de conseiller. Son lignage est glorieux, c’est une stratège renommée, et vous avez déjà eu l’occasion de la côtoyer. Cela pourrait être une excellente première assignation. Qu’en dites-vous ?
Je fis sans hésiter la réponse qu’il attendait de moi.
- Je suis honoré que vous ayez pensé à moi, Sume-dono, et je ferai de mon mieux pour me montrer digne de votre confiance.
En mon fors intérieur, je doutais d’avoir appris quoi que ce soit d’utile du temps que j’avais pu passer en compagnie de la première fille de feu Matsu Jinsei. J’espérai juste que les mois à venir ne se dérouleraient pas uniquement dans le périmètre de l’Académie Akodo où elle enseignait.
Un dicton enseigne : « Faites attention à ce que vous demandez aux Fortunes, car cela pourrait bien se réaliser. »
Sur ce plan, je fus plus que comblé.

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matsu aiko
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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 24 oct. 2010, 16:02

Journal de Hidemasa, 26e jour du mois du Chien.

Les choses se sont précipitées aujourd’hui, au point que je ne sais pas très bien par quel bout entamer mon récit.
La journée de la finale était très attendue, et tous ceux qui avaient participé de près ou de loin au tournoi se pressaient, curieux, excités, pour suivre les différents tournois.
L’humeur était festive, et aurait dû le rester. Mais l’hostilité déjà marquée entre les samurai du clan du Lion et de celui de la Grue, loin d’être dissipée, s’était renforcée, chaque clan soutenant ses champions, au complet mépris des règles du tournoi et de la simple courtoisie.
Tous ne réagissaient pas ainsi, et certains étaient d’ardents partisans de la paix entre les clans. Le jeune Kakita Hoshi, notamment, semblait fort goûter la présence de Kentohime, et lui avait tenu compagnie une bonne partie de la matinée. C’est dans ces circonstances que notre chemin croisa à nouveau celui de Kakita Fujio, le fâcheux des jours précédents.
- Incroyable…Un samurai Kakita qui fréquente les chenils…
Hoshi devint très blanc, dit poliment à Kentohime :
- Pardonnez-moi, ma dame.
Puis il se tourna vers l’arrivant.
- Je croyais m’être fait comprendre la fois précédente, Fujio-san. Veuillez vous excuser immédiatement auprès de la dame ici présente.
L’autre lança, goguenard.
- Ca, une dame…? Enfin après tout, on prétend que les bains de boue sont salutaires pour la peau…
Hoshi, de blanc, devint livide.
- Je n’en entendrai pas davantage, et je ne peux pas croire qu’un samurai du clan de la Grue puisse se montrer aussi vil. Il nous faut régler ceci sur le champ.
- Quoi ? Pour ça ? Reprenez vos esprits, mon jeune ami, elle n’en vaut pas la peine !
- Cela me concerne. Veuillez me suivre, s’il vous plait.
Le ton de l’invitation était poli mais implacable.
L’autre haussa les épaules et lui emboîta le pas. S’il fallait qu’il lui fasse mordre la poussière pour lui faire comprendre qu’un Kakita digne de ce nom ne se commettait pas avec une Matsu…
Je ne vis pas le duel. Personne ne le vit. Ce fut trop rapide. A un moment, ils étaient tous les deux face à face, immobiles. L’instant d’après, Hoshi se tenait debout, son adversaire à ses pieds, baignant dans son sang. Il tremblait légèrement.
- Pourquoi a-t-il bougé, murmura-t-il, plus pour lui que pour des spectateurs éventuels.
Il revint vers Kentohime et s’inclina, le visage tendu.
- Votre honneur est sauf, ma dame. Par contre, je dois vous faire mes adieux dès maintenant.
Regard d’incompréhension de Kentohime.
- Je l’ai tué…Je ne le voulais pas, je voulais un duel au premier sang, mais je l’ai tué. Son père est de haut statut…Il ne pardonnera pas le meurtre de son fils. Il ne me reste qu’une solution honorable, rejoindre l’armée qui descend au Sud combattre l’Ennemi. Aussi je pars dès ce soir, avant que sa colère s’abatte sur ma famille.
Il hésita.
- Me permettez-vous de vous écrire ?
- Bien sûr, Hoshi-sama, répondit Kentohime, émue.
- Je ne vous oublierai pas.
Le jeune homme la salua formellement et s’éloigna.
- Moi non plus, Hoshi-sama…murmura-t-elle.
Elle était la cause de ce qui lui arrivait... Elle se promit de lui écrire.
C’est à cet instant, au-delà du drame isolé qui venait de se dérouler, que je compris.
Ils s’étaient trompés, tous.
Les mouvements des troupes du clan de la Grue qui avaient tant alarmés nos supérieurs, étaient en fait des armées qui partaient, comme les nôtres, prêter main-forte au clan du Crabe pour reconquérir ses terres ancestrales sur l’Ennemi. De notre côté, la discrétion avait été le mot d’ordre ; très peu savaient de quoi il retournait. A l’évidence, la même discrétion avait été de mise en face.
La formidable ironie de la situation ne m’échappa pas. Chacun des clans avait mis en alerte ses frontières, craignant un assaut imminent ; mais en fait, nous étions alliés.
Peut-être ce tournoi n’avait-il été organisé par le daimyo du clan de la Grue que de faire diversion.
Et il avait fallu l’exil d’un jeune samurai honorable pour le découvrir.

Inconscient du duel fatal qui venait d’avoir lieu, les finalistes avaient entamé les leurs.
Rapidement, il ne resta que quatre concurrents en lice : Kakita Toshiken, Mirumoto Daisuke, Matsu Hanako et le rônin Kuranai.
Le duel suivant opposait Kakita Toshiken et Matsu Hanako.
A les voir face à face, l’orgueil dédaigneux de l’un répondant à la morgue méprisante de l’autre, on pouvait se demander comment autant d’ego pouvait être concentré au même endroit et survivre.
La réponse était : très peu de temps. Ce fut explosif – et inattendu.
Le duelliste du clan de la Grue fut le plus rapide, et de très loin. Il dégaina son sabre à une vitesse telle que la lame en devint invisible. Face à n’importe quel adversaire normal, la victoire était évidente, inéluctable.
Mais incroyablement, Matsu Hanako intercepta le coup, parant avec un cri de rage. Il y eut un choc métallique sinistre alors que l’acier malmené protestait. Toshiken leva le bras, puis se figea, fixant incrédule le tronçon de sabre qui lui restait en main. L’impact avait été tel que sous le choc la lame s’était brisée.
On entendit des soupirs consternés dans la foule, tant du côté Lion que du côté Grue, pour des raisons différentes.
Il y eut quelques conciliabules entre les trois vénérables membres du jury. Ce cas de figure ne s’était jamais présenté. Après délibération, ils signifièrent à Matsu Hanako qu’elle était disqualifiée. Celle-ci quitta le lieu du tournoi, verte de rage.
Le verdict provoqua des murmures chez les deux partis. Toshiken était blême.
Pour ma part, je trouvais qu’elle s’en tirait à moindre mal. Toucher au sabre d’un samurai est une offense très grave. Le briser…Ce pouvait être le motif d’une quête vengeresse se poursuivant sur plusieurs générations.
Le duel suivant opposait Mirumoto Daisuke au rônin Kuranai.
Le samurai du clan du Dragon était habile, un excellent bretteur dont le seul défaut était peut-être une excessive confiance dans ses capacités. Mais pourquoi n’aurait-il pas été confiant, après tout. Il était l’un des meilleurs sabreurs de son clan, il avait remporté tous ses duels, la chance lui souriait et les femmes lui faisaient les yeux doux.
Cependant, quand Kuranai vint se poster face à lui, il eut un temps d’arrêt, qui provoqua des murmures dans la foule. Le rônin, athlétique et massif, était moins léger et probablement moins vif que son adversaire, qui avait en outre l’avantage de la jeunesse. Il avait une tenue lie de vin, sans signe distinctif, qui avait vu des jours meilleurs et faisait triste mine face à l’élégance flamboyante du samurai Dragon. Mais malgré cela, quelque chose dans sa démarche, dans sa posture, dans l’aura qui se dégageait de lui, envoyait des signaux d’alerte – des signaux que Daisuke ne pouvait ignorer.
Prudent, il prit la posture du Dragon des Nuages, face à la garde classique de son adversaire. Bon, il n’était pas si redoutable que cela, au final.
Puis, avec un petit sourire, Kuranai baissa son sabre, et le plaça légèrement derrière lui, en garde basse, minimisant pour son adversaire la vision de la lame et la menace qu’elle représentait.
En excellent épéiste, Daisuke identifia immédiatement le Dard Invisible, une garde classique de l ‘école Bayushi. L’Ecole Bayushi – abolie par l’Empereur au même moment que la famille Bayushi et la totalité du clan du Scorpion. Comment osait-il !
Mû tant par l’indignation que par la confiance en sa rapidité, il lança une attaque éclair sur le rônin, le type d’attaque fulgurante qui lui avait permis de l’emporter sur ses adversaires précédents. Mais son adversaire n’était plus à l’endroit où il était l’instant précédent et son sabre ne frappa que le vide.
Il n’eut pas le temps d’épiloguer, car déjà avec une vitesse foudroyante la lame de ce dernier se glissait le long de la sienne, et sans qu’il comprenne vraiment comment, s’entortille autour de la sienne, l’envoyant à quelques pas de là.
Daisuke resta quelques instants immobile, les bras ballants, avant de comprendre qu’il venait de perdre.
Restaient en piste Toshiken et Kuranai.


Un peu au Nord de la capitale.

Le palanquin avançait à une allure d’escargot, ce qui laissait au jeune homme beaucoup trop de temps pour réfléchir. Ou, plus précisément, pour tenter de le faire, ce qui n’était guère facile, harcelé comme il l’était par les commentaires, les questions et les discussions incessantes.
La solitude aurait été en elle-même supportable, si certains n’avaient pas décidé de parfaire son éducation. Kune-sensei avait entrepris de lui expliquer avec un grand luxe de détails l’histoire du clan du Lion, les relations avec le clan du Phénix, ses responsabilités à venir, et la manière adéquate de les aborder, et était même allé jusqu’à décrire les fondations du clan de la Libellule, au cas où ce sujet historique de dissension arrive sur le tapis. O-Tama lui infligeait sans merci toutes les finesses de l’étiquette, insistant bien sur l’impact dramatique d’un impair à la Cour.
Koui ne parvenait pas à s’habituer aux interventions de la diplomate. Ses envolées lui rappelaient désagréablement celles de la Cour d'Hiver. Les mêmes phrases par trop recherchées, une voix mielleuse, masquant tout sentiment, cajoleuse, captivante, aucune simplicité : une attention de tous les instants lui était nécessaire pour ne pas se trouver pris en défaut. Car le plus ennuyeux, c’est qu’elle vérifiait fréquemment qu’il suivait ce qu'elle daignait lui distiller comme bribes de sagesse au milieu de tout le fatras de phrases pompeuses déversées quotidiennement dans son esprit depuis le début du voyage.
Tatsumoto lançait de temps à autre des commentaires philosophiques, peut-être sages, mais qui réclamaient une attention que Koui était bien incapable de leur accorder. La petite ne disait rien.
De leurs bavardages incessants, il avait tout de même appris que sa future épouse avait une sœur mariée à un daimyo mineur de la famille Shiba. Sa future famille avait donc déjà des liens avec le clan du Phénix. Comme c’était sur le chemin, il avait convaincu son escorte de faire un arrêt, avait demandé audience à Shiba Shizue, la digne épouse du daimyo Shiba Mori, et l’avait obtenue. Son idée n’était pas tant d’être rassuré sur son propre sort que de se renseigner sur les habitudes et les goûts de sa future épouse, afin d’éviter d’éventuelles bévues.

L’accueil fut fort aimable, mais à l’exposé de sa demande, la dame - une femme approchant la trentaine, souriante et épanouie - parut légèrement désarçonnée.
Après l’hésitation initiale, elle le félicita pour l’honneur qui lui était échu et l’assura que sa sœur aînée était une samurai irréprochable, et très honorable. Naturellement, elle était ravie de pouvoir répondre à ses questions, même si elle ne l’avait pas vue depuis de nombreuses années.
- Shizue-sama, une noble samurai aussi importante que votre soeur doit déjà avoir tout ce dont elle a besoin. Y aurait-il néanmoins quelque chose qui pourrait l'égayer ?
A nouveau, il sentit un léger flottement chez son interlocutrice, puis elle répondit avec un sourire :
- Ne vous en faites pas…Je suis sûre que votre mariage se passera très bien, Asako Koui-san.
Elle hésita à nouveau, puis ajouta :
- …mais il vous faudra peut-être faire preuve de patience.
Alors qu'un serviteur le raccompagnait vers la sortie, il se demanda si ce dernier regard qu'elle lui avait jeté n'était pas de la compassion.

La capitale, district Chisei.

Les deux finalistes se tenaient face à face, sous l’oeil attentif des jurés. Celui qui l’emporterait déterminerait le sort de la Cité des Apparences.
Toshiken se tenait immobile face à son adversaire. Sa posture était assurée et élégante – la quintessence de l’enseignement de l’académie Kakita.
Intérieurement, il bouillait d’indignation.
Déjà, l’outrage impardonnable qui lui avait été fait la veille, par – entre tous les adversaires imaginables ! – une bushi Matsu, et le refus du jury de le laisser régler cette offense par le sang, l’avaient fortement irrité. Et à présent, voilà qu’il se retrouvait à affronter avec un sabre d’emprunt un rônin, un samurai sans maître dont tout indiquait qu’il avait autrefois fait partie du clan du Scorpion ! Ce dernier avait même eu l’impudence de se baptiser Kuranai, « Rouge sombre », en une claire référence aux couleurs du clan déchu.
Qu’un membre du clan banni ose se montrer en plein jour, au lieu de ramper sous terre, pis, qu’il ose ouvertement participer à un tournoi réservé à la fine fleur des duellistes de l’Empire, c’était inacceptable, un outrage à l’Ordre Céleste tel qu’il le concevait. Les rônin étaient là pour servir docilement de troupes d’assaut en cas d’affrontement, pas pour faire preuve d’indépendance, et les ex-samurai du clan du Scorpion assez inconscients pour se dévoiler ne méritaient que d’avoir leur tête au bout d’une pique. Même si l’Empereur leur avait accordé son pardon, Toshiken, comme beaucoup de membres de son clan, était d’avis que le crime blasphématoire qui avait valu au clan son bannissement était impardonnable.
Heureusement, grâce à lui, l’Ordre Céleste allait être rétabli. Il allait donner à ce rônin de malheur – Kuranai ou quelque soit son vrai nom – une leçon d’humilité dont il allait se souvenir.
Il avait bien observé la feinte avec laquelle le rônin avait désarmé hier Mirumoto Daisuke – un adversaire de valeur, un homme qu’il aurait aimé affronter. Il ne lui donnerait pas l’occasion de l’utiliser.
C’était donc empli d’une détermination vengeresse et se sentant investi d’une mission sacrée qu’il se tenait debout, prêt à déclencher les foudres du ciel sur l’impudent. Il serait l’Epée Divine qui allait rétablir la Justice.
Le rônin avait repris sa posture insolente de la veille – cette posture relâchée et sournoise, emblématique des tactiques sans honneur de son clan d’assassins.
Toshiken l’observa et eut un mince sourire, froid comme une aube d’hiver. « Rouge sombre » allait découvrir ce qu’il en coûtait d’offenser le Ciel.
Là – un infime frémissement dans l’air. L’instant était là, parfait. Il frappa.
Ki Ken Tai no Ichi. L’esprit, le sabre, le corps, unis en un seul élan. Il avait déjà visualisé l’endroit où son sabre allait blesser son adversaire quand quelque chose de blanc surgit soudain devant ses yeux. Seul ses réflexes fulgurants lui permirent d’éviter de s’empaler sur une lame qui n’aurait pas dû se trouver là.
Impossible.
Ce fut le seul commentaire que put émettre son esprit incrédule alors que son élan dévié l’amenait à dépasser son adversaire, le manquant largement. Il sentit alors la sensation de brûlure sur sa joue.
Il se retourna vers le jury, plein de furie et d’indignation. C’était impossible ! Il ne pouvait pas être plus rapide que lui ! Il ne pouvait pas…
Mais le sang qui coulait, goutte à goutte, de sa joue éraflée prouvait le contraire.
Un seul regard aux membres du jury lui confirma sa défaite. Sans un mot, le cœur empli de rage et de haine, il quitta le cercle de sable blanc. Le rônin n’avait pas bougé.
Il y eut un silence massif alors que tous réalisaient l’énormité de ce qui venait de se passer. Toshiken était un superbe duelliste, le meilleur de sa génération, même sans son sabre habituel, nul n’aurait parié un zeni sur la victoire du rônin.
Victoire qui posait un autre problème.
- J’ai remporté ce tournoi, dit calmement ce dernier aux jurés.
Ceux-ci s’entre-regardèrent.
- Vous l’avez gagné, confirma Ijimashi. Ils ne pouvaient nier l’évidence.
- En tant que vainqueur du tournoi, je réclame donc la Cité des Apparences, l’enjeu fixé par Kakita Yoshi-dono.
Nouveaux échanges de regards, et expressions embarrassées des jurés. L’un d’eux s’éclaircit la gorge. Impossible de donner la Cité des Apparences à un rônin !
- Oui, c’est bien l’enjeu qui a été fixé, mais vous comprendrez que la situation est un peu particulière…
L’homme eut un sourire narquois.
- Parce que je n’ai pas de clan, n’est-ce pas ? Très bien. Le nom sous lequel j’étais connu précédemment est celui de Bayushi Aramoro, et je clame Toshi Ranbo au nom du clan du Scorpion.
La foule ondula comme un champ de blé sous la tempête, il eut un long frémissement alors que ces mots étaient repris par de multiples bouches. Bayushi Aramoro…Le clan du Scorpion…Aramoro, bushi émérite, frère du défunt daimyo du clan du Scorpion, Bayushi Shoju. Le frère du meurtrier de l’Empereur. Il n’était donc pas mort ?
- A défaut de Toshi Ranbo, j’accepterai la restitution des terres ancestrales de mon clan, actuellement aux mains des clans de la Grue, du Lion et de la Licorne.
Nouveau silence.
- Aramoro-san, nous ne sommes pas à même de répondre à cette requête, qui dépasse largement le cadre de ce tournoi, vous le comprendrez. Qui plus est, si vous me pardonnez, vous êtes un rônin à l’heure actuelle. Comment pourriez-vous parler pour qui que ce soit ?
- Alors, j’en appelle à l’Empereur. Je souhaite implorer son pardon en mon nom, en celui de mon clan et lui demander son arbitrage.
Pour l’heure, la ville m’appartient. Vous ne pouvez m’ôter ce que j’ai gagné en combat loyal, sauf à admettre que ce tournoi était truqué. Ce qu’il n‘était pas, n’est-ce pas ?
Aramoro croisa les bras, et attendit.
Il y eut de nouveaux conciliabules. Le consensus entre les jurés fut que cette affaire les dépassait, et qu’il valait mieux la porter en haut lieu. Ils ne pouvaient par ailleurs laisser le reste de cette discussion se faire en place publique. Le scandale était déjà assez grand.
Un pavillon spécial fut monté de toute urgence, on dépêcha des messagers pour prévenir à la fois le daimyo du clan de la Grue et l’Empereur, et l’on pria les curieux de se disperser. Bayushi Aramoro fut traité avec les égards soupçonneux et la distance prudente réservés aux hôtes dont on suspecte qu’ils sont porteurs d’une maladie contagieuse à l’extrême. A bien des égards il aurait été plus commode de le faire disparaître, mais trop de gens l’avaient vu, sa victoire était publique, ainsi que la promesse de Yoshi. Ils étaient forcés de composer.

Il y eut un certain nombre d’allers retours, de conciliabules, d’émissaires à l’air affairé ; des courriers, des entretiens, des réunions, des préparations ; des envoyés, des officiers, des dignitaires, des gardes ; puis enfin l’Empereur arriva.
- Bonjour, Aramoro-san. Relevez-vous. Votre retour est…inattendu.
- Je comprends, votre Majesté. Merci de me recevoir. Je souhaitais vous voir afin de vous demander de bien vouloir m’accorder votre pardon, comme vous l’avez proposé à tous les membres du clan du Scorpion.
- Il vous est accordé. Vos prouesses martiales sont bien connues. Je ne saurais laisser le vainqueur du tournoi du sabre, et un bushi si renommé, errer sur les routes comme un simple rônin.
Néanmoins votre demande, bien que compréhensible, est difficilement recevable. Je m’interroge aussi sur les motifs de votre démarche si…inhabituelle.
- Toturi-heika. Puis-je vous parler franchement ?
Malgré tous vos efforts, la dissension règne toujours entre les clans majeurs, et le clan de la Mante continue de piller en toute impunité terres et mers. Ce serait l’intérêt du clan du Scorpion d’en profiter, et d’attendre, comme dans la fable proverbiale, de savoir qui est le vainqueur pour s’y atatquer. Mais je suis un loyal serviteur de l'Empire, je respecte votre volonté de paix, et nous, clan majeur, qui étions précédemment le bras caché de l’Empereur, ne pouvons à l’heure actuelle faire notre devoir envers vous.
Vous avez généreusement accordé votre pardon à tout samurai du clan du Scorpion qui viendrait l’implorer. Mais les préjugés des autres clans à notre égard sont tels que dès que l’un de nous se montre ouvertement, il est abattu comme un chien. De surcroît, les clans de la Licorne, du Lion et de la Grue se sont partagés nos terres ancestrales. Ils n'ont aucun intérêt à ce que cette situation change…Ce qui fait de nous des déracinés, des exilés et des exclus.
Cela signifie, votre Majesté, que vos ordres sont bafoués. Vous savez que Bayushi, comme Akodo, a servi Hantei ; mais d’autres s’arrogent le droit de juger que tel n’est pas le cas.
Je suis ici pour servir l’Empire, comme tous ceux de mon clan. Encore faut-il qu’on nous en laisse l’opportunité. Donnez-la nous, Toturi-heika. Vous savez pouvoir compter sur notre loyauté.
D'autant plus que nous n’avons des ennemis par ailleurs… ajouta-t-il mentalement.
- Tout ce que nous souhaitons, c’est avoir une terre d’asile, et de préférence nos terres ancestrales. En remportant ce tournoi, j’ai gagné loyalement la Cité des Apparences. Si nous ne pouvons revenir sur nos terres, je clamerai Toshi Ranbo au nom du clan du Scorpion.
Toturi resta pensif. La démarche était directe.
Se pouvait-il que ses ordres aient ainsi été détournés ?
Cela dit, Aramoro avait pris un risque, et non des moindres, et ses paroles avaient l’accent de la franchise – autant qu’on puisse se fier à un ancien membre du clan du Scorpion. Il se doutait aussi qu’Aramoro avait anticipé sa réaction, et l’embarras causé par la situation. Il ne souhaitait nullement s’approprier la Cité des Apparences, c’était juste une monnaie d’échange.
Mais c’était l’évidence qu’aucun des clans s’étant accaparé les riches terres du clan du Scorpion – et notamment le clan de la Licorne, de loin le plus bénéficiaire – ne souhaiterait les restituer.
Aramoro avait pris un risque important, et fait une démarche osée. Mais si ce qu’il affirmait était exact – que ses compatriotes se faisaient massacrer dès qu’ils dévoilaient leur identité – avait-il vraiment eu le choix ?
- Je vous remercie de votre franchise, Aramoro-san. Je vais y réfléchir. Dans l’intervalle, je souhaiterai vous proposer de venir à la Cour, en tant qu’ambassadeur officiel du clan du Scorpion.
La question de la restitution des terres était particulièrement épineuse, notamment vis à vis du clan Licorne. Une pareille demande demandait à être étudiée avec attention, surtout avec la plus grande partie des armées de l’Empire parties au Sud prêter main-forte au clan du Crabe. Quelle que soit la validité de sa requête, il lui fallait le faire patienter. Par contre, cela lui donnait l’occasion de résoudre le problème de Toshi Ranbo, comme il souhaitait le faire depuis longtemps.
- Je vous remercie, ô grand Empereur. Mais je suis un bushi, pas un diplomate. Permettez-moi plutôt de vous servir en cette qualité.
Toturi le dévisagea, attentif.
- En ce cas, je vous propose d’intégrer la Garde Noire, tant que le problème des terres Scorpions n’est pas résolu. Vous vous mettrez sous les ordres de Takuan-san.
- Merci de cet immense honneur, Toturi-heika, et de la confiance que vous m’accordez.
Le mot confiance n’était pas vain. En lui proposant de faire partie de sa garde rapprochée, l’Empereur lui signifiait qu’il lui faisait suffisamment confiance pour lui confier sa vie. Ce n’était pas forcément le cas de tous.


La configuration était claire à présent. C’était un kô – éternité. Les blancs pouvaient gagner le territoire, mais les noirs le reprenaient immédiatement, grâce à l’œil central. Et inversement. Ce n’était rien sur le go-ban, huit intersections, tout au plus. Mais cela suffisait à provoquer la résolution, sauf si les blancs décidaient d’ignorer le kô.
Les noirs étaient encerclés, mais là, sur cette portion de territoire, à défaut de gagner ils pouvaient ne pas perdre.


Journal de Hidemasa, vingt-huitième jour du mois du Chien.

Aujourd’hui une proclamation officielle a indiqué la conclusion du tournoi.
L’Empereur a tout d’abord fait savoir que le vainqueur du tournoi, Bayushi Aramoro, rejoindrait sa garde personnelle. Après avoir remercié le daimyo du clan de la Grue de son courage à vouloir résoudre ce problème séculaire, l’Empereur a indiqué que la cité des Apparences serait désormais sous régence de la famille Seppun.
Les choses sont allées très vite ces derniers jours.
La vie peut être semblable à une partie de go, comme le pense Aiko-sama.
Chacun met en place ses pions jusqu’à ce que les hostilités commencent. Ensuite tout s’accélère et le vainqueur est celui qui a le mieux anticipé les choses.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 02 nov. 2010, 01:37

Otosan Uchi, Délégation du clan du Phénix.

Ils étaient enfin arrivés, et Koui avait été installé dans de splendides appartements, bien trop grands pour lui, en tout cas, bien trop grands par rapport à ceux dont il avait l’habitude.
L’intendant qui le reçut lui montra également les vêtements qu’il allait porter le lendemain, des vêtements somptueux, à la complexité étudiée, fait d’étoffes luxueuses.
En les voyant, le jeune homme se sentit mal à l’aise, et pris d’une inexplicable tristesse. Ces soies chatoyantes, ces brocards empesés, cette ceinture brodée d’or…il avait déjà vu tout cela, il y a longtemps…Ou s’agissait-il des souvenirs d’un autre ?

Il fut tiré de ses réflexions par le ton incisif d’O-Tama.
- Vraiment, les usages se perdent…De mon temps, avant de proposer un habit de cérémonie, il y avait au moins une semaine d’essayage…
- Maintenant nous savons pourquoi vos efforts à la cour n’ont pas été couronnés de succès, glousse Kune. Tout ce temps passé à s’habiller et à se déshabiller…j’espère au moins que ce n’était pas perdu pour tout le monde !
- Kune-sama ! Un vénérable sensei comme vous !
- J’ai été jeune, Miko-chan, et croyez-moi, à l’époque…
Ca y est, c’était reparti, soupira Koui.
- Ces habits iront très bien, j’en suis persuadé. De toute façon, je ne dispose pas d’une semaine d’essayage.
Koui vit le regard surpris de l’intendant, et compris qu’il avait parlé à haute voix. Il lui fit un sourire aimable.
- C’est parfait, je vous remercie, conclut-il.
L’intendant s’inclina cérémonieusement et sortit de la pièce.
Heureusement qu’il était accueilli aux quartiers du clan du Phénix…Avec un peu de chance, l’intendant mettrait cela sur le compte d’une simple bizarrerie de comportement.
Pourvu qu’il évite ce genre de bévue demain.
Koui ferma les yeux. Il était fatigué. Ils le fatiguaient.

" ... important de se souvenir que l'opposition des éléments peut légèrement varier en fonction des circonstances ..."
Cela faisait des heures que Aihara sensei dissertait sur les relations avec les éléments et les interactions avec les miko kami. Tous ses jeunes élèves essayaient de rester concentrés malgré la fatigue et la faim qui commençaient à se faire sentir. L’un d’eux cependant avait plus de mal que les autres...

- Pfff... cette vision est archaïque ! Elle l'était déjà de mon temps ! rouspéta une voix chevrotante vaguement masculine.
- Et on sait que ce n'était pas hier... ricana une jeune voix féminine avec un fort accent campagnard du sud.
- Tais-toi jeune péronnelle ! Tu n'y connais rien !
- Rien ? Si je ne m'abuse, c'est pourtant bien moi qui ai permis à Akodo Notomo d'obtenir la reconnaissance de son fief par Kakita Hari grâce aux éléments de l'Air et à leurs précieux renseignements...
- Une victoire ne fait pas le général, intervint une voix sage d'un homme d'âge mûr.
- Ah vous, on ne vous a pas sonné ! rétorqua la femme.
- Je vous trouve bien malpolie aujourd'hui, ma petite fille, répondit le sage.
- ... Désolée, Tatsumoto-sama, mais cela m'assomme d'entendre le cours de Isawa Aihara sensei, sans compter les sempiternelles jérémiades de Kune-sama.
- Jérémiades ? Comment cela, des jérémiades ? s'offusqua ce dernier.
- Admettez que depuis ce matin, vous ne cessez de reprendre tout ce qu'il dit. Certes, le plus souvent à bon escient, mais il n'empêche.
- Il faut bien guider notre jeune enfant ! Malgré les enseignements d’une nullité abyssale de ce professeur de pacotille !
- Un peu de respect, Kune-sama, c'est un sensei comme vous, intervint Tatsumoto.
- Ah non, pas comme moi ! Parlez-moi de Jura-sensei qui enseigne les rituels dans cette école, ou d'Ochira qui a démontré fort élégamment les relations intrinsèques entre l'action sur un kami et la réactions futures des autres esprits du même élément lors de prières concomitantes. Là, oui, ce sont des sensei. Peut être encore un peu jeunes et inexpérimentés, surtout en comparaison de maîtres tels O-Shiaru-sama de notre famille, ou Asahina Hore -san que j'ai bien connu, sans parler des tous premiers sensei de l'Empire ! A ce propos, vous ais je dis que j'ai rencontré Isawa Kirihime-sama il y a peu ? Sa vision de ...


Si le cours de cette matinée semblait bien long et ennuyeux à la majorité des enfants, il paraissait être une interminable litanie entrecoupée d'interventions quasiment incompréhensible pour Ijiro. Les voix qui lui parlaient du plus loin qu'il se souvienne, n'avaient pas arrêté ce matin. Précisant un point, réfutant un autre, se chamaillant, se réconcilliant, ou se racontant des anecdotes dont la signification était bien difficile à comprendre pour un enfant de huit ans. Il essayait pourtant de garder son calme et sa concentration sur le discours au débit monocorde de son maître. Il avait déjà eu bien assez de remontrances ce mois-ci sans en récolter une supplémentaire en plein cours. Il ferma les yeux un instant, rien qu'un tout petit instant, et les réouvrit pour découvrir Aihara-sensei planté juste devant lui, les bras croisés.
- Alors mon jeune ami... Les cours de l'école Isawa sont-ils si mornes et faciles pour un prodige de la famille Asako, que vous puissiez dormir en classe ?
- Gomen nasai, je suis désolé sensei, répondit Ijiro en baissant les yeux.
- Le sommeil vous a-t-il été profitable ?
- Je ne dormais pas sensei, j'ai seulement fermé les yeux pour...
- Seulement fermé les yeux ? Et pourquoi je vous prie ?
- Juste...
- Plutôt que sermonner cet enfant tu ferais mieux de t'occuper de refaire ta leçon correctement.
- Et voilà, il va encore se faire remarquer...
- Par notre faute, ne pensez-vous pas ? Kune-sama ? Tatsumoto-sama ?
- Il faut bien l'aider ! répondirent-ils en cœur.

... Juste pour me reconcentrer, sensei, dit Ijiro sans pouvoir s'empêcher de grimacer en entendant la nouvelle intervention des voix.
- Te reconcentrer ? Mon cours est-il si ennuyeux ?
- Votre leçon ne l'est point, sensei.
- Peut-être est-il trop compliqué pour toi ?
- Votre cours est du niveau approprié, sensei, je n'en doute pas.
- Donc, il n'est pas trop simple non plus ?
- Il vient de te le dire ! Ne fait-il que s'écouter parler ? railla la voix chevrotante.
- Hmpfff... s'esclaffa la voix féminine.
- Hum hum, enchaîna le sage, s’éclaircissant la gorge.

- Quoi ? demanda le vieux sensei.
- Rien. Absolument rien je vous assure, sensei... répondit la jeune femme, en retenant difficilement son rire.
...
- Tu ne réponds pas ?
- Je suis désolé, sensei. Je n'ai pas entendu votre question...
Les yeux de l’honorable Aihara, sensei à l’école Isawa, s'agrandirent de surprise, avant de s'étrécir de rage.
- Tu ne m'as pas entendu ! Serais-tu sourd, mon garçon ?
- Je vous écoute, sensei.
- Mais tu ne m'entends pas !
- Et voilà en plus il s'énerve...
- Chut, murmura malgré lui l'enfant.
- ...! Chut ? Tu m'interromps à présent ?! siffla le professeur.
- Jamais de la vie, Aihara-sensei !
- Tu as bien dit "Chut", ou l'aurais-je imaginé ?
- Vous ne l'avez pas imaginé, sensei, mais cela ne s'adressait point à vous...
- Et à qui donc ? interrogea le maître courroucé en se relevant, jetant un regard à la ronde sur les autres élèves.
Ijiro savait qu'il allait s'entraîner de nouvelles moqueries, mais c'était trop tard, ne pas se justifier auprès d’Aihara-sensei serait largement pire, surtout si celui-ci restait sur son idée qu'il lui avait coupé la parole. En tremblant, il reprit :
- Aux voix, sensei. Je m'adressais aux voix...
Lorsque son maître éclata de rire, toute la classe suivit, après une petite hésitation. L'envie était plus forte que la peur d'une remontrance du professeur ; après tout, ce dernier avait déjà une cible toute désignée...

Ijiro écopa d'une punition de six jours, ainsi que du surnom de Maître des Voix par ses camarades. Surnom qu'il devait garder bien longtemps...

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 02 nov. 2010, 01:41

La Cité Interdite, le lendemain.

Dans une salle magnifiquement décorée de boiseries de bois sombres, de tentures dorées et de peintures représentant la légende des différents Kami, se tient une nombreuse assistance, surtout des membres du clan de la Grue, du Lion, du Phénix, tous superbement vêtus. Au fond, se trouve une estrade de bois sombre avec des incrustations vert jade, pourvu d’un dais doré. Tout autour de la salle se tiennent les gardes impériaux dans leur armure chamarrée, portant des lames nues.
Malgré les consignes passées par leurs mentors respectifs, Kentohime, Sunîn, Shirai et Hidemasa se sentent engoncés et mal à l’aise dans leurs kimonos de cérémonie ; mais le plus mal à l’aise est sans conteste le jeune homme assis au premier rang à gauche, à l’avant des membres du clan du Phénix, habillé d’un superbe kimono de brocard cramoisi surplombé des pompons blancs traditionnels, qui lui donnent un air vaguement ridicule. Il regarde à la dérobée la silhouette en vis à vis, assise parmi les membres du clan du Lion, mais il est impossible de distinguer quoi que ce soit sous le lourd manteau de cérémonie brodé ou le voile vermillion et or qui lui masque la figure sous sa coiffe compliquée.
Tous attendent, impassibles. Il serait inimaginable de remuer un cil, ou de faire un commentaire.

Certains des membres de l’assistance attirent cependant tous les regards. Sont présents Mirumoto Hitomi, daimyo du clan du Dragon, une femme au crâne rasé et au regard flamboyant ; à ses côtés, un petit homme discret, qui doit être d’après son emblème Tonbo Toryu, daimyo du clan de la Libellule ; Ide Tadaji, daimyo de la famille Ide ; Shiba Tsukune, daimyo du clan du Phénix, une femme aux longs cheveux noirs. Aux côtés de Hitomi se tiennent Mirumoto Daisuke et Mirumoto Hogai, deux des finalistes du tournoi.
Le clan Lion est représenté par Akodo Ginawa, un homme d’âge mûr, à la large carrure, aux traits marqués, daimyo de la famille Akodo. Hidemasa reconnaît les cheveux blancs et le visage affable d’Ikoma Sume, daimyo de la famille Ikoma , Akodo Hirotsu, yojimbo de Ginawa, un autre des finalistes du tournoi.
Le clan de la Grue est représenté par l’organisateur du tournoi, Kakita Yoshi, daimyo de la famille Kakita, un homme aux longs cheveux blancs et aux yeux clairs comme de la glace ; Doji Yasamura, l’un des finalistes du tournoi ; Kakita Asuka, Kakita Tsuruki, sont présents, ainsi que de nombreux autres samurai du clan de la Grue ; Toshiken est par contre absent.
Les plus courtisans notent que Ikoma Tsanuri, champion du clan du Lion, Matsu Ketsui, daimyo de la famille Matsu, Doji Kuwanan, champion du clan de la Grue, brillent par leur absence.
Bien qu’ils l’ignorent, les pensées des jeunes gens sont étrangement similaires. Hidemasa repasse dans son esprit les consignes données par son daimyo et par son supérieur, Ikoma Sensuke, et grave dans sa mémoire les moindres détails de la scène qu’il relatera par écrit. Kentohime se remémore ce que lui a dit sa mère, et fait de son mieux pour rester parfaitement immobile, même si elle commence à avoir des fourmis dans les jambes. Même Sunîn a l’air impressionné par la solennité du moment.
Le silence est palpable, le silence de cinq cent personnes qui se retiennent de respirer.

Puis le shoji s’écarte, il y a un immense bruissement de soie alors que l’assemblée toute entière se prosterne. Des pas résonnent, puis retentit une voix grave :
- Relevez-vous.
Ce même bruissement immense, comme le vent dans les feuilles d’une forêt.
Des gardes en noir, parmi lesquels se tient Bayushi Aramoro, se sont placés de chaque côté du dais, où est assis un homme de haute taille, au pâle visage encadré de cheveux gris. Au contraire des courtisans éclaboussés d’or qui lui font face, il est vêtu simplement d’un kimono sombre orné d’un chrysanthème blanc.
L’Empereur, entouré de la Garde Noire.
Jadis, une telle chose – poser les yeux sur le Fils du Ciel – aurait été inconcevable. Mais Toturi Ier n’est pas le Fils du Ciel, mais celui du Ciel et de la Terre. L’Empereur s’est voulu humain, il se dit être simplement le premier serviteur de l’Empire ; il a du même coup aboli certains privilèges liés au statut semi-divin de l’Empereur, ce qui a perturbé – perturbe encore – certaines factions traditionalistes de l’Empire.
Comme les perturbe la création de la fameuse Garde Noire, les gardes d’élites qui protègent Toturi et lui sont totalement dévoués, faisant fi de la vocation ancestrale de la famille Seppun de protéger la famille Impériale. Les Seppun se contentent à présent de garder le Palais Impérial, non la personne.
Mais s’il y a des doutes, ou des critiques, personne ne se hasarderait, bien sûr, à les exprimer.
Et surtout pas dans de telles circonstances.

L’Empereur prend la parole.
- Aujourd’hui, nous célébrons deux évènements. Le décès de Matsu Jinsei-san, daimyo de Kenson Gakka, qui a rejoint ses glorieux ancêtres, et le mariage de sa fille Matsu Aiko-san avec Asako Koui-san, rapprochant par de nouveaux liens le clan du Lion et le clan du Phénix, comme d’autres clans ont été rapprochés pour maintenir la paix impériale – sujet qui me tient à cœur, comme vous le savez tous.
Regard circulaire qui embrasse les Lions, les Grues, les Dragons, le daimyo de la Libellule, et l’émissaire Ide, qui ne battent pas un cil.
- Le décès de son père me donne l’opportunité d’élever Matsu Aiko-san au rang de daimyo dans les terres Ikoma, sur le domaine de la Cité de l’Honorable Sacrifice, Toshi No Meiyo Gisei, où elle pourra œuvrer au maintien de la paix au sein de l’Empire.
Nouveau regard circulaire. La silhouette voilée de rouge et d’or se lève, puis s’incline profondément. L’émissaire Ide est particulièrement impassible.
Un conseiller se penche vers l’Empereur et lui glisse quelques mots.
- Ah oui. Cela signifie que le domaine de Kenson Gakka sera désormais administré par la fille cadette de Jinsei-san, Matsu Hanako-san, actuellement taisa à la Fierté du Lion.
Une grande femme athlétique au visage arrogant et dur, habillée du noir et de l’or de la Fierté, se lève et s’incline à son tour.
- Un shugenja va à présent procéder à la cérémonie, et après la réception les mariés pourront rejoindre leur nouveau domaine. Des palanquins ont été prévus.
Il interroge du regard le conseiller, qui opine du chef.
- Parfait. Quelqu’un a-t-il quelque chose à ajouter ?
Silence. Toturi se lève.

A cet instant s’élève une voix féminine, d’abord à peine audible, puis qui prend de l’assurance et de l’intensité. C’est une femme voilée de blanc, agenouillée à l’extrême droite de l’assemblée des membres du clan du Lion.
- Votre Majesté, permettez-moi de me présenter. Je me nomme Matsu Kyoko, je suis la deuxième épouse de Matsu Jinsei-sama. En mémoire de mon défunt mari, je vous prie de m’accorder une faveur, non pour moi mais pour ma fille, Kentohime.
Regard noir de Hanako. L’Empereur fait un petit signe de la tête, lui indiquant qu’elle peut poursuivre.
- Permettez que ma fille seconde sa sœur aînée, Matsu Aiko-sama, dans ses nouvelles attributions.
Toturi jette un regard en biais sur la jeune fille dodue qui se tient à ses côtés, puis répond d’une voix ferme.
- Accordé. Autre chose ?
Nouveau silence. Ikoma Sume se lève.
- Votre Majesté, je souhaiterai présenter Ikoma Hidemasa, qui épaulera Matsu Aiko-sama dans ses nouvelles attributions.
Hidemasa se lève à son tour, et s’incline profondément.
- Parfait. Que les Fortunes vous gardent.

A nouveau tous s’inclinent, alors que l’Empereur sort de la pièce.
Apparaît alors un prêtre, qui procède à la cérémonie. Il fait venir les deux époux côte à côte, et après des prières interminables aux ancêtres, leur fait échanger la coupe de saké traditionnelle.
Koui a enfin l’opportunité de voir le visage de sa future épouse. C’est le choc. C’est une femme au visage sévère et à l’expression impassible, qui n’a franchement pas l’air commode. En plus, elle doit bien avoir deux fois son âge. Ca ne va pas être facile… pense le jeune homme. Les yeux sombres de son interlocutrice ne lui révèlent rien sur ses pensées à elle.
Puis elle rabat le voile sur son visage.

La cérémonie se termine, et un intendant annonce que la réception va prendre place dans la pièce voisine.
Il y a un bref et peu amène échange entre Akodo Ginawa et Mirumoto Hitomi. Puis les deux daimyo quittent la salle. Ide Tadaji s’est également éclipsé.
Shiba Tsukune prend Koui à part, et lui explique en quoi cette union est importante pour le clan du Phénix, et qu’elle compte sur lui ; Akodo Ginawa et Ikoma Sume s’entretiennent en parallèle avec Aiko. Puis Tsukune et Ginawa quittent à leur tour les lieux.
Hidemasa ne peut s’empêcher de noter qu’à l’exception d’Ikoma Sume, tous les autres daimyos se sont retirés peu de temps après le départ de l’Empereur…
Les cadeaux sont amenés et s’accumulent en une pile impressionnante. L’étiquette empêche d’en vérifier le contenu, mais la seule apparence extérieure des paquets laisse présager des présents somptueux.
Pendant ce temps, Koui fait connaissance de sa nouvelle famille. Akodo Inejirô vient le saluer respectueusement, puis c’est au tour de Matsu Hanako, un peu méprisante. Arrive ensuite Shiba Shizue, qu’il a déjà rencontrée, qui lui adresse chaleureusement ainsi qu’à Aiko tous ses vœux de bonheur ; puis Matsu Kentohime, hésitante mais sincère. Ses parents arrivent à leur tour, et félicitent sincèrement les mariés. Le jeune homme leur sourit d’un air rassurant ; il sait à quel point ils se sont inquiétés, et à quel point cela doit être difficile pour eux de le voir partir et quitter le clan. Mais leurs routes se séparent ici ; il va suivre son chemin, eux le leur. Adieu, Otô-sama, Oka-sama, merci pour toutes ces années où vous avez pris soin de moi…

Beaucoup d’autres viennent les saluer, mais une bonne partie de l’assistance, plutôt que de patienter en ligne, se dirige sans autres ambages vers la salle de réception et les rafraîchissements qui y sont servis.
Ikoma Sume touche légèrement le bras de Hidemasa, et avec un clin d’œil l’entraîne vers les mariés.
- Mes félicitations, Aiko-sama, Koui-sama, et mes meilleurs vœux de bonheur ! Aiko-sama, j’espère que vous ne m’en voulez pas de mon initiative, mais le jeune Hidemasa est un garçon brillant, et je me suis dit qu’être votre chroniqueur attitré serait certainement une expérience formatrice pour lui. En plus, vous vous êtes déjà croisés, il me semble, ce qui me paraît auspicieux pour une collaboration naissante ! Nul doute que la Grande Bibliothèque va s’enrichir de nouveaux récits héroïques…
Aiko remercie le volubile daimyo de la famille Ikoma, sans qu’on puisse dire à son ton si elle est heureuse ou chagrinée de cet accompagnateur imprévu.
Approchent à leur tour deux jeunes gens que Koui ne connaît pas encore, mais à son allure insolite il identifie immédiatement le deuxième comme ayant du sang Kitsu.
- Mes félicitations, Koui-san, lance le premier. Ravi de faire votre connaissance. Je m’appelle Matsu Sunîn, et je suis le neveu d’Aiko-sama.
- Tout l’honneur est pour moi, Sunîn-sama, répond Koui, avant de se tourner vers son compagnon.
Mais ce dernier ne le regarde pas, ou, plus exactement, fait comme s’il était transparent, l’ignorant complètement.
- Enchanté de faire votre connaissance, O-Tama-sama, Kune-sama…Je vous salue, Mikohime-sama, Tatusumoto-sama…Mon nom est Kitsu Shirai, et c’est un grand honneur pour moi de vous rencontrer…
Koui reste un instant muet de surprise, alors qu’avec un bel ensemble les quatre susnommés, ravis d’avoir trouvé un autre interlocuteur, se disputent la parole pour répondre à l’adolescent aux cheveux de feu.
- Ah, je commençais à me dire que ce mariage expédié était une honte, mais voici qui ravive très nettement son intérêt ! s’exclame Kune. De quelle lignée êtes-vous, jeune homme ?
- Bienvenue, Shirai-san…

Koui surprend le regard inquiet de ses parents, et fait une mimique expressive. Cette fois, il n’y est pour rien…
Son compagnon, apparemment coutumier des bizarreries du jeune Kitsu, le prend familièrement par les épaules, et lance :
- Moi aussi, je suis ravi de faire votre connaissance, mesdames, mes seigneurs…Bon, Shirai, viens par ici, je commence à avoir soif.
Et de l’entraîner sans autres formes de procès vers le buffet déjà bien entamé, où les courtisans discutent, échangent salutations, compliments, nouvelles, tout en engouffrant élégamment le saké et les amuse-gueules.
Prêt à glisser un mot d’humour sur cette dernière intervention, Koui se tourne avec un sourire vers celle qui est maintenant son épouse, et qui termine de saluer un ultime courtisan avec la même politesse impeccable et inexpressive avec laquelle elle a salué le premier.
- Eh bien, mon épouse, les circonstances de notre rencontre sont inhabituelles à plus d’un titre…plaisante-t-il. Ce jeune homme a-t-il également un lien de parenté avec vous ?
- Non. Et ne vous sentez pas obligé de me faire la conversation, nous aurons bien le temps de faire connaissance.
Elle a parlé à mi-voix, il est probablement le seul à l’avoir entendue. Mais il n’y a pas à se méprendre sur le ton employé, glacial.

A proximité, en dehors du saké Sunîn vient de repérer un autre sujet d’intérêt. La jolie petite duelliste de l’autre jour est en train de discuter avec un autre Kakita. Il s’approche, comme une abeille attirée par du nectar.
- Bonjour, Asuka-sama.
- Bonjour, Sunîn-san.
Elle se tourne vers son voisin.
- Mon cousin, permettez-moi de vous présenter Matsu Sunîn-san, que j’ai battu en duel il y a quelques jours, dit-elle de sa petite voix flûtée.
- Bonjour, Sunîn-sama. Je me nomme Kakita Tôda, fils de Kakita Kennichi et de Kakita Akiko, duelliste de l’école Kakita. Vous avez un prénom inhabituel. Si vous me le permettez, quelles sont vos origines ?
A la réponse succinte de Sunîn, Tôda se tourne vers sa voisine, et commente avec l’accent cultivé du parfait courtisan :
- C’est le premier Lion que je rencontre qui ne saisit pas l’opportunité de dérouler sa généalogie sur trois générations.
- Tiens, c’est vrai, moi aussi. Ce doit être un bâtard. Etes-vous un bâtard, Sunîn-san ? demande Asuka avec un charmant sourire.
Sunîn rit jaune.
- Très drôle.
Hidemasa intervient, secourable.
- Ah, je vois que vous n’êtes pas au courant. Ce jeune homme est le neveu de la dame dont le mariage vient d’être célébré aujourd’hui. Ce sera avec le plus grand plaisir que je vous éclairerais sur sa généalogie…? achève-t-il avec un sourire plein d’espoir.
- Merci, Ikoma-sama, ce ne sera pas nécessaire, répond Tôda un peu trop rapidement.
Il a bien repéré l’emblème des omoidasu et n’a aucune envie de subir une demi-heure de déclamations généalogiques parfaitement assommantes.
- Eh bien, Sunîn-sama, je suis ravi d’avoir fait votre connaissance. Mes meilleurs vœux de bonheur à votre tante.
Sunîn lance un regard qu’il espère plein d’une irrésistible séduction à Asuka, mais celle-ci se contente de lui faire un clin d’œil malicieux, fait un petit geste de la main et s’éloigne en compagnie de son voisin. Peut-être aura-t-il sa chance un peu plus tard, quand elle se sera débarrassée de ce bellâtre de cousin…

Momentanément oublié par Sunîn, Shirai est revenu dans la salle où s’est déroulée la cérémonie, envahi par un tenace sentiment de malaise. Il s’arrête devant l’estrade, et se met à trembler.
- Tout…tout ce sang…murmure-t-il.
Puis il a un sursaut, et recule avec un geste d’effroi.
- Attendez…Non, ne faites pas ça !
Son étrange comportement attire l’attention des gardes, toujours postés dans la salle. Quelques instants plus tard arrive Sume, qu’on vient de prévenir.
- Kitsu Shirai-san, c’est bien votre nom, n’est-ce pas ? Venez avec moi, dit-il en l’écartant avec douceur et fermeté de l’estrade.
- Ce n’est rien, il a juste besoin de calme pour méditer, lance-t-il à la cantonnade, avant de confier le jeune homme hébété à deux gardes, donnant à un autre un ordre à voix basse. Quelle idée, aussi, d’emmener dans cet endroit quelqu’un d’aussi impressionnable…

Au bout d’une heure et demie, un intendant s’approche respectueusement des époux et annonce à Aiko que les palanquins attendent son bon plaisir, ainsi que l’escorte d’honneur. Kentohime et Hidemasa échangent un regard : Déjà ?
Sunîn coule un regard d’envie en direction de la jolie Asuka…Mais elle est toujours en train de discuter avec le bellâtre. S’il reste, il a ses chances, il en est persuadé. Peut-être pas aujourd’hui, mais demain, sûrement.
D’un autre côté, son destin l’attend, là-bas, il le sait, il le sent. Aujourd’hui, il a rencontré l’Empereur, demain, il reviendra, après maints exploits héroïques, pour recevoir ses félicitations en personne.
Sa décision est prise. Ce sera difficile pour Asuka, mais parfois, la destinée impose des choix difficiles. La gloire l’attend, il n’y a plus à tergiverser.
Il descend les escaliers quatre à quatre, et rejoint l’escorte en train de se constituer dans la cour. Au regard interrogateur d’un des officiers, il répond en déclinant impérieusement son nom et sa qualité de neveu du nouveau daimyo, et s’intègre au convoi sans autre problème.
Quand il sera un héros, ses exploits lui parviendront aux oreilles, et elle pensera à lui, avec admiration, et un peu de regret…

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 06 nov. 2010, 22:01

III – La Cité de l’Honorable Sacrifice

Prologue

Le château se dresse au loin, aveuglant de splendeur sous le soleil au zénith, et la route poudrée d’or en est le chemin royal, brillant et rectiligne comme les rayons d’un astre divin.
Je marche sur cette route semée d’éclats brillants et de pétales de fleurs ; l’air est tiède, embaumé ; le ciel est tendu d’un azur si clair qu’il en est presque blanc.
Encore que je ne marche pas vraiment, en fait : je flotte au-dessus de la route en direction de l’horizon aveuglant, sans effort, comme une feuille glisse à la surface d’un fleuve, ou des vagues de la mer, portée par le courant. Je perçois comme une vibration sourde, une résonance de gong, que je ressens plus que je n’entends, le point d’orgue de cet univers glorieux.
Je me laisse porter, et le paysage change. La route est droite, mais chaque crête révèle des successions de vallées secrètes, boisées et riantes ; celle-ci m’amène dans un champ de fleurs, coquelicots, bleuets, graminées, herbes folles. Je suis émerveillé par le foisonnement et la vitalité des couleurs, la splendeur de ce tapis végétal bariolé qui ondule doucement, animé par la brise. Au-dessus des fleurs volètent de petits papillons blancs. La vibration est plus forte maintenant, une note grave, profonde, mais où se glissent d’autres sons, en une architecture accoustique devinée plus que perçue. Pourtant je sens, progressivement, dans toute cette beauté arriver une dissonance.
Un des petits papillons blancs, voletant en arcs irréguliers, arrive à proximité de moi, et après quelques battements d’ailes, se pose sur ma main. Ses antennes chatouillent ma peau. L’intérieur de ses ailes est d’un noir uni, un noir de velours, hypnotique et profond comme la nuit.
Le ciel se couvre soudain, le champ de fleurs ondule sous l’effet d’une brusque bourrasque ; pétales et feuilles s’envolent, ils écrivent des mots éphémères sur le ciel sombre, que je n’ai pas le temps de déchiffrer avant qu’ils ne disparaissent à nouveau. Un sentiment poignant et incompréhensible me saisit, alors que la vibration déchire le tableau idyllique en échardes sombres et dissonantes. Le ciel est noir, toute couleur a déserté le paysage ; le château lumineux à l’horizon a disparu, effacé d’un coup par les nuées ténébreuses de la tempête qui approche. Des pétales de coquelicot s’envolent, ils ont la couleur du sang séché.
- Attendez ! Attendez ! crié-je au ciel hostile, ma voix mêlée au vent qui hurle de plus en plus fort. Un sentiment déchirant me laboure le cœur. J’ai perdu quelque chose, quelque chose d’infiniment précieux, et je cherche à le retrouver, désespérément...

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 06 nov. 2010, 22:03

Auberge de l’Hommage sincère, plaines du nord du clan du Lion, quelques jours plus tard.

- Le porche, et les colonnes, sont couverts de traces noires. A l’intérieur du sanctuaire, il y a eu d’autres dégâts – l’autel, des stèles, des vases. Ca va prendre au moins quinze jours aux moines pour tout remettre en état.
Sunîn rentre les épaules sous son sourire figé. Cette calme énumération est bien pire qu’une remontrance.
- Si nous étions sur les terres du clan de la Grue, c’est le type d’incident qui pourrait déclencher une guerre.
- Hai, sensei.
- Sans parler du sacrilège. Il y a de quoi s’attirer la colère des Fortunes.
- Hai, sensei.
- Je ne veux même pas savoir pourquoi tu as pris cette initiative saugrenue.
Sunîn se courbe un peu plus. Pourtant, au départ, cela lui avait paru une bonne idée…

Quelques heures plus tôt, au milieu de la nuit.

- Mets-toi ici, Kento-chan. Tu vas voir, c’est une surprise.
La jeune fille, intriguée, accepte en souriant. Son cousin a un air mystérieux à souhait.
Avec la mine d’un conspirateur, Sunîn s’approche du petit sanctuaire.
Cela fait trois jours qu’ils ont quitté la capitale. L’escorte d’honneur les a accompagnés jusqu’à l’enceinte extérieure, pour être remplacée par une troupe plus modeste, mais peut-être plus aguerrie. Les arrêts précédents se sont faits dans des auberges ou des maisons de thé huppées, c’est la première occasion favorable d’utiliser les ‘feux du dragon’ acquis à prix d’or dans une boutique spécialisée de la capitale. Et d’impressionner sa jolie cousine…
Le petit temple aux murs blancs, serti dans le jardin tel un joyau sans tache dans le jardin zen entouré de pins centenaires, est un cadre idyllique - et idéal - pour son entreprise. Ca va être magnifique.
Il a fixé les tubes à feu, les ‘gueules de dragon’ et les ‘lances étincelantes’, tout autour du porche de l’entrée, réunissant les mèches en un seul faisceau. Dans sa province reculée, Kentohime n’a certainement jamais vu ça. Ca devrait lui laisser un souvenir impérissable…
Sunîn arrive près du porche, qui luit doucement sous la lune. Il s’approche, bat son briquet, enflamme la mèche, puis s’écarte à toutes jambes pour rejoindre sa cousine.
Quelques instants s’écoulent. Rien. La mèche se serait-elle éteinte ?
Il se lève, et à cet instant les explosions commencent.
Les feux d’artifice explosent, en un capharnaüm étourdissant de lumières colorées et de bruit, éclaboussant le porche de fulgurances multicolores. Les gueules de dragon crachent des flots d’étincelles et de fumées. Les lances étincelantes, mal fixées, au lieu de s’élancer vers le ciel jaillissent dans toutes les directions. L’une d’elle s’engouffre par la porte entrouverte du sanctuaire, où elle explose dans un fracas de fin du monde.
Passée la surprise initiale, Kentohime est prise d’un rire inextinguible, tant à cause du chaos ambiant que de la mine défaite de son cousin.

- Par ici ! Ne les laissez pas s’échapper ! aboie une voix virile.
Déboule alors au petit trot une troupe de moines combattants et d’ashigaru à la mine féroce, armés de lances, qui foncent tout droit vers le petit temple, et scrutent les ténèbres à la recherche des assaillants qui ont osé s’en prendre au sanctuaire sacré de Makoto.
Les deux jeunes gens s’aplatissent sur le sol, et Kentohime fait de son mieux pour réfréner son fou-rire.
Alertée également par le vacarme, leur propre escorte arrive à cet instant, sabres au clair. Il s’en faut de peu que cela ne dégénère en altercation. Heureusement, le chef de l’escorte reconnaît la milice du temple, et après un bref échange ils se mettent de concert à la recherche des assaillants.
Ce bref intermède a permis à Kentohime et à Sunîn de s’éclipser, et de regagner leurs logements en catimini.
- Pour une surprise, c’était une surprise…commente Kentohime, le fou-rire menaçant de la gagner à nouveau.
- Chut…pas si fort…grimace Sunîn.
Mais c’est déjà trop tard.

Le reste du trajet devait se passer sans encombre, hormis quelques légers détails…
- On m’a dit que vous étiez un grand héros…murmure craintivement l’un des ashigaru auxquels Sunîn s’est joint pour une partie de dés.
Ce dernier se rengorge, et s’apprête à le régaler d’un des récits imagés dont il a la spécialité. Mais au lieu de ça, à sa grande surprise il s’entend répondre :
- Pas vraiment. J’aimerais bien, mais ce n’est pas encore le cas.
- Ah ? Pourtant, on m’a aussi dit que vous aviez participé au tournoi de sabre…
- Oui, j’ai participé, et j’ai été…
Sunîn se met la main devant la bouche. Il a failli dire « éliminé au premier tour ». Ce n’était pas du tout, mais vraiment pas du tout, ce qu’il avait l’intention de dire.
- Pardonnez-moi, finit-il lamentablement, il vaut mieux que j’aille me coucher…
Les ashigaru le regardent partir, perplexes.
Sunîn se réfugie, plutôt penaud, dans sa couverture. Depuis le début de la journée, sa langue lui joue des tours, sans qu’il comprenne vraiment comment.
Puis il réalise. Makoto, la Sincérité. La Fortune s’était bien vengée.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 13 nov. 2010, 00:58

Un peu plus à l’ouest, à la Cité de l’Honorable Sacrifice.

Deux jours.
Le message lui était parvenu par la voie habituelle. Il était authentique, Kotaro n’avait aucun doute là-dessus, mais son contenu continuait à lui tourner dans la tête.
Il avait l’habitude qu’on ne lui dise que le strict nécessaire. Cela ne le dérangeait guère. D’habitude, en savoir plus n’était pas non plus nécessaire. En dehors de la discrétion imposée, ce qu’on ne lui disait pas, il le devinait aisément .
Dans le message, certaines choses étaient limpides. La surveillance en doublé d’une cible était un classique, avec d’un côté le rapport officiel effectué par le naïf de service, de l’autre le suivi professionnel, pour repérer tout ce qui aurait pu échapper à ce dernier et surtout les manœuvres dont le naïf pourrait faire l’objet.
Mais d’autres étaient beaucoup plus surprenantes.
Cela faisait déjà plusieurs semaines qu’il préparait sa mission actuelle.
Pourquoi lui demander de l’abandonner pour surveiller un éminent membre du clan du Lion, alors que sa mission était importante, les ressources limitées et l’affrontement, inéluctable ?
Kotaro eut un sourire froid, vaguement sinistre, qui fit frissonner la fille de salle qui s’approchait pour le resservir.
Les consignes, en tout cas, étaient claires.
Il lui restait deux jours pour faire la mise en place. Deux jours avant l’arrivée de l’escorte de Matsu Aiko.


Journal de Hidemasa, dixième jour du mois du Sanglier.

Maintenant débute un nouveau chapitre de ma vie. Période ô combien exaltante, mais aussi un peu angoissante ! Je veux me montrer digne de la confiance de mes sensei et de mes ancêtres, tel est l’enjeu, et il n’est pas des moindres.

Nous venons d’arriver à Toshi no Meiyo Gisei, au terme de plusieurs jours de voyage. Après la splendeur hors normes de la capitale, la cité fait figure de bourgade. Située tout à l’ouest du territoire Ikoma, c’est une ville animée et commerçante, où se mêle une foule bigarrée : les samurai et les marchands du clan du Lion côtoient les caravaniers du clan de la Licorne venus de l’Ouest, les rônin de la ville franche de la Grenouille Riche, de l’autre côté de la rivière des Lucioles, et des samurai du clan du Dragon venus du Nord. La ville elle-même est un labyrinthe d’échoppes, d’étals, de maisons de thé qui prospèrent grâce au commerce florissant. La milice est néanmoins bien présente, et contrôle les papiers de voyage, surtout des ressortissants du clan de la Licorne, à ce que j’ai pu voir. Rien d’étonnant avec les tensions frontalières. A quelques li d’ici, de l’autre côté de la rivière toute proche, se trouvent les terres du clan de la Licorne.

En raison de notre départ précipité de la capitale, je n’ai pas eu le temps de faire des recherches sur notre destination. Mais j’ai profité du trajet pour glaner quelques renseignements.
Toshi no Meiyo Gisei, la cité de l’honorable sacrifice, a toujours été un carrefour commercial entre les clans du Lion, de la Licorne, et précédemment du Scorpion. La ville abrite le sanctuaire de l’Honneur, Meiyo jinja, et l’école d’omoidasu qui porte le même nom que la cité, et qui est presque aussi réputée que celle de Kyuden Ikoma où j’ai fait mes études. Malgré ces deux derniers centres d’intérêt, la ville a une réputation un peu trouble, qui lui ont valu le surnom peu reluisant de « Cité de l’honneur sacrifié ».
La ville est gouvernée depuis de nombreuses années par le gouverneur Ikoma Chuzen, qui a réussi l’exploit de maintenir la prospérité de la ville et sa propre position au travers de tous les bouleversements de ces dix dernières années, ce qui démontre une remarquable habileté politique. Il est assisté d’une milice disciplinée et bien organisée, comme j’ai pu le constater à notre entrée dans la ville.
L’accueil du gouverneur ce soir était digne d’éloges. Tous les serviteurs se tenaient à l’entrée du palais, des fleurs fraiches et des nattes de bambou jonchaient le chemin entre le portail de la cour et celle de la demeure, la cour était illuminée de lanternes à la chaude lueur ; Ikoma Chuzen lui-même était là, son karo à côté de lui, à nous attendre, et nous a souhaité la bienvenue avec une grande cordialité.
Physiquement, Ikoma Chuzen est un homme d’âge mûr, d’un certain embonpoint, habillé avec recherche, au sourire cordial et aux manières affables ; mais cette description ne rend pas justice à l’indéniable charisme ni à la maestria diplomatique de l’homme. A le voir et à l’entendre, je comprends comment il a pu rester aussi longtemps à la tête de la ville.
Son karo, Ikoma Denzaemon, atteint par contraste des sommets d’insignifiance. Même le yojimbo du gouverneur, un homme discret du nom d’Uso, semble avoir plus de personnalité. Denzaemon est un jeune fonctionnaire falot et effacé, comme il y en a des milliers dans l’Empire, bien qu’il semble assez compétent et efficace, si on en juge par l’organisation impeccable du Palais.
J’ai craint un instant que nous n’ayons à essuyer un discours interminable, mais tout au contraire, l’accueil du gouverneur a été bref et chaleureux, et il l’a conclu en disant que pour des voyageurs fatigués, la meilleure preuve d’hospitalité était un bain chaud, un bon repas et pas trop de palabres, ce qui a recueilli des sourires et l’assentiment général.
Kentohime, Sunîn et moi sommes logés dans l’aile réservée aux invités. Aiko-sama et Koui-sama sont installés dans le Pavillon d’Eté, un petit bâtiment aux proportions parfaites situé au cœur des jardins du Palais.
Je n’ai pas eu beaucoup l’occasion de discuter avec Koui-sama pendant le trajet, mais il paraît intelligent et aimable. Quand je pense aux changements que je vis en ce moment, je me dis qu’il doit être désemparé, avec un tel bouleversement de son existence.
Mais ce sont là des supputations oisives, et certainement injustifiées. Bien qu’il ne soit pas né dans notre clan, Koui-sama est un samurai, et en tant que tel il doit certainement faire abstraction de ses états d’âmes, et se concentrer sur son devoir.

Se concentrer, Koui l’aurait bien aimé.
Après que tout le monde se soit lavé, changé et restauré, le gouverneur les avait, sa nouvelle épouse et lui, en personne raccompagné au petit pavillon central, en leur souhaitant ses meilleurs vœux de bonheur.
Dès que la porte s’était refermée, et tout le temps qu’il se changeait, ils n’avaient pas arrêté.
- Moi, lors de ma nuit de noces, je peux te dire que j’ai tout fait pour lui en mettre plein la vue…et ça a marché ! La nuit d’après, elle en redemandait !
- Allons, Kune-sama, il n’a pas affaire à une jeune fille mal dégrossie sortant de sa campagne…
- Mais elle ne venait pas de la campagne ! Tout au contraire, elle avait eu la meilleure éducation ! Elle venait d’une excellente lignée !
- Ce n’est pas la question…
- De plus, une femme n’est pas un château qu’il s’agit de conquérir par la force brute, intervint la voix cultivée d’O-Tama. Il faut parvenir à retenir son attention par des petits cadeaux, des prévenances, la courtiser, la charmer, la séduire…
- Et puis, elle a des problèmes de santé. Il faut peut-être lui demander s’il y a des précautions à prendre ? s’enquit Mikohime, pleine de sollicitude.
- Peuh ! Les Matsu, c’est du solide ! Tenez, je me souviens…
- A vouloir trop bien faire, on crée des catastrophes…
- Oh, Tatsumoto-san, si on vous écoutait, on ne ferait jamais rien ! Ecoute, petit, voilà ce que tu vas faire…
- Assez ! s’écria Koui.
C’était insupportable, ils le rendaient fou.
A cet instant, il y eut un bruissement de tissu, et le shoji se referma.
- Vous disiez ?
Koui sourit aimablement à l’étrangère à l’expression impénétrable qui venait de rentrer dans la pièce, et qu’il voyait à visage découvert pour la deuxième fois seulement. Comme lui, elle portait un kimono d’intérieur sepia et ocre rouge, brodé au fil d’or à l’emblème du clan du du Lion, présent du gouverneur. Sa longue chevelure, débarrassée du chignon compliqué, était nouée bas sur la nuque.
- Rien d’important. Comment vous sentez-vous, mon épouse ?
Elle lui jeta un coup d’œil incisif, et entama sans autre préambule.
- Mettons les choses au point tout de suite.
Koui-san, vous n’avez pas souhaité être ici, moi non plus. De plus, c’est la deuxième fois que je subis ce genre de farce, c’est deux fois de trop. Surtout avec un gamin incapable de tenir un sabre et à peine sorti du gempukku.
Soyons clairs, votre présence ici n’a aucun intérêt autre que diplomatique.
Alors tout ce que j’attends de vous, c’est que vous sachiez tenir votre rang, et que vous ne vous mettiez pas en travers de mon chemin.
Sur ce, mon…époux, il y a une petite salle à côté, où vous pourrez poser vos affaires. Je vous souhaite une bonne nuit.
Koui retint sa respiration, et répondit posément.
- Cet – arrangement – me convient parfaitement, mon épouse. Je vous souhaite également une bonne nuit. Si jamais vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à m’appeler, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit.
Elle eut un petit reniflement d’impatience.
- Cela ne devrait pas être nécessaire.
Le jeune homme s’inclina, sortit, et se prépara mentalement à fermer son esprit aux quolibets, conseils bien intentionnés et commentaires divers qui allaient suivre. Cette nuit encore, ses exercices de méditation lui seraient bien utiles pour trouver le sommeil.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 11 juil. 2011, 19:57

Journal de Hidemasa, onzième jour du mois du Sanglier.

Malgré l’excellent accueil du gouverneur, et le confort des appartements qui m’ont été attribués, j’ai encore passé une mauvaise nuit, et mon réveil m’a laissé avec un sentiment d’impuissance et de regret.
J’étais à nouveau dans le théâtre. La scène était noyée dans l'obscurité.
Il y avait trois masques posés sur le sol : le masque du jeune homme ; celui de la sorcière ; celui de la jeune fille.
Alors que je les regardais, ceux du jeune homme et de la sorcière s'élevèrent soudain dans l'air. Le masque du jeune homme approcha, puis recula devant les mouvements menaçants de celui de la sorcière. Le masque de la jeune fille s’envola, s'interposant entre les deux, puis retomba brutalement à terre. Celui du jeune homme surgit alors vers celui de la sorcière, qu'il fit reculer à son tour. Puis les deux masques se posèrent doucement à terre, de chaque côté de celui de la jeune fille.
Dans le théâtre désert, les trois masques me regardaient de leurs yeux vides, attendant - quelque chose. Sans que je sache quoi.
Je restais là, incapable, sans rien faire.
S’il s’agissait là d’un message de mes ancêtres, ou des Fortunes, j’ai failli à le déchiffrer.

Un peu plus haut, à Meiyo Jinja, sanctuaire de l’Honneur.

Par la porte entrouverte, filtrait un jour pâle, qui jetait une lumière grise sur l’intérieur du sanctuaire. Comme tous les matins, Kwai ôta ses sandales, se prosterna, puis après une courte prière se mit à vaquer à ses occupations habituelles de nettoyage du sanctuaire. La température était fraîche, mais il avait l’habitude.
En passant devant la statue de la samurai inconnue, il secoua la tête. A nouveau, les fleurs qu’il avait mises dans le vase avaient été éparpillées, et les pétales jonchaient le sol.
Le vieux moine lissa son crâne de la main. Il éprouvait une inexplicable tendresse pour ce lieu qui était sa charge, et plus encore pour la statue mutilée et anonyme, si décriée que son nom même avait disparu.
Certaines nuits, il y avait aux alentours des pleurs et des gémissements. Certains disaient avoir vu une forme pâle errer dans les bois alentours. Et puis il y avait les fleurs renversées, quel que soit le soin apporté à caler vase et bouquet.
Kwai ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle était triste.

Quelque part au sud de la ville, quartier flottant.

Kotaro était perplexe. Un deuxième message, à peine quarante-huit heures après le précédent. Cela dénotait un flottement notable chez ses supérieurs.
« Dans l'entourage de la cible se trouve un jeune homme, Matsu Sunîn. Sa présence n'était pas prévue. Or il se trouve qu’il a les faveurs de quelqu'un de très haut placé, et il serait bon d'éviter qu'il lui arrive quoi que ce soit de dommageable. En toute discrétion, cela va de soi. S. »
En d'autres termes, je suis censé le protéger, y compris au péril de ma vie si besoin est, mais sans rien en laisser paraître, et tout en continuant de surveiller l’autre. Pratique. Et si chacun part de son côté, que suis-je censé faire ? avait silencieusement maugréé Kotaro, avant de répondre à sa propre question par un haussement d’épaules.
Comme d’habitude, il ne pouvait compter que sur lui-même. Rien de nouveau sous le soleil.

Au Palais du gouverneur.

- Avez-vous bien dormi ? demanda leur hôte avec affabilité.
- Parfaitement, je vous remercie, répondit posément Aiko, aussi impassible qu’à l’ordinaire. Si certains espéraient de l’embarras ou des détails croustillants, ils en étaient pour leurs frais.
- J’en suis ravi. Ce petit pavillon est modeste mais agréable, surtout à la belle saison, quand on peut profiter du jardin, et à l’écart des allées et venues. Il avait été délaissé par mon prédécesseur, je l’ai fait réhabiliter en améliorant le confort et l’isolation. Vous n’avez pas eu froid, j’espère ?
- Non, pas du tout, je vous remercie de votre sollicitude.
- Tant mieux, je m’en serai voulu. Ah, voici le thé !
Tandis qu’un serviteur silencieux leur servait un thé fumant dans de fines tasses de porcelaine, Hidemasa regarda avec curiosité son entourage. Le Palais était bien aménagé – fastueusement, même, s’il le comparait à une forteresse comme Shiro Matsu. Ikoma Chuzen vivait bien. Mais, au contraire d’une place forte comme Shiro Matsu, la Cité de l’Honorable Sacrifice avait prospéré ces dix dernières années. Elle n’avait jamais été dévastée par la guerre, jamais été mise à sac par l’ennemi.
Comme s’il avait deviné ses pensées, le gouverneur enchaîna :
- Vous connaissez très certainement l’histoire de cette région…mais connaissez-vous celle de la cité de la Grenouille Riche, qui se trouve à quelques lieues d’ici, de l’autre côté du bras du fleuve ? Cette ville est une bizarrerie – une ville franche gouvernée par des rônin, qui se trouve actuellement sous protectorat Dragon. Elle a été fondée il y a une cinquantaine d’années, par une bande de mercenaires, mécontents de leur traitement…
Tandis que le gouverneur, avec un art consommé, relatait les diverses péripéties qui avaient donné naissance à la cité de la Grenouille Riche, les pensées de Koui dérivaient, et pour cause.
- Pfff…Avec un bavard comme ça, tu n’es pas prêt d’en placer une ! rouspéta le vieux sensei.
- Moi, je trouve cela plutôt intéressant, commenta Mikohime.
- Oui, mais ça ne fait pas avancer les choses…
- Allons, interrompit la voix cultivée d’O-Tama, un peu de patience, s’il vous plait. Pour une fois que les choses se déroulent selon les convenances…
- Ah oui, les convenances, on a vu ça la nuit dernière ! Petit, il va falloir que tu fasses quelque chose la nuit prochaine. Chez les Matsu, ce sont peut-être les femmes qui portent la culotte, mais il faut que tu lui expliques que tu es d’une autre trempe !
- Il a fait ce qu’il a pu ! Vous croyez qu’il avait le choix ?
- Non, Kune-sama a raison, intervint la voix pondérée de Tatsumoto. Il faut qu’il s’affirme. C’est son mari, il a des devoirs et surtout des droits, il serait bon qu’elle l’ait à l’esprit.
- Vous ne vous êtes jamais marié ! Que savez-vous de ces questions-là ?

Koui grimaça. Ca y est, c’était reparti.
- Ce thé est un peu amer, peut-être ? s’enquit le gouverneur avec sollicitude.
- Non, il est parfait, je vous remercie. J’ai avalé de travers, s’excusa le jeune homme.
- Votre accueil est en tout point digne d’éloges, enchaîna Aiko, et je ne manquerai pas de le signaler à qui de droit, Chuzen-sama. Sinon, vous n’êtes pas sans savoir la raison qui nous amène ici ?
Le gouverneur eut un ample mouvement de manche. Ces Matsu, si directs…
- Naturellement, Aiko-sama. Mais ne gâchons pas une si belle matinée à parler de politique. Je ne voudrais pas que vous gardiez une pauvre image de l’hospitalité de cette cité ! Et laissez aussi à un vieil homme le loisir de profiter d’une si brillante compagnie…Ce n’est pas tous les jours que j’ai l’occasion d’accueillir ici la fine fleur des Terres du Lion ! Votre entourage vous fait honneur, Aiko-sama.
Il sourit affablement à Kentohime.
- D’où êtes-vous originaire, jeune fille ?
- Je suis née au château de l’Humilité, province de Shiro Matsu. Je suis la soeur de dame Aiko. Nous avons le même père, Matsu Jinsei-dono. Comme vous le savez peut-être, il s’est éteint il y a peu, poursuivit courageusement Kentohime. Ma mère, Matsu Kyoko, est née dans la famille Ikoma.
- Mes plus sincères condoléances pour votre perte…le nom de Matsu Jinsei-dono était honorablement connu, même dans ces terres éloignées. Je me souviens très bien de votre mère, une jeune femme brillante, et une diplomate accomplie. Nul doute qu’avec de tels parents, vous ne pouvez qu’exceller dans tous les domaines – vous avez déjà hérité de sa beauté.
Il inclina le chef, avec une telle politesse qu’on ne pouvait s’en offusquer, et un sourire complice où se mêlait la bonhomie et une admiration flatteuse. Ah, s’il avait été plus jeune...
- Si je peux me permettre, avez-vous suivi la voie de votre père, ou celle de votre mère, Kentohime-san ?
- J’ai suivi les enseignements de Shiro Matsu.
- Et vous-même, Sunîn-san ?
- Je viens du Château de la Voie du Sabre ! Je suis le neveu et l’élève d’Aiko-sama.
- Et vous êtes courageusement venu la seconder…Noble attitude, qui crédite l’enseignement que vous avez reçu ! E je suppose que vous maniez ce sabre avec la redoutable précision de votre école…
Sunîn commença à se rengorger, mais quelque chose – peut-être le souvenir cuisant de l’épisode au sanctuaire de Makoto, ou la pression invisible du regard de sa tante – le retint dans son élan.
- Je fais de mon mieux, Chuzen-sama. Mais il me reste beaucoup à apprendre, conclut-il avec une modestie très inhabituelle chez lui.
- Très bien, très bien…Et votre noble époux, Aiko-sama, de quelle famille est-il originaire ?
Aiko eut un petit signe du menton. Ce qui pouvait, décida Koui, être une invitation à répondre lui-même à la question, ou l’expression du peu de cas qu’elle faisait de lui. Peu importait, il ferait son devoir, avec ou sans son assistance.
- Je suis originaire de la famille Asako, Chuzen-sama.
Prévenant la question qui allait nécessairement suivre, il ajouta :
- J’ai suivi l’enseignement Isawa.
- Excellent…commenta le gouverneur, l’air quelque peu absent. Et donc cette union s’est faite sous les auspices impériales ?
- Tout à fait, coupa Aiko, un peu plus sèchement que ne l’aurait voulu l’étiquette. Elle n’avait aucune envie de s’étendre sur le sujet.
Le gouverneur lui lança un regard sagace.
- L’Empereur a fait, au clan et à vous-même, un immense honneur, Aiko-sama. Il est rarissime que le clan du Phénix accepte qu’un de ses adeptes rejoigne un autre clan.
- L’Empereur attache une grande importance à la paix impériale, souligna calmement son interlocutrice.
- Certes…Je me souviens d’un autre cas, sous le règne de l’Empereur Hantei XXXII…
Chuzen enchaîna avec aisance sur l’anecdote historique, puis sur les vertus des alliances inter-clan, faisant diversion avec un art consommé, et questionnant au passage Sunîn et Kentohime sur leurs propres projets matrimoniaux, avant de leur demander leurs impressions du mariage de leur parente.
- Mais je parle, je parle, et je laisse mes invités mourir de faim ! s’exclama-t-il.
Il frappa dans ses mains, puis se tourna vers Kentohime.
- Aimez-vous le théâtre, Kentohime-san ?
- Bien sûr, Chuzen-sama.
- La troupe de l’Eventail de Nacre est de passage dans la ville. Vous plairait-il d’assister à l’une de leurs représentations ? J’ai pris la liberté de les solliciter pour une représentation privée cet après-midi.
- Vous nous faites trop d’honneur, Chuzen-sama.
Se penchant vers Aiko :
- Leur théâtre Nô est très réputé…J’ai eu toutes les peines du monde à les convaincre de venir ! J’espère que le spectacle vous procurera quelque agrément.
A Kentohime :
- Eh bien, c’est entendu ! Après le déjeuner, nous pourrons élever nos esprits en admirant leur art.
A cet instant la cloison coulissa, et une petite cohorte de servantes, les bras chargés de plats fumants, pénétra dans la pièce et se mit en demeure de disposer devant eux des mets tous plus appétissants les uns que les autres.
Après le déjeuner vint le spectacle, après le spectacle la visite des écuries – parmi les mieux fournies des Terres du Lion ! avait annoncé Chuzen, sans mentir – puis une promenade. Ce n’est qu’à ce moment-là que leur hôte infatigable donna quartier libre à ses invités, à l’exception d’Aiko et de Koui.
- Il faut bien que jeunesse se passe ! rit le gouverneur en voyant s’égailler Sunîn, Kentohime et Hidemasa. Le quartier marchand est très pittoresque, je suis sûr qu’ils trouveront à s’occuper.
Koui pensait que les discussions sérieuses allaient enfin commencer. Ce ne fut pas tout à fait le cas.
La conversation se fit plus sérieuse, en effet. Mais loin de la passation de pouvoir pragmatique à laquelle il s’attendait, il y eut un échange de vues sur divers sujets – économiques, politiques, idéologiques. La conversation restait aimable et policée, mais Koui sentait bien derrière toute la subtilité empoisonnée de la Cour – les questions insidieuses, les remarques faussement anodines, les compliments hypocrites, les diversions, les pièges cachant d’autres pièges. Ce n’était pas des attaques, plutôt une reconnaissance habile destinée à tâter le terrain et à évaluer la force de l’adversaire. A cet art redoutable le gouverneur était passé maître.
Toute cette approche était habillée d’une conversation brillante et même passionnante. Leur hôte était cultivé, et d’une rare érudition. Mais à chaque fois qu’Aiko tentait, directement ou indirectement, de mettre sur le tapis la question de sa mission présente, le gouverneur l’éludait adroitement. Rien ne pressait, et il n’avait pas tous les jours le plaisir de converser avec des interlocuteurs de leur niveau. A ce stade, insister davantage aurait contrevenu aux règles de l’étiquette.
Koui était largement exclu de l’échange, ce qui lui convenait fort bien. Il ne pouvait néanmoins faire complètement abstraction, car de temps à autre le gouverneur relançait la conversation sur des sujets le concernant, ou sollicitait son avis éclairé sur une question philosophique, théologique ou historique ; et il lui fallait bien répondre.
L’après-midi était bien avancée quand le gouverneur les raccompagna enfin au Pavillon d’Eté.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 13 juil. 2011, 17:37

Taverne du Lièvre de la Lune, au même moment.

- Les jeux sont faits…Les paris sont terminés…Rien ne va plus…martela rituellement l‘homme tatoué au torse bandé de blanc, avant de soulever le cornet usé de la table de bois noirci.
- Et c’est…pair !
De chaque côté de la table s’élevèrent des cris, des rires, des jurons et des lamentations.
L’homme débraillé et hirsute assis au bout de la table exulta. Sa mise, déjà substantielle, venait d’être doublée. Il était à présent à la tête d’une somme rondelette, de quoi aller faire la fête à la maison de la Rosée matinale et apaiser momentanément ses créanciers.
Devait-il s’arrêter en si bon chemin ? Les Fortunes lui souriaient ce soir…non, s’arrêter aurait été un manque de confiance, pis, leur faire défaut. En plus, il avait bien observé la technique du lanceur, et se sentait raisonnablement sûr d’anticiper son prochain coup.
Juste une fois, alors, se promit-il, avec un vague sentiment de culpabilité.
A nouveau le cornet de bois s’abattit avec un claquement, au milieu des paris fiévreux des joueurs. Pair, impair ? Cela faisait plusieurs fois déjà que pair sortait, et le patron du Lièvre de la Lune n’avait pas la réputation d’être un philanthrope.
Non, cette fois impair allait sortir, lui souffla son intuition.
- Tout sur impair ! déclara-t-il, grisé par l’anticipation de ses gains tous proches.
Le lanceur fit une pause dramatique, croisant le regard des joueurs. Tous se retenaient de respirer.
- Les jeux sont faits…Les paris sont terminés…Rien ne va plus…Et c’est…pair !
Le joueur se pencha, incrédule. C’était impair, certainement. Il avait dû mal entendre. Mais c’étaient bien deux trois qui le regardaient, comme deux yeux malveillants. Il eut un cri de désespoir, long et perçant. Pourquoi avait-il parié sur impair ? Et qu’est-ce qui lui avait pris de tout miser ?
Et comment, maintenant, allait-il rembourser la mise qu’on lui avait prêtée ?
D’un même mouvement, deux hommes s’approchèrent, l’encadrant de leur stature massive, alors que le patron se rapprochait nonchalamment de la table.
- Un problème ?
- Non, Hoga-sama. C’est juste Geki, il vient de faire tapis, et de perdre. Il nous doit aussi trois bu d’argent, pour la mise.
Hoga toisa le joueur malchanceux du regard. Il les connaissait par coeur, ces rônin va-nu-pieds, perpétuellement à sec, auxquels la moindre pièce qu’ils gagnaient brûlait les doigts. Des bons à rien, des ivrognes, la lie de la société. Des parasites, des inutiles.
Mais ces inutiles constituaient une part non négligeable de son fond de commerce, et celui-ci avait tout le courage d’un lapin terrorisé. Un peu de pression devrait faire l’affaire. En plus, ce Geki était un habitué. S’il ne remboursait pas, il savait qu’il serait tenu à l’écart des tables de jeu, et pour ce genre d’individu, c’était un châtiment pire que la mort. Si jamais il ne remboursait pas, il pourrait toujours mettre son sabre au clou, pour le peu que lui rapporterait la ferraille.
- Tu as de quoi payer, Geki ?
Geki fouilla fiévreusement ses manches, cherchant l’argent qu’il savait ne pas s’y trouver. Mais nul miracle ne se produisit. Sa bourse était toujours désespérément vide.
- Oui, oui, juste pas sur moi, patron !
La posture de Hoga se fit menaçante. Sa voix était dangereusement calme.
- Mais tu vas nous rembourser très vite, n’est-ce pas, Geki ? Nous n’aimons pas beaucoup les mauvais payeurs, ici.
- Oui, très vite, patron, je vous le promets ! Donnez-moi jusqu’à demain, patron, je vous rembourserai, pour sûr !
- Demain c’est trop long. Tu as jusqu’à ce soir pour m’apporter cinq bu.
- Cinq bu ? Mais…
- A toi de te débrouiller. Cinq bu. Avant l’heure du Bœuf. Je garde ton sabre en garantie.
Le rônin ramassa hâtivement ses maigres possessions, et décampa sans demander son reste. Cinq bu. Où allait-il pouvoir les trouver ? Son employeur ne les lui prêterait jamais, c’était sûr…
Sortant du tripot, il cligna des yeux. Trois jeunes gens bien habillés discutaient avec animation tout en descendant l’allée principale en direction du quartier marchand.
Ceux-là, ils tombaient à pic.

- Bonjour, messeigneurs, quelle belle journée, n’est-ce pas ! Je m’appelle Geki, et je connais bien cette ville. Puis-je vous aider à trouver ce dont vos honorables personnes pourraient avoir besoin dans le quartier marchand ?
Sunîn toisa l’homme mal habillé, son sourire craintif, ses joues mal rasées, sa posture servile : l’homme avait tout du chien qui accourt vers son maître tout en redoutant de recevoir un coup de pied.
- Pourquoi pas… Geki. Que nous recommandes-tu ?
Rassuré sur sa survie immédiate, l’intéressé se lança dans une description animée et imagée des ressources du quartier marchand.
- …Si vous aimez l’artisanat Licorne, je vous recommande l’échoppe de Taneka, il façonne le cuivre comme nul autre…Si vous recherchez de beaux kimonos – regard en biais vers Kentohime – Ichizen en a de superbes…
- Sais-tu où trouver du bon saké ? coupa Sunîn, alors que Kentohime, prise d’un fou-rire devant le discours prolixe de leur guide improvisé, s’apprêtait à l’interrompre.
- Bien sûr, seigneur, je vous y emmène de ce pas !
Plusieurs dégustations plus tard…
- Aaah…celui-ci est vraiment excellent !
Sunîn lampa le reste de sa coupelle avec un claquement de langue.
- Je vous en prends trois !
- Trois flacons, Matsu-sama ?
- Non, trois jarres comme celle-ci, indiqua-t-il, désignant les pots de céramique bleue hermétiquement clos. Vous les ferez livrer au Palais du gouverneur, à l’attention de Matsu Sunîn-sama.
- Bien sûr, Matsu-sama. Vous faut-il autre chose ?
- Eh bien, auriez-vous quelque chose de plus fort ?
- J’ai une excellente liqueur de prune, je peux vous faire goûter, Matsu-sama…
Quand Sunîn ressortit enfin de l’échoppe, suivi de trois aides portant à grand’peine les lourdes jarres, son large sourire et ses yeux brillants montraient qu’il avait amplement testé les crus du marchand.
- Mes amis, lança-t-il à Kentohime et à Hidemasa, ce vous m’en direz des nouvelles !
Hidemasa eut un sourire amusé. Après le pensum de la réception officielle, cette sortie leur avait fait du bien.
Sunîn se tourna vers leur guide, qui venait à son tour de sortir de l’échoppe du marchand de saké.
- Geki, connais-tu un endroit où nous pourrions aller ce soir pour nous distraire ?
- Bien sûr, seigneur. La maison du Lotus est la meilleure maison de thé de la ville. Demandez la geisha Oharu, et un spectacle privé, vous ne serez pas déçus !
- Peux-tu nous y amener ?
- Tout de suite, seigneur !
Quelques rues plus loin, Geki leur indiqua une demeure protégée de hauts murs, et close de volets de bois sombre. Devant ceux-ci flottaient de larges pans de tissus indigo frappés d’une fleur de lotus stylisée.
- Ils ouvrent le soir, précisa obligeamment le rônin. Dès la tombée de la nuit.
Sunîn émit un grognement. Il se sentait prêt à poursuivre dès maintenant cette après-midi si bien commencée. Mais ce n’était que partie remise.
Il se tourna vers l’homme qui attendait, un sourire anxieux aux lèvres.
- Tiens, Geki. Tu nous as bien guidés ! Et, grand seigneur, il lui lança une pièce brillante.
L’autre l’attrapa au vol, et ses yeux s’arrondirent. Un koku ! Avec ça, et la commission du marchand de saké, il allait non seulement payer ce qu’il devait à cet usurier de Hoga, mais aussi pouvoir se refaire…
- Mille mercis, Sunîn-sama ! Vous pouvez compter sur Geki, à toute heure du jour ou de la nuit !
En un clin d’œil, il avait déguerpi, tenant son trésor précieusement serré dans son poing.
- Tu aurais pu lui demander comment regagner le Palais du gouverneur, remarqua Kentohime avec bonne humeur. Elle était assez contente de ses propres emplettes.
- Pas de souci, cousine ! J’ai un sens inné de l’orientation !
- Hum, à la réflexion je pense que je vais aller voir comment est organisée cette très efficace milice…fit Kentohime
- De mon côté, je pensais aller visiter le dojo de l’honorable sacrifice et saluer mes confrères…signala Hidemasa. Il paraît aussi qu’ils ont une excellente bibliothèque, ajouta-t-il.
- Bon, d’accord, à plus tard ! lança Sunîn un peu vexé, avant de se rasséréner au bout de quelques pas. Dès qu’ils auraient goûté cette merveille de saké...
Cela lui prit néanmoins beaucoup plus de temps qu’il ne l’avait escompté pour regagner le Palais. Mais il eut la bonne surprise de constater que les jarres bleues l’y attendaient déjà.
- Où faut-il les mettre, Sunîn-sama ?
- Faites-les porter dans mes appartements, ce sera parfait.
Il s’éloignait en sifflotant quand l’intendant l’appela :
- Heu, Sunîn-sama… ?
L’interpellé se retourna :
- Oui, qu’y a-t-il ?
- Votre honorable tante, Matsu Aiko-sama, a demandé à vous voir dès votre arrivée.
Que lui voulait-elle encore ? Ne le laisserait-elle donc jamais tranquille ?

Le shoji glissa silencieusement. Sa tante était assise, en train d’affûter son sabre, avec soin. Elle passa une dernière fois le papier le long de la lame, en examina le fil, puis rengaina l’arme, et la lui présenta de face, dans le fourreau noir. Sur ce dernier étaient gravés trois caractères : Devoir – Honneur – Commandement.
- Sais-tu ce que sont ces mots ?
Sur l’instant la mémoire lui fit défaut. Où voulait-elle en venir ?
- Tu devrais t’en souvenir, pourtant. Ce sont les mêmes qui sont gravés à l’entrée du dojo. La devise des Akodo.
Sunîn se sentit rougir jusqu’à la pointe des cheveux.
- Penses-tu lui avoir fait honneur depuis ton gempukku ?
Pas de réponse. Elle le regarda, songeuse.
- Tu ressembles de plus en plus à ton père…Cependant, j’aimerais croire que tu as hérité de ses qualités et pas seulement de ses défauts, et que tu les mets au service du clan du Lion. Il t’appartient de ne pas déshonorer l’enseignement que tu as reçu. Ne me déçois pas.
Le ton était égal mais avec une pointe de menace. Elle éprouva le tranchant puis referma le sabre d’un coup sec.
Sunîn sortit, la colère bouillonnant dans ses veines. Il n’avait plus dix ans. Quand donc cesserait-t-elle de le sermonner comme un gamin ?
Il ressortit de la résidence du gouverneur d’un pas vif, l’humeur rebelle. Une maison de thé, avec du bon saké et des courtisanes pas trop farouches, voilà ce qu’il lui fallait.

Un peu plus tard, confortablement affalé sur les coussins un peu fatigués de la maison de la Rosée matinale, son humeur s’était nettement améliorée. Finalement, avec quelques arrangements, la vie valait la peine d’être vécue.
Alors qu’il se servait une nouvelle rasade de saké, une silhouette s’approcha de lui. L’homme était grand, athlétique, les cheveux longs, striés de gris, et portait un bandeau sur les yeux.
- Bonjour, Matsu-sama. Accepteriez-vous la compagnie d’un humble rônin ?
Sans plus de façon, l’homme s’assit en face de Sunîn, et se versa à boire à son tour, un large sourire aux lèvres. Le cœur de celui-ci fit un bond dans sa poitrine. Cela faisait plusieurs mois qu’il ne l’avait pas vu, et ses allées et venues étaient imprévisibles.
- Alors fils, comment ça va ? Quel bon vent t’amène dans les parages ?
- Bonjour, Père. Je vais bien, je vous remercie et j’espère qu’il en est de même pour vous. J’accompagne Aiko-sama…Elle a été nommée daimyo sur les terres Ikoma.
- Et ça se passe comment ?
Sunîn poussa un soupir à fendre l’âme. Jocho eut un sourire compréhensif.
- Je comprends. Je sais ce que c’est…J’ai dû me la farcir pendant deux ans…Enfin, si on peut dire.
Devant l’air d’incompréhension de Sunîn, le rônin aveugle poursuivit d’un ton de conspirateur.
- Elle n’a jamais aimé les hommes, si tu vois ce que je veux dire. Par contre, avec sa dame de compagnie... Je ne sais plus comment elle s’appelait, cette petite…Kamae ? Kimiko… ? Ca m’échappe. J’ai quelques trous de mémoire ces temps-ci.
Enfin, ce qui est sûr, c’est qu’Aiko, elle n’est pas facile. Tiens, je vais te raconter une anecdote. J’avais un intendant qui s’occupait de tenir les livres de compte. Je savais très bien qu’il me surveillait pour le compte de ma mère. mais comme je le payais grassement pour ne dire que ce je voulais qu’il dise, tout le monde était content.
Ca, c’était jusqu’à ce qu’Aiko arrive. Elle a fourré son nez dans les registres, constaté qu’il y manquait des trucs, et a aussitôt ordonné au pauvre bougre de faire seppuku, famille comprise. Tu vois le genre. Ma mère hors d’elle, scène familiale, etc.
Une autre fois, elle a réussi à mettre le grappin sur le marchand Subtil, un des heimin chargé de tous les transports de marchandises un peu délicates. Direct chez le bourreau, menaces etc. Ma mère intervient, mais un peu tard. Le Subtil, handicapé à vie, et sa famille terrorisée.
Non, c’est un fléau, cette femme.
La seule chance, c’est qu’avec son obsession du bushido, elle est assez prévisible. Alors il suffit d’anticiper la chose, de lui donner l’impression que tout baigne, et elle n’y voit que du feu. En gros, faut lui donner l’impression que tu es d’accord, que tu vas faire ce qu’elle te demande, honorablement et tout, et tant que les apparences sont sauves, elle te fichera la paix. C’est la meilleure façon d’avoir les coudées franches. Si tu la prends en frontal, ça se passera mal.
Elle n’est pas méchante, juste incapable de réagir autrement. Alors le mieux, c’est de ne pas lui en donner l’occasion.
- Mais, et vous Père, que faites-vous par ici ?
- Oh, des choses et d’autres…Je m’occupe, répondit Jocho avec un sourire narquois. C’est cela qui est bien, quand on est rônin : Personne ne vous demande de comptes. Je suis libre de faire ce que je veux, quand je le veux. Ma vie est une page vierge que je suis seul à rédiger.
Sunîn buvait ses paroles, et se prit à rêver. La liberté totale…oui, c’est quelque chose qui l’attirait. Et quand il mettait en balance le clan du Lion, ses règles rigides, sa tante austère et revêche, et ce père sympathique et ouvert, qui comme le vainqueur du tournoi de sabre appartenait au clan du Scorpion, le choix était vite fait.
- Père, même si j’ai été élevé dans le clan du Lion, je suis d’abord votre fils. Donnez-moi votre enseignement, je saurais m’en montrer digne !
Sous le bandeau, Jocho haussa un sourcil.
- Tu veux que je t’apprenne les techniques de l’école Bayushi ?
Il eut un large sourire.
- Tu peux demander à Aiko de te les apprendre. Elle les connaît, c’est moi qui les lui ai apprises.
Puis il reprit, plus sérieux :
- Je vais te les enseigner, Sunîn. Mais il faut que tu sois discret sur leur utilisation, parce qu’elle les identifiera immédiatement.
- Merci Père ! Ainsi je pourrai encore mieux servir l’Empire.
- Servir l’Empire ?
Jocho éclata de rire.
- Tu as encore beaucoup de choses à apprendre, fils…L’Empire est comme n’importe quelle société humaine. C’est un organisme qui vise d’abord à se protéger lui-même, non seulement contre des périls extérieurs, mais surtout contre tous ceux qui menacent sa tranquillité, parce qu’ils ne sont pas dans le moule, parce qu’ils pensent et décident par eux-mêmes au lieu d’attendre qu’on pense pour eux, parce qu’ils sont libres…des gens comme moi. Alors si je t’apprends à combattre, ce sera pour toi, mais surtout pas pour ce putain d’Empire…Et ce ne sera pour un clan, non plus. Ce qui importe c’est toi, et ce que tu veux faire de ta vie.
Les mots de son père troublèrent Sunîn plus qu’il ne voulait l’admettre. Sa vie, sa destinée…
Il voulait être reconnu comme un grand samurai, mais il était perdu : il ne se sentait pas Lion, mais il avait été élevé chez eux ; s’il avait l'occasion de rejoindre le Clan du Scorpion, ne serait-il pas un étranger à nouveau ?
Et s‘il devenait un rônin, comme son père ? Cette liberté, enfin, de vivre comme il l'entendait, ce serait bien, mais bon, la vie de rônin ce n'était pas facile, et puis qu’allaient dire ses ancêtres au bout du compte ?
Où devait aller sa loyauté, et quelle était cette fichue grande destinée que Shirai lui avait promis ? Beaucoup de questions sans réponses...

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 16 juil. 2011, 10:46

Pendant ce temps, dans le Pavillon d’Eté, palais du gouverneur Chuzen.
Koui ferma ses yeux fatigués. La réception avait été longue, et même si Ikoma Chuzen avait été un hôte parfait, l’exercice l’avait épuisé. Il avait eu plus que sa part d’intérêt soutenu de la part du gouverneur au cours du repas et lors de la discussion de l’après-midi. Entre les impératifs de l’étiquette, ces questions polies mais où il sentait se profiler des chausses trappes, les incessants commentaires, conseils, interprétations et remontrances des voix, sa concentration avait été mise à rude épreuve.
Il lui restait un peu de temps avant le dîner ; prendre l’air lui ferait du bien.
- Je compte aller visiter le sanctuaire de l’Honneur, mon épouse. Avez-vous besoin de quelque chose ?
Suite à sa dénégation il sortit du Pavillon, deux des gardes lui emboîtant le pas.
Il passa l’enceinte du Palais, un peu ennuyé de cet accompagnement non désiré ; une autre conséquence de son nouveau statut, supposa-t-il avec un soupir. Il jeta un coup d’oeil aux figures renfrognées des gardes.
Au moins, avec eux, il n’aurait pas à faire d’efforts de conversation…

Le sanctuaire de l’Honneur était un petit bâtiment blanc juché sur une butte au Nord Est de la ville, à la lisière du quartier noble et du quartier des temples. L’intérieur était sobre, de taille modeste, et, à la grande surprise du jeune homme, quasiment désert. Un vieux moine au crâne rasé, agenouillé, marmonnait en continu des sutra à mi-voix, de ce ton monocorde qui donne l’impression d’un bourdonnement lors des cérémonies ou des rituels.
Le jeune homme se prosterna respectueusement, et s’avança sur le côté. Il régnait une certaine paix dans le petit sanctuaire, avec cette allure nostalgique propre aux choses oubliées. Ce n’était pas que le lieu fut abandonné, les boiseries étaient cirées, les coussins de toile propres ; mais tout y avait un air usé, loin de la pompe et des ors des temples en contrebas.

Il fut tiré de sa rêverie par des pas traînants, et réalisa que la litanie s’était arrêtée. Le silence régnait dans le sanctuaire.
- Bonjour, jeune seigneur, je m’appelle Kwai. Puis-je vous être utile ?
- Bonjour Kwai-sama. Je m’appelle Koui, et je suis un simple visiteur attiré par le renom de ce lieu.
- Ah, vous venez voir la statue, alors ? Venez, je vais vous montrer.
Le vieux moine se tourna et toujours de son pas traînant l’amena vers une alcôve où se trouvait une statue d’une jeune fille, en très mauvais état. La pierre gris clair était fissurée et criblée d’impacts, le visage avait disparu, une main manquait. L’état pitoyable de la statue contrastait violemment avec le soin méticuleux avec lequel était tenu le reste du sanctuaire. Aux pieds de celle-ci des fleurs étaient éparpillées sur le sol.
Kwai secoua la tête.
- Encore…C’est la seconde fois aujourd’hui.
Doucement, avec soin, il replaça les fleurs intactes dans le vase, puis ramassa les pétales épars.
- A chaque fois, je lui mets des fleurs, mais je les retrouve régulièrement par terre…Et pourtant, si je n’en mets pas, personne ne le fera.
- Pourquoi la statue est-elle dans cet état ?
- Ah, vous ne connaissez pas la légende…
Brossant les pans de son habit, le moine se redressa.
- L’histoire qui donne son nom à la cité de l’Honorable Sacrifice est son histoire à elle – dit-il en désignant la statue - celle d’une samurai avec un amant caché. Son secret découvert, elle a demandé à faire seppuku. Son seigneur lui a présenté un bokken, lui montrant qu’il ne l’en croyait pas capable. Couverte de honte, la samurai a quand même réussi à aller jusqu’au bout du rituel. Son nom s’est perdu, mais le symbole demeure. Tous les ans, les gens viennent la lapider. En dehors de cette date, il y a peu de visites…
De plus, ces derniers temps certains disent avoir vu une apparition, lors de nuits sans lune ; il y a des pleurs et des gémissements ; et tout cela contribue à la désaffection du sanctuaire. Ces hypocrites disent que cela porte malheur d’apercevoir le fantôme.
De la colère se fait entendre dans sa voix. Il s’incline, remet en place une fleur qui a glissé, murmure comme pour lui-même :
- Elle doit être triste, qu’on dise des choses pareilles…
Puis il reprend d’un ton ferme.
- Pardonnez à un vieil homme de vous faire perdre son temps avec ses radotages, Koui-sama. Parfois la corruption de cette ville me met en colère, alors que je devrais éloigner de moi ces émotions indignes.
- Il n’y a pas d’offense, Kwai-sama. Me permettez-vous de me recueillir quelques instants ici ?
- Bien sûr, Koui-sama. Autant que vous le souhaitez.
Il s’éloigna. Le jeune homme resta un moment immobile, absorbé dans ses pensées. Etrangement il se sentait bien dans ce lieu, et les voix étaient pour une fois silencieuses. Il goûta avec gratitude la paix qui en émanait, et ses pensées revinrent à la statue, et aux fleurs épandues.
Il revit mentalement les pétales et les tiges éparpillés sur le sol, dans ce lieu à l’abri du vent. Il y avait là quelque chose...
Ces fleurs..leur disposition sur le sol n’était pas le fait du hasard.
Soudain la compréhension se fit jour en lui. Un mot. C’était un mot, qu’avaient dessiné les tiges et les pétales épars. Le mot « histoire ».

Le soir, Palais du gouverneur Chuzen.
Le dîner avait été la digne prolongation du déjeuner. Un savant mélange de conversation mondaine et de questions inquisitrices, et en ce qui concernait Koui une incessante bataille pour garder son calme et éviter les bévues malgré les interventions intempestives des voix. Ce fut avec un soupir de soulagement qu’il avait rejoint le Pavillon d’Eté et le petit salon où il avait établi ses quartiers.

Le jeune homme venait d’ôter son lourd kimono de cérémonie lorsqu’il entendit un bruit de chute dans la pièce attenante. Aussitôt, il se rua vers l’ouverture.
A terre, à même le sol, se trouvait la femme à laquelle il venait de souhaiter bonne nuit quelques instants auparavant. Les membres agités de spasmes, la tête rejetée en arrière, les yeux fermés, elle se mordait les lèvres pour ne pas crier. De ses poings serrés perlait un filet de sang.
En quelques pas il fut à son chevet, le visage soucieux. Une crise d’épilepsie ? Non, il n’y avait pas d’écume…
Elle ouvrit des yeux voilés par la douleur, réussit à articuler péniblement :
- Laissez-moi…ce n’est rien…avant de se plier en deux, le visage soudain inondé de sueur.
Ce n’était rien ? Koui haussa les sourcils. C’était, en tout cas, un premier élément de réponse à ses questions.
Il vérifia qu’il n’y avait pas à portée d’objet sur lequel elle aurait pu se blesser, desserra le lourd obi afin qu’elle respire mieux et lui dit, du ton doux et patient dont il usait avec ses malades :
- Je reviens tout de suite, mon épouse, le temps de prendre de quoi vous soulager. Tenez bon.

Le temps de faire les quelques pas qui le séparaient de sa chambre, il avait déjà passé en revue et écarté plusieurs remèdes potentiels. Décoctions et fumigations seraient trop longs à préparer, un massage, peu efficace ; mieux valait lui administrer des essences calmantes.
Il eut toutes les peines du monde à lui en faire absorber quelques gouttes, et en désespoir de cause en souffla une petite quantité dans ses narines. Cela la fit tousser, mais les convulsions s’apaisèrent. Il tergiversa un moment – devait-il la transporter sur le matelas ? Non, au moins, au milieu du tatami, elle ne risquait pas de heurter quoi que ce soit. Il pouvait aller préparer de quoi calmer les convulsions et lui assurer un sommeil sans rêves.
Elle but la mixture sans difficultés, grimaçant légèrement à son amertume, et il se sentit assez sûr de son état pour finir de lui ôter ses atours les plus encombrants et l’aider à se déplacer sur la couche, malgré ses protestations qu’elle allait y arriver seule.
- Vous serez mieux ainsi, mon épouse. Reposez-vous, à présent.

Il resta encore un moment à son chevet, et après s’être assuré qu’elle respirait régulièrement s’éclipsa à pas de loup. Maintenant qu’il avait une meilleure idée du problème, il allait pouvoir prévoir en conséquence. Un onguent, peut-être, ou des sels ; ce serait plus facile à utiliser. Il faudrait aussi découvrir la cause de ces convulsions, si ce n’était pas une forme particulière d’épilepsie. Cela ne serait probablement pas facile ; il était probable que les meilleurs spécialistes du clan du Lion avaient déjà dû être interrogés à ce sujet – et échoué à apporter une réponse. Ou était-ce quelque chose de complètement différent ? Une toxine ? Un poison ? Non, elle n’aurait pas réagi ainsi – ces symptômes devaient être chroniques.

Il était en train de broyer patiemment un mélange de racines et de graines quand à nouveau il y eut un choc sourd. Maudissant son excès de confiance, il se précipita. Si elle s’était blessée…
Les convulsions avaient repris, encore plus fortes que précédemment. Le visage d’Aiko était livide, tout son corps tendu comme un arc. Elle était trempée de sueur, mais toujours consciente, luttant désespérément contre les violentes contractions qui tétanisaient ses muscles.
Koui retint son souffle. Si l’effet de sa préparation avait été aussi bref…il allait devoir recourir à quelque chose de beaucoup plus fort. Il fouilla dans sa mémoire, écarta des ingrédients introuvables dans cette région de l’Empire, puis, avec répugnance, envisagea les opiacés. Trouver de l’opium médicinal devrait être possible, même à la nuit tombée.
Ouvrant la cloison extérieure, il héla un des gardes. Se ravisant au dernier moment, il lui demanda :
- Pourriez-vous aller quérir Matsu Sunîn-sama, je vous prie ?
Mieux valait éviter que l’objet de ses recherches devienne un sujet de conversation dans la garnison.

Quelques minutes plus tard, ce dernier arrivait, intrigué, à l’entrée du Pavillon. Sunîn était habillé de façon fastueuse – la demande de Koui l’avait intercepté alors qu’il s’apprêtait à sortir.
Koui le fit rentrer dans l’antichambre, puis lui demanda de but en blanc :
- Vous serait-il possible d’aller me chercher de l’opium médicinal ?
Sunîn faillit répliquer par une plaisanterie, mais quelque chose dans l’expression du jeune shugenja l’en dissuada.
- Bien sûr, je m’en charge. Je vous rapporte ça.
- Merci. Le plus vite sera le mieux.
Sans attendre, il retourna à la chambre, fermant soigneusement la cloison derrière lui.

Quelque peu perplexe, Sunîn sortit du Palais, puis sourit avec malice. Koui avait l’air bien pressé…Sa tante devait avoir des charmes ignorés, finalement.
Bon, maintenant, où allait-il pouvoir trouver de l’opium ?
- Souhaitez-vous que je vous guide vers la maison du Lotus, seigneur ?
La figure souriante et mal rasée de Geki émergea de la pénombre, comme un diable de sa boîte.
Sunîn se mit à rire, tant de surprise que d’amusement devant un tel à-propos.
- Eh bien, Geki, on peut dire que tu tombes au bon moment…Oui, en effet, je vais à la maison du Lotus, mais d’abord, tu vas me rendre un autre service…

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 21 juil. 2011, 17:20

Koui se souviendrait longtemps de cette nuit-là. Maîtriser une bushi dont la vigueur semblait décuplée par la violence imprévisible de ses convulsions était une épreuve physique dont il n’avait pas soupçonné l’ampleur. Mais pourtant il lui fallait tenir – tenir jusqu’à l’arrivée de l’opium promis. Le jeune médecin savait que lors de contractions aussi extrêmes, certains patients en venaient à se luxer des membres, voire à rompre d’eux-mêmes leur propre colonne vertébrale. Il ne pouvait se permettre de prendre un tel risque.
Quand au bout d’une éternité on lui annonça enfin l’arrivée de Sunîn, Koui eut l’impression d’émerger d’un combat furieux – ce qui n’était pas très éloigné de la vérité. Sans se soucier de sa mise approximative, ni s’épandre en remerciements, il partit aussitôt faire chauffer une des petites boulettes brunes.

L’opium, grâce aux Fortunes, fit rapidement effet. Les membres d’Aiko se relâchèrent, sa respiration hachée s’apaisa, son visage crispé se détendit, et bientôt elle sombra dans un profond sommeil. Prenant garde de ne pas la réveiller, Koui vérifia le pouls, il était lent et régulier.
Il hésita. Il était exténué. Mais il avait cru déjà une fois le problème résolu, il ne pouvait échouer à nouveau par manque de vigilance. Il devait veiller à son chevet, tant qu’il n’était pas sûr qu’elle soit tirée d’affaire.

Après avoir demandé du thé, il alluma un bâtonnet d’encens, murmura une prière, s’enroula dans une couverture, et se mit à méditer, face à la femme endormie.

Un peu plus tard dans la nuit…

Koui commençait à somnoler, quand il réalisa que les yeux d’Aiko étaient grands ouverts, et qu’elle le regardait fixement. Il se rapprocha.
- Tu es Koui, c’est ça ?
Un peu de désorientation - rien d’alarmant, jaugea-t-il.
- Oui, mon épouse. Tout va bien. Vous pouvez vous rendormir.
- Que s’est-il passé ? Que m’a-t-on administré ?
Il le lui expliqua, le plus simplement possible. A la mention de l’opium, elle eut un bref et glacial demi-sourire, teinté d’ironie, et lui dit calmement :
- Vous avez fait ce qu’il fallait faire.
Elle lui signala par ailleurs qu’elle avait peu de souvenirs des crises précédentes, hormis le fait qu’elles avaient un effet particulièrement débilitant, et finit par se rendormir, laissant Koui la tête pleine de questions...


Au matin, la première question d’Aiko fut de demander la date du jour ; elle sembla se détendre un peu en apprenant que c'était simplement la journée du lendemain. S'ensuivit un silence de mauvais augure, puis elle planta son regard sombre dans celui de Koui et lui dit d'un ton dont la détermination ne pouvait être mise en doute :
- Personne ne doit savoir.
Le jeune médecin lui proposa des massages afin de décontracter ses muscles tétanisés lors de la crise. Elle secoua la tête :
- C'est fini...je crois.
Malgré sa détermination, il était évident qu’elle n’était pas en état de faire quoi que ce soit.
- Si vous vous sentez fatiguée, ou si au contraire vous avez un trop plein d’énergie ces prochains jours, il serait sage de m'en parler. Quant aux massages, moxibustion, méditation ou cérémonie du thé, ou autre, je suis à votre disposition si vous avez besoin de rétablir l’harmonie de votre chi...
Elle eut l'air assez éberluée tant par la démarche que par la panoplie de services proposée. Il reprit :
- Je vais aller chercher une petite quantité des médicaments dont nous avons parlé cette nuit, pour ne plus être pris de court en cas de crise importante. Reposez-vous pendant ce temps.
- Enfin, pour ce qui est de votre ordre, je me dois de vous dire qu'une personne est au courant que vous souffrez, votre soeur Kentohime. Elle ne sait pas grand-chose, mais j'avoue ne pas avoir pensé un instant que vous ayez pu cacher votre état à votre petite soeur, mon épouse.
- Que lui avez-vous dit ?
Le ton était contrôlé mais incisif.
- Je lui ai demandé depuis quand vous étiez malade. Cela a été très rapide, je l'ai prise à part ce matin, et je lui ai demandé : « Depuis quand votre soeur est-elle malade ? », elle a été franchement étonnée, j'ai compris mon erreur, elle m'a dit « Je ne savais pas », alors je lui ai demandé de le garder pour elle...
- Moi, c’est sans doute normal puisque nous ne nous connaissons pas, et que pour vous je suis un étranger à plus d'un titre. Cependant, il va vous falloir apprendre à me faire confiance dans certains domaines. Ce n'est qu'à ce prix que je pourrais vous épauler de mes faibles capacités. A moins que vous ne désiriez faire appel à un médecin plus en vogue sur les terres du Lion...?
Pour toute réponse, elle eut un sourire sardonique. Décidément, songea Koui, il y avait des différences culturelles de taille…
Elle soupira :
- Je ne peux vous en vouloir...vous ne saviez pas.
Puis elle prit à nouveau son visage de statue - ce masque impassible, parfaitement contrôlé, avec lequel elle avait essuyé les mondanités de ces derniers jours, et affirma posément :
- Je vais bien. C'est bien compris ? Ma santé ne pose aucun problème. Si l'on vous questionne, admettez, tout au plus, un peu de fatigue du voyage. Laisser le champ libre à une rumeur sur le sujet pourrait avoir des conséquences désastreuses dans les circonstances présentes - nous ne pouvons nous le permettre. Je ne vous demande pas de le comprendre, juste de prendre les dispositions nécessaires. Quant à Kentohime... je lui parlerai.
- Sa Majesté impériale serait ravie d'apprendre que votre santé ne pose aucun problème, Aiko-sama. J'en suis ravi, et je m'efforcerai de le faire savoir en ces lieux.
- Je ne vous en demande pas tant. Contentez-vous de répondre dans ce sens si on vous interroge, répliqua-t-elle assez sèchement.
- Le médecin que je suis prendra les devants pour être à même d'intervenir, juste au cas où vous manquiez à nouveau de "sommeil".
Quant à l'époux, permettez qu'il prenne sur lui cette fatigue passagère, même je me doute que cela ne vous plaira guère. Je suis plus jeune que vous, et peut-être ai-je un peu abusé de votre patience de nouvelle épouse...
Il se prépara à une colère carabinée, ou à une réplique glaciale... Mais cela lui semblait le plus logique pour expliquer sa faiblesse.
- Ce n'est pas avec ce que tu lui as fait qu'elle peut être fatiguée ! s’exclama en riant Kune.
- Arrêtez de vous moquer de lui, répondit Mikohime, secourable.

Koui ferma mentalement son esprit à leurs commentaires moqueurs, qui sans nul doute en présageaient d’autres. Que les gens imaginent les scènes torrides qu'ils veulent, peu importait, si cela pouvait aider son épouse.
Il y eut un temps d'arrêt. L’expression d’Aiko demeura impassible, mais le dédain du ton était perceptible.
- Contentez-vous de rester dans le plausible, Koui-san.
Trop, c’était trop. Sa patience, durement éprouvée par une nuit blanche et vingt quatre heures d’efforts ininterrompus, céda comme une digue.
- Que je reste dans le plausible ? Vous entraîneriez-vous toutes les nuits sans que personne ne le sache? Cela du moins serait plausible, n'est-ce pas…?
Sur ce il prit congé, la salua bien bas, et se retira.
Sa sortie la laissa suffisamment interloquée pour qu'elle le regarde partir sans autre commentaire.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 30 juil. 2011, 22:26

Journal de Hidemasa, douzième jour du mois du Sanglier

Ce matin Koui-sama nous a rejoint pour le thé, et nous a annoncé que sa noble épouse se reposait. « Elle est un peu fatiguée…je crains d’avoir abusé de sa patience » a-t-il expliqué avec l’ombre d’un sourire.
A vrai dire il paraissait lui-même à bout de forces, et il semblerait que la nuit ait épuisé tant l’époux que l’épouse.
Kentohime, secourable, a proposé de les excuser tous les deux auprès du gouverneur, ce qu’il a accepté avec gratitude. Il a simplement indiqué avoir une course urgente à faire, et est revenu peu de temps après dans le Pavillon d’Eté, dont il n’est pas ressorti de la journée.

Je craignais un incident, mais Chuzen-sama a pris la chose avec bonne humeur, plaisantant que c’était bien normal pour de nouveaux époux.
Avant de s’éclipser, Koui-sama m’a incité à aller voir le sanctuaire de l’Honneur, et en particulier les fleurs aux pieds de la statue. « Pour déchiffrer une histoire, il faut un historien » a-t-il indiqué pour toute explication. La formule a éveillé ma curiosité, comme il savait qu’elle le ferait, et je me suis promis d’aller voir ce fameux sanctuaire dès que possible.

Bien que probablement déçu de l’absence d’Aiko-sama et de son époux, le gouverneur a continuer à assurer ses devoirs d’hôte de façon parfaite, adaptant les divertissements de la journée à un public moins averti. Nous avons pu assister à des spectacles de chant, de danse, et à la grande joie de Sunîn une dégustation de saké avait été organisée lors du déjeuner. Tout cela entremêlé d’une conversation aimable et bon enfant qui a contribué à nous mettre parfaitement à l’aise. Nous avions plutôt l’impression de retrouver un vieil oncle perdu de vue que d’assister à une réception officielle chez le gouverneur de la ville.

Pour ce soir, Sunin nous a réservé une soirée privée à la maison du Lotus, avec une geisha renommée. Je n’ai jamais eu l’occasion d’assister à ce genre de spectacle, réservé à quelques rares élus, et m’en réjouis d’avance. Il faut dire qu’ils sont supposés coûter fort cher. J’ignore quelle est l’importance de sa cassette personnelle, et si elle supporte aisément ces dépenses somptuaires, mais Sunîn me donne l’impression de jeter l’argent par les fenêtres. Hier, il n’a pas hésité à donner un koku – assez d’argent pour nourrir une famille pendant un an - à un rônin dont le seul mérite était de nous avoir indiqué quelques bonnes adresses. A vrai dire, ce n’est pas à moi de juger, et je devrais être simplement reconnaissant de bénéficier de ses largesses. Malgré tout, j’ai senti qu’on nous observait hier, et je ne peux m’empêcher de penser que ces dépenses voyantes en sont probablement l’origine.

Palais du gouverneur.

- Par ici, Chuzen-dono.
L’homme en brun exécuta ses routines de garde du corps : vérifier que la cloison était dans son état normal, que les gardes étaient à leur poste, que le passage était libre. Les gestes d’Uso étaient précis, efficaces, sans un mouvement inutile, et sa vigilance sans failles. C’était vraiment un excellent garde du corps.
Le gouverneur le regardait faire avec le regard attendri de l’artiste pour son œuvre. Ce qui n’était pas tout à fait faux. Il avait fait d’Uso, né Daidoji Uso, ce qu’il était à présent : la plus parfaite expression du traître, un agent double heureux de l’être.

Initialement, Uso était venu espionner les activités au niveau de la frontière, pour le compte du clan de la Grue ; mais il avait vite été repéré par les indicateurs du gouverneur. Plutôt que de l’éliminer, ce dernier avait fait enquêter sur lui, et avait rapidement identifié le potentiel de l’individu. En froid avec sa famille, dénigré par ses pairs, Daidoji Uso avait été envoyé en mission à la Cité de l’Honorable Sacrifice surtout pour l’écarter des terres familiales. Son ressentiment ne demandait qu’à être exploité.

Après quelques manœuvres d’approche, le gouverneur lui avait proposé la position enviable de garde du corps, avec de généreux émoluments et tout le confort qu’il pouvait désirer. Cela n’avait pas été très difficile de le convaincre.
Chuzen bénéficiait à présent d’un excellent yojimbo, très attaché à la personne de son bienfaiteur, et contrôlait les informations parvenant au clan de la Grue ; de son côté, Uso avait été félicité par son clan pour son habileté à s’introduire auprès du seigneur local et bénéficiait de tout le luxe imaginable. L’arrangement était donc parfait pour les deux parties.

Uso avait de plus montré être un homme de ressources, commodément dépourvu des scrupules inutiles qui handicapaient tant de membres du clan du Lion. Un parfait homme de main, capable de s’acquitter de missions que n’accepteraient pas ses subalternes, et nettement plus fiable que les ex-Scorpions qui infestaient la ville. Le premier réflexe de ces derniers était toujours de se demander à qui ils pourraient revendre l’information.
- Merci Uso-san, lui dit-il avec un sourire chaleureux. Comme toujours, c’est parfait.

Fais tes ennemis par choix, pas par accident. C’était une formule que le gouverneur appliquait avec ferveur. Il prêtait une grande importance à la politesse, aux marques de respect et de considération ; ces petites attentions qui pouvaient vous attacher durablement un serviteur, ou même une personne de rencontre, et souvent négligées par les puissants. Cette politique lui avait été largement profitable.
Et le moteur principal de Daidoji Uso, bien plus que l’argent ou ces coûteuses facilités qu’il goûtait tant, était la reconnaissance. Dénié par les siens, quasiment banni de son clan, tout ce qui pouvait panser son ego malmené était chéri et choyé au-delà de toute commune mesure. L’estime flatteuse du gouverneur pour ses réels talents le lui attachait bien plus que tout l’or qu’il aurait pu lui offrir.

Chuzen aimait les traîtres. Ils étaient tellement faciles à comprendre.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 01 août 2011, 21:35

Il faisait froid mais beau, et les brumes matinales avaient complètement disparu. Après le délicieux repas dont ils venaient d’être régalés, une promenade jusqu’au sanctuaire semblait une excellente idée. Les jeunes gens étaient de belle humeur ; Sunîn rivalisait de traits d’esprit, et Kentohime riait aux éclats. Seul Hidemasa semblait préoccupé, jetant autour de lui des regards circonspects. A nouveau, il se sentait observé.
Malgré ses inquiétudes, ils parvinrent sans encombre au sanctuaire.
Il ne faisait pas chaud à l’intérieur, et le soleil n’y pénétrait guère. Cela ne semblait pas déranger le vieux moine, imperturbable, qui dévidait ses sutra sans se préoccuper de leur arrivée.
- Brrr, frissonna Kentohime. J’aurais pensé que le sanctuaire de l’Honneur aurait été plus…riant peut-être.
Si on le comparait à celui de la Sincérité, il était vrai que celui-ci faisait piètre mine.
- Ce n’est que la triste conséquence de l’estime dans laquelle l’Honneur est tenu dans cette ville, s’éleva la voix grave du moine. En vérité, pour beaucoup le bushido n’est qu’un mot, et l’honneur une façade commode !
- Mais ce n’est pas le cas de tous, protesta la jeune fille, et ce n’est pas mon cas à moi !
- Ni le mien ! proclama avec feu Sunîn, soucieux de ne pas déchoir aux yeux de sa jolie cousine.
- Mais vous êtes jeunes, et vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ?
Silence.
- J’aime cette ville, reprit le moine. C’est pour cela que cela me désole autant de la voir se dégrader au fil des ans, et que la corruption telle une gangrène, gagne peu à peu ses quartiers. L’argent, plutôt que l’honneur, en est devenu le maître. Ici le clan du Lion s’est transformé en une enclave de marchands ! Croient-ils, ces fous, que leur or les protègera quand la guerre arrivera ?
- La guerre est-elle donc imminente ? questionna doucement Kentohime.
Le vieux Kwai haussa les épaules.
- Imminente ou lointaine, qu’importe…La guerre est comme la mort ou le karma : personne ne peut prévoir son arrivée, mais il faut être prêt, et avoir le courage de faire ce qui est juste.
Et celle-là, tant décriée – dit-il en désignant la statue – a eu ce type de courage. C’est plus qu’on ne pourrait en dire de beaucoup de personnes dans cette ville…

Hidemasa, qui s’était rapproché, regarda la statue avec curiosité. Elle ne payait vraiment pas de mine.
« Une histoire, pour un historien ». Il n’y avait pas grand-chose à déchiffrer sur cette statue, tout juste les avanies des siècles passés et des lapidations rituelles. Il se pencha, examina les côtés, le socle, l’arrière. Pas la moindre inscription, ni le moindre symbole.
- Quel est son nom ? demanda-t-il en se tournant vers le vieux moine.
- Personne ne le sait…Il a été oublié. Probablement rayé des registres, bougonna ce dernier.
Hidemasa examina l’alcôve. Rien. S’il n’y avait même pas un nom auquel se raccrocher…Puis il se souvint. Les fleurs. Koui lui avait dit de regarder les fleurs.

Les fleurs, il n’y en avait guère. Un modeste bouquet, dans un vase tout ce qu’il y avait de plus ordinaire. Il tenta d’y lire un message dans les essences utilisées, sans succès. Il se redressa, dépité. Il dirait à Koui que la prochaine fois, il lui faudrait être plus clair s’il voulait des résultats.
Il s’apprêtait à s’en retourner quand il entendit un bruissement, comme du vent dans des feuilles. Il se retourna. Le bouquet était à présent répandu sur le sol. Sous ses yeux les tiges éparses se déplacèrent, comme soulevées par un vent invisible, et d’un coup cela lui sauta aux yeux. Des caractères.
- Raconte mon histoire… lut-il à mi-voix.
Il leva les yeux vers la statue mutilée.
- Comment t’appelles-tu ? murmura-t-il.

A nouveau, les tiges se déplacèrent, formant un nouveau caractère : « Ayame ». Puis la configuration changea une nouvelle fois et écrivit un autre prénom, masculin celui-là.
- Ayame…Toriuji…
Il attendit, songeur, mais comme épuisées de cet effort les tiges restèrent inertes.

Le vieux moine s’approcha, eut un soupir en voyant le bouquet renversé, le remit avec soin dans le vase.
- Vous pouvez rester, si vous le souhaitez, lui indiqua-t-il.
- Merci, cela ne sera pas nécessaire, le remercia poliment Hidemasa.
Il tourna les talons d’un air décidé, et se dirigea vers la sortie.
- Pardonnez-moi, il faut que j’aille au dojo de l’Honorable Sacrifice, annonça-t-il aux deux jeunes gens surpris. Oui, Ayame, je raconterai ton histoire, se promit-il.
- Eh bien, à plus tard …? lança Sunîn, perplexe, dans son sillage.
L’expression de Kentohime était partagée entre l’ébahissement et le rire : Pour quelqu’un qui n’avait jamais montré le moindre goût pour le sabre, Hidemasa avait l’air bien pressé d’aller s’entraîner…

Trouver ce qu’il cherchait à la Bibliothèque du dojo ne fut pas une mince affaire. Hidemasa se doutait que chercher des références à la légende le mènerait à une impasse. Heureusement, il avait aussi les deux prénoms. Ayame était un prénom très commun, et utilisé dans de nombreuses familles. Heureusement, Toriuji l’était moins.

Enfin, après avoir compulsé bon nombre de registres poussiéreux, sa patience fit récompensée. Il y avait un Ikoma Toriuji, de noble naissance, qui semblait avoir disparu sans laisser de traces, à peu près à la bonne époque. Il chercha dans d’autres ouvrages, et finit par reconstituer la véritable histoire.

Une daimyo Ikoma, particulièrement intraitable, n’aimait pas son fils ainé, Toriuji, qu’elle jugeait mou et faible. Elle décida de lui appliquer un traitement de choc, qui tourna au désastre. Lors d’une bataille, le jeune homme céda à la panique, et s’enfuit. Sa mère exigea qu’il fasse seppuku pour expier sa couardise et laver l’honneur de la famille. Il s’effondra, incapable de passer à l’acte. Sa yojimbo, une samurai de naissance modeste du nom de Ikoma Ayame, le cacha et le protégea contre la vindicte de sa mère, et par devoir autant que par amour se proposa pour expier sa faute à sa place.

La daimyo, soufflée par l’impudence de la jeune fille, accepta…et lui donna un sabre de bois en signe de son mépris, parce qu’elle avait compris qu’Ayame était amoureuse de son fils. Malgré cela, la jeune fille réussit à aller jusqu’au bout du rituel.
Après sa mort, le jeune homme confronta sa mère, qui le bannit, mais le sacrifice de son amie avait réussi à accomplir ce que la cruauté de sa mère avait échoué à faire : il devint courageux, et même téméraire, et sous le surnom de Murame devint un héros de légende, réalisant bien des exploits. Bien des années plus tard, il revint en territoire Ikoma, nommé par l’Empereur, et finit par mourir héroïquement au combat.

Hidemasa revint au sanctuaire, pensif, et conta au vieux moine cette nouvelle version de l’histoire. Le visage ridé de Kwai s’éclaira.
- Très bien, désormais, ce sera cette version de l’histoire que je donnerai aux visiteurs, promit-il.
- Merci, Kwai-sama. De mon côté, déclara-t-il en se dirigeant vers la statue, je m’engage à écrire une pièce de théâtre, qui permettra de laver le déshonneur injuste dont vous avez été victime.
Il s’inclina profondément. Les fleurs ondulèrent dans le vase.
- Est-ce bien là ce que vous souhaitez ? murmura-t-il.
Reproduisant le miracle de l’après-midi, les fleurs s’envolèrent, et dessinèrent sur le sol le mot « merci ».
Hidemasa s’inclina profondément, et s’apprêtait à s’en aller, quand les tiges bougèrent à nouveau, délivrant un nouveau message. Hidemasa le lut deux fois, sans comprendre. Il attendit, mais il n’y eut aucune autre manifestation.

Le soleil commençait à baisser sur l’horizon ; il était temps de revenir au Palais du gouverneur. Chemin faisant, le jeune homme fronçait les sourcils, alors qu’il retournait le message dans tous les sens en se demandant comment l’interpréter.
Qu’est-ce que cela pouvait vouloir dire, « elle n’est pas moi » ?

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 07 août 2011, 11:52

Maison du Lotus, à la nuit tombée.

En ces temps troublés, il ne faisait pas bon être né dans le clan du Scorpion.
Elle n’était pas la seule, loin s’en fallait ; et elle était assez honnête pour reconnaître que cette cité, plus qu’une autre, était assez tolérante à leur égard. Nombre de ses anciens compatriotes s’étaient reconvertis en tenanciers de tripot, de bordel ou dans d’autres métiers à la limite de la légalité ; il y avait toujours des trafics à organiser, des faveurs à marchander, des informations à garder ou à vendre, des vices à assouvir, des crimes à cacher ; et la subtilité des membres de l’ancien clan des secrets les rendait, sinon indispensables, du moins suffisamment utiles pour fermer les yeux sur la continuation de leur existence. Malgré le pardon officiel de l’Empereur, trop nombreux étaient ceux qui leur vouaient une rancune tenace, et tout le monde n’était pas capable d’émuler l’exploit de Bayushi Aramoro. Continuer à se cacher, s’infiltrer dans les clans influents, attendre que le temps fasse son affaire, c’était l’option la plus prudente. En attendant qu’Aramoro, ou quelqu’un d’autre, donne à nouveau une légitimité au clan.

En toute objectivité, elle n’était pas à plaindre. Ses talents particuliers lui avaient permis de pourvoir largement à ses besoins. Néanmoins, quand Oharu comparait son train de vie actuel – celui d’une geisha itinérante, avec une certaine notoriété – avec celui dont elle avait bénéficié auparavant, elle ne pouvait s’empêcher de soupirer. Et elle était lasse de devoir en permanence flatter des individus dont le seul mérite était celui d’être né dans le clan du vainqueur.
Dans deux ans, elle aurait trente ans, et qu’avait-elle accumulé comme titres de gloire ? Une beauté reconnue, mais qui bientôt serait éclipsée par d’autres plus jeunes et plus fraîches, une renommée limitée au monde flottant, un peu d’or, deux ou trois kimonos, et quelques colifichets. Pas de quoi pavoiser.

Pourtant elle avait réussi à attirer l’attention de personnes haut placées ; mais ce qui l’agaçait, c’est de ne pas parvenir à transformer ce rôle d’agent de liaison, capable indifféremment de négocier, de persuader, de manipuler, de tromper, de faire chanter ou de séduire, en une affectation plus officielle et plus durable.
L’opération en cours était d’importance ; cette fois, elle s’assurerait que son travail soit récompensé à sa juste mesure. Demain, lors de la réunion, elle ferait le nécessaire avec Kemaru. Après tout, ils avaient aussi beaucoup à perdre.

- Dame Oharu, vos visiteurs sont arrivés.
- Merci, Ume-chan.
Qui était-ce, déjà ? Ah oui, les trois jeunes samurai en goguette. Encore des ignorants sortis tout droit de leur campagne qui allaient baver sur ses tatamis et faire la démonstration éclatante de leur inculture. Des adolescents imbus de leur personne qu’il lui faudrait éblouir, flatter, charmer - comme elle savait si bien le faire.

Avec un soupir, elle s’installa devant sa coiffeuse, et commença à appliquer ses fards. Un peu d’attente était d’usage, et elle était suffisamment renommée pour que sa présence doive se mériter.
De la poudre de riz sur l’ovale de son visage, sur sa nuque, sur ses mains…un peu de rose sur ses tempes…Le trait noir sur ses cils, dessiné avec précision, qui lui faisait des yeux immenses. Et enfin le rouge sur ses lèvres, délicatement appliqué, assorti au vernis de ses ongles et au sous-kimono écarlate.

Le miroir d’argent était grand, un cadeau d’un admirateur. Même absorbée par sa tâche, elle aurait dû voir si quelqu’un arrivait.
Mais cela se passa si vite qu’elle n’eut pas le temps de réagir.
Une main se plaqua sur sa bouche, un bras arqua brutalement sa tête en arrière. Un froid glacial glissa latéralement sur sa gorge, elle eut une sensation de pincement, et de vertige ; puis elle sentit un flot chaud se déverser sur sa poitrine, et la panique la saisit. Je me vide de mon sang !
Dans le même mouvement, l’homme la coucha sans bruit sur le sol, sans qu’elle ait de lui plus qu’un aperçu de ses bras et de ses mains. Des bras puissants, des mains aux paumes calleuses, habituées aux armes. Puis il se pencha. Elle vit alors son visage aux traits réguliers, ses yeux sans émotion, tenta de parler. Mais ses lèvres remuèrent sans qu’un seul son sorte de sa bouche.

Pourquoi ? fut sa dernière pensée désolée.



Kentohime s’impatientait. On leur avait déjà servi à deux reprises du thé et du saké, mais ils attendaient toujours, dans cette petite pièce où on les avait installés tous les trois.
Elle avait un peu hésité à venir. Bien qu’elle ait moins de préjugés à cet égard que bon nombre de guerrières Matsu, les maisons de thé n’avaient pas une réputation sans tâche. Il avait fallu toute la faconde de Sunîn pour la convaincre que celle-ci, au moins, valait le détour. A vrai dire, c’était également la curiosité qui avait joué. Kentohime n’avait pas vraiment eu l’occasion de voir de près une geisha accomplie, ni de visiter ce « monde flottant » dont elle ignorait tout.

L’arrivée à la maison du Lotus, l’accueil soigné, les petites attentions raffinées, tout cela l’avait charmée ; mais ensuite on les avait amenés dans ce petit salon qui, si confortable qu’il soit, n’avait rien d’extraordinaire, en leur demandant de patienter en attendant l’arrivée de dame Oharu.

Patienter, c’est ce qu’elle faisait, et elle avait l’impression que cela faisait des heures. Et contrairement à ses deux compagnons, l’excellent saké de la maison de thé la laissait indifférente. Elle avait détaillé chaque coup de pinceau de l’estampe, l’arrangement floral, avec sa discrète touche d’exotisme, les plateaux laqués, les coupes, et avait épuisé tous les sujets d’attention. Sunîn et Hidemasa échangeaient des plaisanteries, ce n’était pas sur eux qu’il fallait compter.
- Pourriez-vous vous enquérir de la venue de dame Oharu, je vous prie ? demanda-t-elle à une servante.
- Bien sûr, Matsu-sama. La servante s’inclina et s’en fut.

Du temps passa. La servante ne revint pas.
- Bon, ça commence à bien faire, décida Kentohime.
Sunîn, qui examinait d’un air navré le fond du flacon de saké vide, leva la tête.
- Hmm ? Qu’y a-t-il, cousine ?
- Je vais voir où est passée la servante. Et notre animation de la soirée.
- D’accord, je viens avec toi.
Il se leva, suivi de Hidemasa. Kentohime emprunta la petite porte par laquelle avait disparu la servante. Derrière se déroulait un étroit couloir. De la musique filtrait, assourdie, au travers des cloisons.

Elle n’eut pas à aller loin pour retrouver la servante. Ses pieds dépassaient d’un shoji entrouvert. Elle gisait à plat ventre, son cou faisant un angle anormal avec le reste de son corps, une expression de surprise sur le visage.
Quelques pas plus loin, le visage d’une pâleur de craie, gisait sur le côté une ravissante jeune femme. Son magnifique kimono s’étalait dans une mare de sang.

Le reste de la pièce était dans un désordre indescriptible. Vêtements épars, pots d’onguent épandus, meubles renversés, papiers éparpillés, un ouragan n’aurait pas fait plus de dégâts. La cloison du fond était ouverte sur la nuit.
Sunîn se précipita vers l’ouverture. Dehors, un auvent de bois protégeait un promenoir, de bois également, qui courait tout le long du patio. L’odeur de la terre humide montait du jardin central. Tout était tranquille et désert. Un shamisen égrenait sa rengaine mélancolique de l’autre côté du patio.

Le jeune homme hésita. On n’y voyait goutte, il était sans armes, et pour ce qu’il en savait il y avait un assassin embusqué, là, dehors. Il recula, empoigna la lourde barre de bois servant à fermer la cloison et la brandit devant lui. Hidemasa arriva, portant une lanterne. Autant le jardin que le promenoir de bois étaient dépourvus de traces de pas, en dehors des leurs. A croire que l’assassin s’était évaporé.

A l’intérieur, Kentohime, sans trop y croire, s’était rapprochée du corps de la belle jeune femme, prenant garde à ne pas marcher dans le sang épandu. La plaie béante de sa gorge ne laissait guère d’illusion sur son état. Elle n’avait pas d’arme.

Au bout d’un moment, les deux garçons finirent par rentrer, bredouilles.
- Je me demande pourquoi on l’a tuée…dit Kentohime, exprimant tout haut les pensées des trois jeunes gens.
- Peut-être y a-t-il un moyen de le savoir, fit Sunîn, se dirigeant d’un pas décidé vers un coffre. Tout laissait à croire que l’assassin avait été interrompu dans sa fouille hâtive par la servante, qu’il avait tuée à son tour, avant de s’enfuir.
- Tu as raison, approuva Kentohime. Ils se mirent à fouiller les lieux.

En dénouant le matelas roulé, Hidemasa entendit un tintement métallique. Une bague roula à terre. Une chevalière, ornée d’une pierre de belle taille. Il la ramassa. Dans le matelas lui-même, il trouva, soigneusement serrées dans du papier, des pièces d’or portant la tête de cheval du Clan de la Licorne. Une somme respectable.
Dans les flacons, ils découvrirent aussi deux pots dont la base contenait une substance brunâtre très différente des fards et des parfums. Du poison, supputa Sunîn.
Enfin, le kimono le plus épais s’avéra avoir une doublure intérieure imprévue. Il pouvait se retourner intégralement, comme une chaussette, offrant donc quatre apparences différentes selon le côté porté à l’extérieur. La doublure intérieure était noire d’un côté, blanche de l’autre.
- Drôle de geisha…commenta Hidemasa.
- Que faisons-nous, à présent ? demanda Kentohime.

A cet instant précis, les deux cloisons s’ouvrirent brutalement.
- Rendez-vous ! Toute résistance est inutile ! Vous êtes cernés !

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 15 août 2011, 21:32

Akodo Tsune était un homme d’une trentaine d’année, qui avait passé la moitié de sa vie à guerroyer, comme bon nombre de samurai du clan du Lion. Il n’était pas, comme d’autres, un guerrier dans l’âme ; mais son caractère posé, son sens de la discipline et de l’organisation, faisaient de lui un excellent soldat. Les hasards des affectations lui avaient valu d’être nommé capitaine de la milice de la cité de l’Honorable Sacrifice. Beaucoup auraient considéré cela une promotion ; mais Tsune, qui avait l’habitude des champs de bataille, des problèmes d’intendance et de ravitaillement, et pas des problèmes civils, vivait cette nomination comme une punition.

Tsune était aussi un excellent juge de caractère, même s’il n’aurait jamais pensé à s’en vanter, ou même à considérer cette sûreté de jugement comme une qualité.
Quand les portes s’ouvrirent, que ses hommes se ruèrent à l’intérieur, armes au poing, et qu’il vit les criminels supposés, sa première réaction fut l’incrédulité.

Un adolescent aux cheveux noirs et drus lui tombant dans les yeux, habillé de façon flamboyante, la main sur la garde de son sabre, un autre à peine plus vieux, les mains bien écartées posées à plat sur son obi, et une belle jeune fille dont il souvenait fort bien , et pour cause : elle lui avait rendu visite la veille.
Ses hommes les encerclaient, les deux victimes étaient allongées sur le sol, baignant dans leur sang, la chambre avait été fouillée : un flagrant délit comme il y en avait peu.

- On les amène au poste, capitaine ? demanda un des soldats, se saisissant manu militari d’un des coupables.
Sunîn se dégagea d’un coup d’épaules.
- Bas les pattes ! Je suis Matsu Sunîn, le neveu de Dame Aiko, et nous sommes les invités du gouverneur Chuzen !
Trois lances se pointèrent sur sa poitrine.

Les explications furent longues et difficiles, mais finirent par convaincre Tsune. Il n’imaginait pas que Matsu Kentohime puisse être une criminelle, et la déclaration de Sunîn fut rapidement vérifiée. Par chance, la maison du Lotus avait d’autres clients de marque, et en particulier le yojimbo du gouverneur, de relâche ce soir-là. Uso confirma sans difficultés qu’ils résidaient bien au Palais.

Aussi, quand Kentohime proposa leur aide, Tsune accepta avec reconnaissance cette transition inopinée de coupables pris en flagrant délit à celle d’assistants enquêteurs. Ses troupes étaient sur les dents, le magistrat précédent était décédé le mois dernier, et n’avait pas encore été remplacé ; de l’assistance était bienvenue.
Il avait déjà listé les autres clients de la maison de thé ; il y avait parmi eux des notables, de riches marchands, plusieurs samurai. La maison du Lotus était renommée. Après avoir noté leur identité, il les avait laissé quitter les lieux sans les inquiéter davantage. Les retenir aurait froissé les susceptibilités sans assurance aucune de faire progresser l’enquête.
Le personnel de la maison de thé allait être interrogé de façon plus poussée ; avec un peu de chance, on en saurait plus long sur la fréquentation de la victime et sur les raisons qui avaient conduit à cet assassinat.

Hidemasa mentionna leurs diverses trouvailles : l’or, la bague…Celle-ci n’évoquait rien à Tsune, mais l’or Licorne lui fit prendre un air soucieux. Les tensions étaient déjà bien assez importantes à la frontière sans compliquer les choses.
Il n’était jamais bon de trouver une somme aussi importante et aussi facilement identifiable auprès d’un cadavre. Et cela écartait définitivement cet assassinat de la liste des crimes crapuleux. Après cela, il n’était pas beaucoup plus avancé.

Hidemasa prit la bague, la fit rouler dans sa paume.
- Je sais exactement qui va pouvoir nous en dire plus, déclara-t-il, à la grande surprise de ses compagnons.
- Eh bien, à la bonne heure…Tenez-moi au courant, répliqua Tsune. Je ferai de même de mon côté.

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