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(Passages) Taxi de nuit

Publié : 08 mai 2007, 16:15
par matsu aiko
Au hasard des trajets, on fait parfois des rencontres, de lieux ou de personnes, qui vous font réaliser que cotoyant le prosaïque et le banal, il y a d’autres mondes entraperçus, qui chatoyent de leur propre splendeur, tour à tour surprenants, étranges, émouvants, tragiques ou merveilleux.

Il suffit d’écouter, et de regarder. Et, parfois, d’un peu d’imagination.

Voici l’un d’eux.


Les taxis, c’est comme la prostitution.

Comme les prostituées, les taxis prospèrent quand les clients sont dans la rue.
Les chauffeurs de taxi ont leur visite médicale annuelle au même endroit que les prostituées.
Comme les prostituées, ils peuvent être condamnés pour racolage.
Et comme les prostituées, ils sont payés pour transporter leurs clients.

Cela fait quarante ans, donc, que je me prostitue. Et j’en ai vu de belles.

Publié : 08 mai 2007, 16:16
par matsu aiko
J’ai mes petites habitudes. Le jeudi, j’ai relâche. J’en profite pour aller voir mes potes au relais de l’Ouest, dans le XIVe. Juste à côté, il y a une station de taxi où il n’y a jamais de taxi, et pour cause, elle n’opère plus depuis trente ans. Mais comme place de stationnement réservée, c’est bien pratique.

Comme tous les jeudis soirs, je m’y étais garé, en berne (ça, c’est quand il y a juste la petite lumière bleue, et pas le panneau illuminé qui clame « TAXI » à la face du monde, là, juste pour vous, le véhicule providentiel qui va vous sauver la mise. Je précise ça pour les ignares et les provinciaux, et entre nous, pour les parisiens, c’est à peu près la même chose).

J’étais avec les copains au bar, quand j’ai vu un type, crâne dégarni, costume étriqué, attaché-case, du style aide-comptable, ou employé administratif souffreteux, planté au niveau du poteau ‘Taxis’, à côté de ma voiture. Clairement, il attendait un taxi qui ne viendrait jamais.

Comme je ne suis pas le mauvais bougre, je suis sorti et je lui ai indiqué que s’il voulait un taxi, il ferait mieux d’aller à l’autre station, cent mètres plus loin. Aucun ne passerait par ici.
- Comment le savez-vous ? m’a-t-il demandé.
- Je le sais, parce que c’est ma voiture, là. Mais comme vous le voyez, je suis en berne, je ne travaille pas aujourd’hui.
Je lui indique comment rejoindre l’autre station, qui n’était pas bien loin. Le type m’a remercié, et je suis rentré dans le bar.

Une heure plus tard, j’en suis ressorti. Croyez-moi si vous le voulez, mais le type était toujours là, avec sa petite mallette. Visiblement, il était déterminé à monter dans MA voiture. En plus, il était plutôt énervé, après toute cette attente.
Je lui ai à nouveau expliqué que je ne travaillais pas aujourd’hui, et que non, même pour cent mètres, il ne monterait pas dans mon taxi. Non mais ! Même Dieu s’est reposé, le dernier jour.

Croyez-moi si vous le voulez, mais l’aide-comptable a écrit à la préfecture – nous autres taxis, on dépend de la préfecture. Quinze jours plus tard, j’étais convoqué, et suspendu pour un mois. Et pourtant, il avait relaté véridiquement les faits.

Publié : 08 mai 2007, 16:17
par matsu aiko
Une fois, j’ai été appelé à l’Hôpital du Val de Grâce, pour aller récupérer J***, le fils de T***, le metteur en scène. Le Val de Grâce est un hôpital militaire, mais certaines célébrités s’y font soigner aussi.
Je me suis pointé. Il était déchiré, mais déchiré grave. Complètement cuit, bourré, gris, raide comme un passe-lacet. J’ai dit aux infirmières :
- Pas question que je l’embarque. Il va se répandre partout dans ma voiture et je vais mettre deux jours à tout nettoyer !
- Mais non, mais non, il va être sage, m’ont-elles assuré.
En grommelant, je me suis laissé convaincre, et J*** a grimpé à l’arrière, plus mort que vif. Je l’ai apostrophé d’emblée.
- Je vous préviens, je ne veux pas de bazar, alors vous avez intérêt à vous tenir à carreaux !
Tout célèbre qu’il soit, il s’est aplati comme une crêpe.
- Ne vous fâchez pas, m’sieur. Je me tiendrais bien, promis.
Je lui ai jeté un coup d’œil incisif – celui que je réserve aux troubles-fêtes – par le biais du rétroviseur. Il se ratatina encore plus.
Fait est dit, il se montra discret. Pendant tout le trajet, silence complet. Pas un mot, pas un son, pas un froissement d’étoffe, au point que j’ai pensé : Tiens, il a dû s’endormir.
Coup d’œil dans le rétro, non, il était réveillé.
On arrive devant chez lui.
- Voilà, vous êtes arrivé.
Il me paye, sort, toujours avec cet air de somnambule, et c’est là que je me suis aperçu qu’il était nu comme un ver.
Pas un instant, je ne l’avais entendu enlever ses vêtements.

Quand je vous dis qu’on en voit de drôles dans ce métier !

Publié : 08 mai 2007, 16:19
par matsu aiko
Une autre fois, j’ai embarqué une femme et sa fille, pour aller gare d’Austerlitz.
Et là, le coup au cœur. Ce mélange de beauté et de classe qui vous atteint comme un coup de poing, là, en plein dans les tripes, et qui vous retourne complètement.
J’avais déjà vu de jolies femmes, j’avais couché avec certaines, mais là…C’est bien simple, j’étais incapable de la quitter des yeux.
Aux deux tiers du chemin, j’ai pris mon courage à deux mains, et j’ai entamé :
- Madame, il faut que je vous dise quelque chose…
- Ne me dites rien ! me coupa-t-elle d’un ton qui n’admettait pas de discussion.
Méchamment mouché par cette réplique cinglante, je restai coi, et poursuivis le reste du trajet en silence, le regard toujours rivé au rétroviseur. Je ne sais pas par quel miracle je n’ai pas eu d‘accident. S’il y avait des feux rouges ou des stops, je ne les ai pas vus.

Nous arrivons gare d’Austerlitz. Elle me paye, rien à dire, je sors sa valise, et je m’adresse à l’enfant.
- Tu pars en vacances ?
Elle hoche la tête.
- Tu n’aurais pas une petite place pour moi dans ta valise ?
Elle tire la jupe de sa mère. Celle-ci se penche, la petite lui chuchote quelque chose à l’oreille.
Celle-ci me regarde durement, et me sort, là, sur le quai, devant tout le monde :
- Vous ne me sauterez pas !
Mortifié, je m’apprête à retourner au volant quand elle ajoute :
- J’ai bien vu que je vous intéressais. Alors, si vous voulez venir avec moi, vous pouvez, mais je vous préviens, il ne se passera rien !
- Chiche, que je dis.

J’ai planté là ma voiture, j’ai pris un billet deuxième classe pour Clermont Ferrand, et je suis monté avec elles dans le train, la gueule enfarinée et le sourire aux lèvres.
N’importe quel autre mec aurait pensé pareil, à ma place. Quinze jours en tête à tête, ma jolie, je te fais ton affaire, c’est sûr.
Après tout, malgré ses déclarations tranchantes, si elle acceptait qu’un parfait inconnu l’accompagne en vacances, c’est qu’il y avait un petit quelque chose, pas vrai ?
Et puis je ne suis pas un adonis, mais je sais que je plais aux femmes.

Pendant quinze jours, nous avons partagé le même appartement.
J’ai tout essayé. Tout ! Eh bien, croyez-moi si vous le voulez, mais il ne s’est rien passé.
Je n’avais eu aucun geste déplacé, mais j’avais eu quand même des attentions, des compliments, des audaces verbales, des appels du pied on ne peut plus clair. Il arrivait qu’on se croise en sous-vêtements dans la salle de bains, par exemple, ou qu’on se frôle dans la cuisine. N’importe quelle femme se serait laissée faire. N’importe quelle femme normale, je veux dire.
Là, rien, ce qui s’appelle rien. J’étais fou.

On a quitté Clermont Ferrand, et on est revenu à Paris. J’ai pensé à ma voiture, qui devait se trouver à la fourrière, à tout l’argent que j’avais dépensé pour m’habiller, à la fenêtre que j’avais dû laisser ouverte chez moi, aux explications qu’il faudrait que je fournisse. Ces vacances impromptues me coûtaient une fortune, et probablement pas mal d’ennuis.
Et là, en descendant du train, coup de théâtre. Elle me roule un patin, un vrai, du genre qui vous récurent les amygdales en faisant la poussière derrière, et me plante là, sur le quai, complètement ahuri.
Quinze jours à tout tenter, sans avoir la moindre ouverture, et maintenant ça…

Je suis rentré chez moi, j’ai récupéré ma voiture, payé l’amende, remis en état la moquette – il avait plu dans le salon.
J’étais complètement déboussolé, je n’y comprenais plus rien.
J’avais son numéro, mais je n’osais rien faire. Après tout, elle m’avait annoncé qu’il ne se passerait rien, et avait tenu parole, si frustrant que ce soit…mais alors, à quoi rimait le coup du baiser passionné ? Je ne savais plus à quel saint me vouer.

Trois jours plus tard, elle m’a appelé.
- Et alors, vous ne vous manifestez plus ? (On se vouvoyait. Je sais, ça peut paraître ridicule, mais c’était comme ça).

On s’est revu, bien sûr. Ca a duré six ans. Les six plus belles années de ma vie.

Pourquoi, me direz-vous, pourquoi ces quinze jours ?
Elle me l’a avoué un peu plus tard. En fait, elle en crevait d’envie, mais elle ne voulait pas que je la prenne pour une fille facile.
On ne peut que respecter une femme comme ça.

Publié : 08 mai 2007, 17:12
par Ashidaka Kenji
excellent !! :clap:
où donc as-tu découvert ses histoires de taxi
dans les univers parallèles de ton imagination ou ce taxi existe-t-il vraiment ?? :chepa:
Kenji :grue:

Publié : 08 mai 2007, 17:37
par matsu aiko
Semaine dernière, taxis G7, 6h du mat, Paris Heathrow.

Publié : 08 mai 2007, 18:13
par Ashidaka Kenji
incroyable !!
quand la réalité dépasse la fiction!
Kenji :grue:

Publié : 08 mai 2007, 18:34
par matsu aiko
je suis d'accord :)
la dernière histoire, notamment, je la trouve fabuleuse :fete:

Publié : 09 mai 2007, 08:23
par Tetsuo
Superbe.
L'enchainement des histoires, les mots, tout y est.
Ca donne envie de prendre le taxi !

Publié : 09 mai 2007, 09:15
par Hida Matsuura
Truculent à souhait. Marci, Aiko-chan, pour ces petits moments délicieusement surréalistes !


Matsuura, bushi qui a dû prendre le taxi deux fois dans sa vie...

Publié : 09 mai 2007, 09:36
par Katsumi
Quand j'aurais rien a faire de mon argent j'irais ecouter leurs histoires ^^ en attendant je prend le metro :D

Publié : 09 mai 2007, 09:50
par Mirumoto Ohmi
J'me disais bien que t'étais pas chauffeur de taxi!

Excellent par ailleurs! :x

Publié : 09 mai 2007, 19:51
par matsu aiko
Merci :jap:

Publié : 10 mai 2007, 10:47
par Kakita Inigin
:lol: fabuleux. ca recoupe une réflexion que je me faisais sur tout ce qu'on ne voit pas et qui existe quand même.