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[Background] Lame de neige

Publié : 13 oct. 2004, 16:48
par Seppun Kurohito
Au coeur de la tempête

Malgré les shoji grand ouverts et les rayons de Dame Amaterasu, il régnait dans la chambre une atmosphère oppressante.
L’air, saturé d’encens, ne couvrait guère les odeurs de sang et de sueur. Agenouillée au centre du tatami, Kakita Naishime s’agrippait farouchement aux bras de ses dames d’atour, dont les visages étaient tels des masques de Nô.
La délivrance s’annonçait mal.
La frêle jeune fille avait perdu beaucoup de sang et l’enfant se présentait à l’envers, un bien mauvais présage.
Mai, la sage-femme, turban défait et visage moite, priait tout en exhortant sa maîtresse à réguler son souffle. Elle craignait que la dame ne soit prise des tremblements annonciateurs d’une nouvelle crise, qui entraineraient irrémédiablement la mort de la mère et de l’enfant. Naishime hurla en expirant encore une fois de toutes ses forces. Son corps, d’ordinaire si doux et grâcieux, se tordit sous les assauts de la douleur qui embrasait ses entrailles.
Elle entendit à peine la voix rassurante de la vieille Mai, qui s’était occupée d’elle depuis sa prime enfance.

“En voilà un qui ne veut pas vous quitter, Madame ! Attendez ! Je le vois…”

Enhardie par ces dernières paroles, la jeune Kakita tendit toute sa concentration vers une unique pensée : pousser.
Brutalement, elle sentit la souffrance l’inonder alors que son enfant respirait pour la première fois les odeurs du monde. Le cri de son fils résonna longuement dans son âme alors que le néant s’emparait d’elle…

Kakita Noburoto, assis en lotus sous un dais de soie claire, tournait la délicate porcelaine d’une main experte en humant les arômes délicats du thé sombre, tentant de chasser les violentes émotions qui menaçaient de lui faire perdre son contrôle habituel. Depuis le cri déchirant de son épouse, résonnant dans les murs lambrissés du palais, chaque minute rajoutait à son appréhension.

Des pas rapides résonnèrent dans le couloir. Noburoto reposa la tasse sans y goûter, et inspira profondément, alors que deux servantes de la maison de son épouse s’agenouillaient devant le fusuma ouvert.
Avec une rigueur calculée, Noburoto parla d’une voix sèche.

“- Alors ?”

Shatsu, la plus âgée, marquant davantage son salut, lui répondit d’une voix tremblante.

“- Vous avez un fils, Monseigneur.

Noburoto expira lentement, chassant peu à peu l’angoisse de ces dernière heures. Un fils…
Son visage se décontractait à mesure que son soulagement laissait place à une joie nouvelle.
Soudain, un ombre dans son esprit le fit frissonner.

“- Comment se porte mon épouse ?”

Les servantes posèrent toutes deux le front sur le sol et le jeune samurai sentit leur crainte presque palpable.

“- Elle ne veut pas se réveiller, Kakita-sama, et l’Ancienne demande à ce que le maître shugenja veuille bien la visiter…”

Noburoto rejeta sa longue chevelure blanche en se redressant.

“- Faites savoir à Mai que je le fais quérir immédiatement.
- Hai, Kakita-sama”. Les deux servantes répliquèrent de concert, avant de disparaitre aussi rapidement qu’elles étaient venues…

Le pâle après-midi avait cédé sa place à une nuit glacée.
Les flocons de neige dansaient dans le vent du nord, et le ciel lourd masquait la lumière d’Onnotangu aux yeux des mortels.
Par la fenêtre, Noburoto ne discernait qu’un tableau bicolore, une voûte de ténèbres sur un manteau de pureté.
Son fils était né au coeur d’un tempête, et son épouse n’avait repris conscience qu’un instant, le temps de murmurer un nom…

Setsuko…
Ce serait là le nom d’enfant de son fils. Dans l’antichambre des appartements de Naishime, Noburoto reçut son vieil ami Asahina Kotashi. Le prêtre avait bien dix ans de plus que le jeune kenshi, mais semblait du même âge.
Dans un austère kimono de cérémonie de lin bleu où des fils de soies argentées dessinaient de délicates vagues, Kotashi avait l’élégance inhérente à la Grue, et même son visage quelconque était mis en valeur, encadré par une longue chevelure tressée et une courte barbe en collier. En comparaison, le port noble et le regard d’acier de Noburoto lui donnait une dureté qu’il n’avait pas en temps ordinaire.
Dès l’entrée du prêtre, il lut dans son regard azur que quelque chose n’allait pas. Toujours calme et affable, il salua Kotashi avec cérémonie, et ce dernier répondit aux convenances en posant son shakujô contre le mur. Le bâton du prêtre, duquel pendaient plusieurs plumes colorées, comportait à son sommet quatre anneaux de métal, signe de son avancée spirituelle. Noburoto s’assit en invitant son hôte à faire de même, avec le moins de formalisme possible, afin de donner à cette entrevue une allure plus amicale.

“-Kotashi-san, je vous remercie d’avoir agréer à ma demande si rapidement. Votre présence auprès de moi est un signe des Fortunes auxquels je rends grâce, et je compte prouver mon contentement en jeûnant jusqu’à la nouvelle lune, où j’irai faire offrande au temple…”

Le shugenja salua avec douceur à ces paroles, mais tout sentiment était absent de son visage, ce qui ne fit qu’accroître l’inquiétude du Kakita. D’un ton mesuré, le maître Asahina épargna à son ami une trop longue attente.

“- Je me ferai une joie de vous y accompagner Noburoto-san, et joindre mes prières aux vôtres, pour la prospérité de votre maison.” Kotashi accompagna ses paroles d’une gravité marquée.

“- Je vous en prie, Kotashi-san, parlez sans détours. Mon épouse est-elle remise ?”

Kotashi plongea son regard pénétrant dans celui de son interlocuteur, et reprit d’une voix mesurée.

“- Votre épouse dort, pour l’heure. Mais je veux être entièrement sincère avec vous, Noburoto-san. Sa survie tient du miracle et je présage que sa santé en demeurera irrémédiablement affaiblie. Naishime-gozen est très fragile, vous ne l’ignorez pas, et… elle ne vous donnera pas d’autres enfants, mon ami.”

Noburoto salua lentement à ses paroles, le temps d’assimiler la nouvelle, et tenta de mettre dans ses propos un peu d’entrain.

“- Les Fortunes ont voulu que mon épouse me donnent un fils, Kotashi-san, et si leur volonté est qu’il soit mon seul enfant, j’accepterai mon karma et me réjouirai du bonheur d’être un bon père, et un bon époux.”

Le prêtre lui répondit par une vague sourire, mais son regard soucieux démentait toute joie. Il reprit, plus hésitant.

“- Je ne peux que louer votre sagesse, mais votre fils… votre fils est fragile…il est trop petit, même pour un nouveau-né, et sa respiration est difficile.”

Noburoto s’était raidi, et son visage avait pris la dureté de la pierre. Devant son silence, Kotashi reprit.

“- S’il passe l’hiver, il aura toutes ses chances. Son thème astral est prometteur, Noburoto-san, mais… il portera certainement les faiblesses du sang de votre épouse…”

Le jeune père crispa la mâchoire sous le couperet de la sentence. Il descendait d’une lignée forte, et il pria silencieusement ses ancêtres de le pardonner. Quelle faute avait-il pu bien commettre pour que les Cieux lui envoient un héritier malade ?
Il laissa ses sombres idées glisser sur son esprit acéré et remercia le shugenja pour sa franchise.

Après avoir quitté Asahina Kotashi, Noburoto entra un instant dans la chambre où dormait son épouse. Ses dames d’atour avaient accroché plusieurs lampions autour de la couche afin de chasser l’obscurité et les mauvais esprits, et, les unes à côtés des autres, s’appliquaient à calligraphier des poèmes de louange et de réconfort, en prévision du réveil de leur maîtresse.
A l’entrée du maître de maison, elles cessèrent leurs ouvrages pour le saluer. Après un bref hochement de tête, Noburoto regarda la frêle silhouette, allongé sur les draps de soie. On lui avait revêtu un yukata de coton léger, clair et ostentatoire, qui avait fait partie du coffret de mariage offert par la Maison Seppun lors de ses noces. Seppun Naishime, alors promise au jeune chui, avait été une jeune fille douce et enjouée, curieuse du monde et fervente du Tao. Avec le temps, elle avait laissé place à une épouse dévoué, fidèle et appliquée, mais si fragile…et chaque année plus silencieuse, plus détachée, plus inaccessible…

En quittant la pièce, il croisa le regard brillant de la première dame de compagnie, Toda Yoshome. Un feu brûlant s’éveilla dans son coeur, écho de l’ardeur de la courtisane. Mais pour l’heure, il avait besoin de solitude, et de réflexion. Il quitta la maisonnée silencieuse d’un pas assuré.

Cette nuit-là, Yashinka, le sabre de Kakita Noburoto dansa rageusement avec la neige et la glace jusqu’à ce que les premiers rayons de Dame Soleil ramène la paix dans son esprit…


Gempukku

L’hiver s’était attardé sur les plaines côtières des terres de la Grue.
Le manteau neigeux perdurait et rendait plus ardu les premières floraisons.

Depuis le salon de réception de sa demeure, Noburoto pensif, regardait la cour pavée où s’affairaient les serviteurs, en prévision de la réception à venir. Depuis le début de la saison froide, la visite de Nawashi Gura avait jeté le trouble dans son esprit.
Envoyé par le seigneur Seppun Shimmai, patriarche de la maison de sa première épouse, il avait était formel et très clair : il était temps de songer au sort de Setsuko, son aîné, et de lui préparer un avenir digne de sa lignée.
Kakita Noburoto évitait toujours de songer à son premier-né, dont la seule existence était une gêne, une source de malaise dans une vie sinon exemplaire.
Setsuko portait sur son visage et dans sa grâce l’héritage de sa mère, et rappelait à Noburoto les choix lourds de conséquences de ses actes d’alors.

La répudiation arrangée de Naishime, bien qu’acceptée de bonne grâce par les parties concernées, avait assurément courroucé la Maison Seppun, et il lui attribuait intuitivement son absence d’avancement au sein des armées du Clan.
Depuis ses noces avec son amour de jeunesse Toda Yoshome, sa maison avait perdu en prestige et le nombre des invitations aux Cours d’Hiver avaient diminué d’années en années.

Son regard s’attarda sur le pavillon des femmes, de l’autre côté de l’esplanade. Setsuko y vivait dans le confort, entouré de nourrices, de servantes et de précepteurs que Yoshome prenait invariablement sous sa protection.
Depuis qu’il avait succombé à l’une de ses terribles crises en présence d’invités, cinq ans auparavant, Noburoto avait ordonné que le chétif Setsuko soit cloîtré dans le grand pavillon, et qu’il ne paraisse plus dans les lieux communs de sa demeure. Avec le temps, la honte qu’éprouvait le duelliste s’était atténué, mais ressurgissait les rares fois où il croisait son fils aîné.

Mais l’enfant atteignait sa quatorzième année, et la décence demandait à ce qu’il soit retiré à son entourage féminin.
Le rire de Jiro le tira de sa rêverie. Son fils cadet faisait toute sa fierté, et Noburoto trouvait du réconfort à regarder sa chère épouse réprimander l’enfant turbulent, tout en reprenant Joko, leur benjamine, dans ses exercices de calligraphie.
Yoshome avait tenu à superviser elle-même l’éducation de ses enfants, et son mari ne lui refusait rien. Confiant Jiro aux bons soins de Shatsu, laquelle avait remplacé la vieille Mai lorsque celle-ci avait choisi de suivre Naishime dans sa retraite, Yoshome posa un regard empli d’amour sur son époux.
Sa seconde femme avait, contrairement à la première, une assurance et une autorité qui n’enlevait rien à la douceur et la délicatesse légendaire des dames de la Maison Doji. A l’époque où elle servait fidèlement dame Naishime, leur amour avait été comme un torrent incontrôlable, un embrasement des sens et de l’esprit. Mais depuis qu’ils connaissaient, en dépit des fâcheuses conséquences, la joie d’une union officielle, leur affection avait atteint une compréhension mutuelle qui transcendait la parole

“- Vous ne devriez pas vous mettre dans un tel état, mon époux… Je suis sûre que tout se passera bien. Setsuko s’est appliqué tout l’hiver pour vous plaire et honorer votre nom. Vous ne devriez pas être aussi dur…”

Noburoto n’avait jamais saisi la nature des rapports qui unissaient son épouse à un beau-fils dont les traits même étaient le témoignage d’un passé douloureux. Elle traitait le frêle garçon comme son propre enfant, et parlait toujours dans son intérêt à l’heure des décisions importantes. C’était sur son insistance qu’il n’avait pas, à la naissance de Jiro, rejoint la Confrérie de Shinsei, comme l’avait souhaité Noburoto. Au-delà des arguments réalistes et convaincants sur la réaction possible de la Maison Seppun, une véritable compassion animait Yoshome. Des attentions que ne lui rendait pas l’enfant.

“- Je ne mets pas en doute les intentions de Setsuko, Yosho-chan. Je sais simplement que son corps peut le trahir à tout moment, et un seul de ces instants peut suffire à détruire tout ce que ma famille a acquis. Je ne veux pas voir l’un de mes fils faire le déshonneur de ma lignée, voilà tout…”

Voyant que sa bien-aimée allait rétorquer avec véhémence, il reprit d’un ton plus incisif.

“- Son gempukku aura lieu avec tous les honneurs qui lui sont dûs, et je ferai apprêter une suite à son seul usage. Le seigneur Seppun Shimmai devra s’en contenter pour l’instant. Lorsque Jiro sera en âge, je le ferai reconnaître comme mon héritier et lui obtiendrai la faveur d’intégrer un dojo digne de notre nom. Ensuite seulement je permettrai à Setsuko…et bien, de prouver sa valeur. Peut-être qu’une éducation artistique serait envisageable…
Etes-vous toujours en bon entendement avec ce prestigieux dramaturge… Kakita Karumasu ?”

Yoshome, dont le visage s’était refermé, s’inclina avec résignation.

“- Hai, mon seigneur…”

Du coin de l’oeil, elle aperçut au loin la pâle silhouette de Setsuko, cachée dans l’ombre d’une fenêtre.
Comme chaque matin, il regardait avec un curieux détachement les entraînements des samurai de la demeure.
Comme chaque matin, elle ressentit la subtile morsure de la culpabilité dans son coeur…

Malgré la fraîcheur venteuse et le ciel couvert, la cérémonie, bien que sans faste, s’était déroulée à l’extérieur.
Setsuko avait, comme la coutume l’exigeait, jeûné depuis la veille et passé la nuit en prière.
Mais le remède énergisant que lui avait préparé Shatsu au préalable, lui, n’était pas coutumier.
“Pour te donner des forces” avait-elle dit avec tendresse.
Pour son plus grand malheur, l’isolement et la solitude de ses années d’enfance avait poussé son esprit à l’étude et la réflexion, et il ne lui restait rien de la fraîcheur, de l’insouciance et de la naïveté qui convenait à cette époque de la vie, si tant est qu’il l’ait connu un jour.
Il n’avait rien rétorqué, bien qu’il ne fut pas dupe. Son père ne souhaitait pas une nouvelle catastrophe durant la cérémonie.
Setsuko ne pouvait que reconnaître la justesse de ses craintes. La veille, à la simple évocation de ce qui l’attendait, sa tête s’était mise à tourner, et les tremblements annociateurs d’une nouvelle crise n’avaient cessé qu’au soir tombant, lorsqu’en prière, il avait mis à profit le recueillement pour retrouver un semblant de sérénité.

Dès l’aube, vêtu de son plus beau kimono, il fut conduit dans la cour où, sur l’estrade dressée, l’attendaient ses parents, entourés de quelques invités d’honneur, dont il ne connaissait pas la moitié : l’envoyé de la famille Seppun avec son long visage, Asahina Kotashi, le prêtre vieillissant, et quelques autres.
Son attention s’était surtout focalisée sur un homme au visage rond, dans un kimono azur élégant de simplicité, portant un sabre d’une beauté sans pareille.
Le seul à lui avoir souri.
Kakita Miroji était un sensei honoré du prestigieux dojo de Shiro sano Kakita. Setsuko avait eu du mal à le croire. Jamais il n’avait été en présence d’autant d’hommes, d’éminents samurai venus pour lui. Les frissons avaient commencé à le parcourir dès les présentations. Une vague de panique menaçait de le submerger.
Après les rites d’usage vint le moment pour lui de prendre la parole…
Son moment.

La tension avait alors atteint son paroxysme, et ses mains, posées sur le sol, commencèrent à trembler. Les mots menaçaient de rester dans le noeud de sa gorge.
Sentant son corps le trahir à nouveau, il leva un visage implorant et croisa le regard du maître Miroji.
Au-delà de son visage doux et compatissant, dans l’acier de son regard, Setsuko sentit une force incommensurable, une énergie de vie que son corps ne masquait qu’à peine.

Le temps se figea.
Comme un écho à la puissance du kenshinzen, le jeune homme ressentit une ardeur nouvelle s’éveiller dans son ventre. Il concentra toute son énergie sur cette chaleur, avant qu’elle ne l’abandonne.

Soudain, il comprit.

Son corps était son ennemi.

Il le serait toute sa vie, jusqu’à son dernier souffle.
Aucun ennemi n’aurait jamais autant de sournoiserie, de force impitoyable que celui-là.
Aucun adversaire ne profiterait jamais de sa moindre faiblesse, guettant chaque faille avec autant d’efficacité que sa propre chair.
Et Kakita Miroji le savait.
Cette révélation était apparue au maître de sabre comme une évidence, et elle prenait corps désormais en lui.

Comme par magie, la peur s’évanouit. Elle disparut comme la flammèche d’une bougie dans un vent violent, balayée par cette nouvelle lucidité.
Setsuko se releva et cita sans faillir le nom de chacun de ses ancêtres, sous le regard de proches d’abord sceptiques, puis surpris, et finalement soulagés par sa prestation.
Lorsque son père s’approcha solennellement pour lui remettre le wakizashi ciselé récemment sorti des forges de la famille Kakita, il observa cet homme qu’il n’avait pas vu depuis plus d’une saison.
Il pouvait lire de la satisfaction dans la dureté de ses traits, mais pas une seule étincelle de cette fierté qui illuminait son visage en présence de Jiro.

Le visage fermé, l’enfant reçut la lame qui faisait de lui un homme, et la brandit soudainement, comme pour braver les cieux.

“- Moi, Kakita Tadatori (1), accepte cette lame et fait serment de servir ma famille, mon Clan et l’Empire jusqu’à mon dernier souffle.”

Le choix de son nom d’adulte plongea l’assemblée dans une silencieuse perplexité. Chacun cherchait le sens de cette décision.
Tous, sauf un, dont le visage s’éclaira comme un radieux soleil.



“Je souhaite en faire mon élève, Noburoto-san”

Le visage de Kakita Miroji, mélange de fines rides naissantes et de lègères cicatrices, témoignait d’une vie bien remplie.
Son léger sourire, toujours présent, contrastait avec la dureté de son regard. Miroji maîtrisait le style Kakita et avait voué sa vie au iaidô.
Il comptait parmi les rares maîtres qui enseignaient à Shiro sano Kakita, bien qu’il se considérait toujours comme “l’élève de Toshimoko”.
Noburoto était quant à lui adepte du style Toshimo-ryu, une variante élaborée et perfectionnée de l’ancien style Kakita par le père de l’actuel maître de l’académie de duel, et n’avait jamais reçu d’enseignements de Miroji.
Il avait compté que ce dernier appuyat sa demande lorsque l’heure serait venue pour Jiro d’intégrer un dojo, mais voilà que tous ses projets étaient remis en question par l’absurde décision du sensei. Tournant et retournant dans sa tête une manière de montrer à Miroji son erreur, il se retrouvait pris au piège.

“- Miroji-sama, veuillez pardonner mon insistance, mais je ne suis pas sûr que le choix de Sets… Tadatori soit le plus approprié. Il…

- Mettriez-vous mon jugement en doute, Noburoto-san ?”

Le ton tranchant de Miroji ne laissait aucune place pour une réponse contraire à ses désirs sans risquer un duel. La perspective d’un affrontement n’effrayait pas Noburoto, mais la supériorité évidente du sensei en faisait déjà le vainqueur, et le père de Tadatori ne souhaitait rien moins que de perdre la face.

Anéanti, il baissa la tête et répondit difficilement.

“- Non, Miroji-sama… Sans doute ne puis-je voir la sagesse d’un tel choix… Je faire savoir à mon fils qu’il se tienne prêt pour votre départ.”

Souriant, Miroji rajouta, comme pour lui-même :

“- Il le sait déjà…”


(1) Terme rokugani pouvant signifier "Mon pire ennemi"

Publié : 13 oct. 2004, 17:01
par Seppun Kurohito
La neige et le sang

Chaque année, après le Championnat de Topaze, Shiro sano Kakita recevait des élèves des dojo les plus prestigieux de tout l’Empire, venus éprouver leur valeur et tenter de montrer la supériorité de leur technique. Les maisons de thé et de sake de Tsuma ne désemplissaient pas, et le flot incessant de voyageurs faisait la joie des marchands et des artisans de la ville.

A l’aube du troisième jour du mois du Dragon, Mirumoto Akamatsu Ryoshin, maître du style Nitten-ryu, à partir duquel il avait crée sa propre technique, se présenta aux portes du plus éminent dojo du Clan de la Grue, en proposant un affrontement amical. Il avait immédiatement été reçu, avec ses deux acolytes, en grande pompe.

Ce n’était pas le genre de proposition à prendre à la légère.
Akamatsu Ryoshin s’était fait un nom à travers tout Rokugan, et s’opposer avec les pratiquants les plus purs du style traditionnel Kakita serait la consécration d’une vie entière d’entraînement.
Une simple victoire ici, et le style Akamatsu entrerait dans le cursus des dojo de la Maison Mirumoto.
Pour la Grue, il s’agissait de préserver sa réputation d’excellence face à cet homme dépenaillé et mal rasé, qui avait obtenu de son seigneur le droit de parcourir Rokugan de part en part. Tout le dojo connut deux jours d’effervescence, alors que le retour du maître Kakita Toshimoko se faisait attendre.

Si le maître Akamatsu était un invité affable et poli, son second, Mirumoto Kanshô Tanaka faisait preuve d’une suffisance et d’une manque de courtoisie significatif d’une petite naissance, et s’attira rapidement l’antipathie de ses hôtes.
Quant au dernier membre de cet énigmatique trio, Mirumoto Shimmen Koîchi, il s’agissait d’une jeune fille silencieuse, à la beauté troublante, que le maître avait pris comme élève tout récemment.

Dés qu’il la vit, Tadatori fut fasciné par la mystérieuse étudiante, et elle ne quitta plus ses pensées.
Ses entraînements s’en ressentirent immédiatement, ce que Miroji ne manqua pas de souligner.

Le jeune Tadatori avait bien changé en une seule année. Sa taille et sa corpulence avait fait disparaitre les derniers vestiges du frêle Setsuko, et bien que les autres étudiants le trouvaient froid et indifférent, il faisait la fierté de Miroji-sensei, qui ne lui épargnait aucun effort.

Le jeune homme s’éveillait en pleine nuit, moite et tremblant, l’esprit encore empli de rêves où la belle koîchi dansait, sabres en main, au coeur d’une tornade de flocons rougis de sang.
Il cacha trois jours durant l’angoisse que suscitaient de tels songes, mais ne pouvait quitter du regard leur belle invitée dès qu’elle entrait dans la même pièce que lui, et se surprit même, à plusieurs reprises, à la suivre dans les salles du dojo.

Son émoi ne fit que croître lorsque l’on apprit la décision du maître de l’Académie, Kakita Toshimoko.

Il était déjà arrivé, par le passé, qu’un maître du sabre vint chercher querelle au grand dojo du Clan de la Grue, mais la plupart du temps, ces errants s’avouaient vaincus dès leur premier entretien avec Toshimoko, que son rang de sensei impérial obligeait à vivre le plus souvent à Otosan Uchi.
Mais cette fois-ci, non seulement le puissant kenshinzen annonça une confrontation, mais il décida d’éprouver le style Akamatsu d’une bien curieuse façon : il affronterait en personne Akamatsu Ryoshin, alors qu’un de ses seconds croiserait le fer avec Kanshô Tanaka.
Et pour compléter cet affrontement inhabituel, Kakita Miroji devait choisir un de ses étudiants de première année pour affronter Shimmen Koîchi, car le maître Akamatsu n’avait pas seulement fait l’éloge de son style en comparaison de celui de Kakita, mais avait affirmé qu’il était plus facile à appréhender pour de jeunes initiés.

L’excitation était tangible dans les murs anciens de Shiro sano Kakita. Comme si l’éveil n’avait pas suffi à mettre un terme à son rêve, Tadatori entendit son nom, prononcé avec cérémonie par Miroji-sensei lors de la désignation du candidat à l’affrontement.

Ce soir-là, pour la première fois depuis son entrée dans sa vie d’adulte, le jeune homme lutta une heure durant contre de violentes convulsions qui le laissèrent épuisé et tremblant, au coeur d’une nuit qui ne voulait pas s’achever…

Le septième jour du mois du Dragon, le plus grand dojo de la Maison Kakita releva le défi du maître Akamatsu Ryoshin.

Avec l’aube vint le premier affrontement, entre de jeunes élèves qui ne portait pas le sabre depuis plus d’un an.
Les styles antagonistes devaient s’affronter ensuite au zénith de Dame Soleil à travers les maîtres Kanshô Tanaka et Ashidaka Orochi.
Avec le crépuscule, alors que le ciel changerait de maître, Toshimoko rencontrerait son défiant, Akamatsu Ryoshin, devant les murs de l’Académie.

A l’extérieur, la confrontation allait attirer de nombreux spectateurs, qui pourraient tous témoigner de l’issue.
Comme un tel événement le laissait prévoir, les collines entourant le dojo commencèrent à être envahies de curieux dès le début du jour, et le gouverneur de Tsuma fit mener sur les lieux une troupe importante d’ashigaru de la milice locale, pour éviter d’éventuelles rixes d’éclater sous le nez des samurai de la Maison Kakita.

Dans la fraîcheur de la Salle de la Première Illumination, Tadatori attendait, agenouillé devant le sabre d’entraînement, son adversaire. La fatigue de la nuit précédente jouerait en sa défaveur, et il savait qu’une intense concentration serait nécessaire pour empêcher son corps de l’emporter au paroxysme de la tension.
L’esprit vide, Tadatori sentait les forces de son chi nourrir chaque muscle de son corps, chaque mouvement de son âme.

L’impatience gagnait la foule assemblée avec le retard de la jeune Dragon, et les premiers murmures se faisait entendre lorsqu’elle entra, derrière son maître rasé et coiffé pour l’occasion.
La raideur de son corps trahissait une tension jumelle de la sienne, et Tadatori se serait abîmé dans une dangereuse contemplation s’il n’avait croisé le regard de son adversaire.
Un regard brûlant de colère, la lueur du prédateur jaugeant sa proie, du chasseur avant la curée.
Aussitôt, le visage du jeune Kakita fut tel un mur de glace, alors qu’il se levait pour accueillir son destin.
Dans un lourd silence brisé uniquement par le froissement du coton, les deux élèves saluèrent leur maître avec respect, prirent les sabres préparés à leur intention, et se placèrent l’un en face de l’autre.

“- Je suis Shimmen Koîchi, samurai-ko de la Maison Mirumoto et élève d’Akamatsu Ryoshin-sensei, et je vais te montrer à toi et aux tiens, la supériorité de ma maîtrise sur les techniques archaïques de la Maison Kakita.”

Un grondement de désapprobation parcourut l’assemblée, choquée par l’impudence de tels propos. Le regard de maître Ryoshin brûlait d’une fierté visible, accueilli par l’acier des visages des sensei du dojo. L’antagonisme des style Nitten et Kakita était nourri de plus d’un millénaire d’histoire, de victoires, de revanches, de grandeur et de sauvagerie, et aucun mot ne pouvait résumer cette lutte, ni l’ambiance qui régnait dans la petite salle du dojo.

“- Mon nom est Kakita Tadatori, élève de Kakita Miroji-sensei, et j’ai l’honneur d’avoir été désigné pour te montrer le prix de l’arrogance…”

Un seul coup d’oeil et le Kakita sut, dans le sourire de son maître, que sa réponse au défi était appropriée.

Avec un cri sec de Miroji débuta le duel.

Campés dans des positions fort différentes, Tadatori et Koîchi entamèrent alors une longue lutte invisible, chi contre chi, esprit contre esprit. Comme un tableau de maître, les deux duellistes s’affronter sans se mouvoir, dans le secret de leur âme.

Le tranchant de l’esprit de Tadatori vint frapper le mur fluide de celui de Koîchi, cherchant failles, ouvertures, faiblesses. Ancrée dans la terre par la force de ses certitudes, cette dernière laissa son ennemi à sa tentative, et riposta tel le vent, s’engouffrant dans l’intimité du jeune homme.
Brutalement décontenancée par ce qu’elle y découvrit, la tempête imaginaire et le feu de la colère guida soudain son geste.

L’instant était là.
Face à la fournaise de haine, l’esprit de Tadatori jaillit comme une source vive, claire et glacée.

Un heure entière, la foule concentrée observa les deux jeunes étudiants, sentant confusément le moment à venir. Soudain, deux cris déchirants, cristallins, brisèrent le lourd silence, alors que l’éclat de l’acier brilla dans une infime seconde.

Des grognements décontenancés suivirent la passe.
L’assemblée, tout en se détendant, avait du mal à désigner le vainqueur du face-à-face.
Seuls Miroji et Ryoshin, encore figés, avaient compris ce qui s’était passé.
Tadatori et Koîchi se saluèrent.
Le sabre du premier avait rejoint sa position initiale, celui de la seconde toujours en main, était rejoint le bokken plus court, en marque de respect. Leurs yeux restèrent plongés dans cet instant d’infini, et il fallut toute leur concentration pour quitter cet instant de grâce.

Les deux coups avaient touchés simultanément, passionnément, et cette frappe était la marque d’une force karmique qui transcendait la compréhension, un lien éternel que même la mort ne parviendrait à briser.

Le défi d’Akamatsu Ryoshin fit couler beaucoup d’encre cette année-là.

Après l’issue inattendue du duel des novices, Mirumoto Kanshô Tanaka défit Kakita Ashikaga Orochi après quelques minutes à peine, ce qui plongea l’assistance dans un profond émoi.
Le maître Toshimoko, refusa de se montrer jusqu’au soir, mais on apprit qu’après avoir reçu Orochi, il lui refusa le seppuku et l’envoya à Kyuden Doji.

Dans la douceur d’une nuit printanière, le septième jour du mois du Dragon, le maître d’arme de l’Empereur et de la Maison Kakita affronta le vieux Akamatsu Ryoshin.
Malgrè la crainte de l’obscurité, nul de ceux qui étaient venus assister à l’événement ne purent détacher leur regard de cet épique duel. Toute la nuit, les deux maîtres, telles des statues de marbre ou de granit, cherchèrent la faille de leur adversaire.
A la naissance du jour suivant, Akamatsu Ryoshin reconnut la supériorité de son adversaire et s'inclina. Le regard plongée dans l’aube doré, il déclara que nul ne pouvait remettre en question le juste agencement de la Nature. Ce furent ses dernières paroles, avant son départ.
Peu savent ce qu’il est devenu depuis.

Tadatori ne revit jamais Koîchi, ce qui le soulagea. Se revoir était inenvisageable. Aucune parole n’auraient pu suivre leur instant de grâce sans briser la magie de leur communion. Tadatori n’était plus seul, désormais.


Renaissance

A l’aube de sa dix-neuvième année, la pousse fragile était devenu un jeune chêne vigoureux.
Tadatori faisait la fierté de Kakita Miroji, dont il était l’élève le plus assidu. Pourtant, le jeune duelliste sentait que la compréhension qu’il approchait quelquefois du bout de sa conscience était encore hors de portée.
Lorsque son regard se portait sur la violence du fleuve en crue, lorsqu’il se sentait écrasé par les pics enneigés de plus hauts sommets, sa frustation refaisait surface avec davantage de violence.
Aucune réponse de son maître ne lui donnait de répit, et il se sentait incomplet, et incompris.

Ses crises s’étaient faites rarissimes, et il les contrôlait avec une volonté plus ferme. Chaque année, avec le printemps, Tadatori employait toute son énergie à avoir des nouvelles de Shimmen Koîchi.
Après la défaite de son maître à Shiro sano Kakita, ce dernier l’avait renvoyé dans sa famille, où, semblait-il, elle avait intégré un dojo obscur de la Maison Mirumoto.

Cette année-là, la vie de Kakita Tadatori bascula.
Une simple missive, un fin rouleau de papier de riz parfumé, avait englouti ses rêves et ses espoirs. Mijori lui-même finit par reconnaître que l’apprentissage de son élève avait brutalement atteint une impasse. Tadatori était devenu un étranger pour lui-même, un inconnu pour ses proches.

Lorsqu’il demanda à être reçu par son sensei, ce dernier y agréa sans attendre.
Là, dans les odeurs familières de l’office, les mots de Tadatori coulèrent sans émotion. Kakita Miroji écouta attentivement, et pour la première fois de sa vie, son sourire l’abandonna. Avec compassion, il examina son jeune élève comme un père inquiet.

“- Es-tu bien conscient de tes propos, Tada-kun. Jamais je ne te refuserai cette décision si tu penses que là est ta voie, mais je vois la mort dans ton regard. Et le guerrier qui recherche la mort là trouve toujours…”

Tadatori ne comprenait guère pourquoi sa requête lui faisait si peu d’effet. Le dojo était son foyer, la source de sagesse auquel il s’abreuvait depuis tant d’années qu’il en avait oublié celles qui l’avait précédé.
Quitter le temple du sabre, chercher sur les routes, dans le musha shugyo, la réponse à ses questions, était-ce vraiment sa voie?
Mais à cette heure, toutes réponses lui semblaient totalement hors d’atteinte. Ne cachant guère sa peine, Miroji lui affirma que s’il lui en referait la demande après une journée de réflexion, il s'y résignerait. Une journée plus tard, tel un fantôme, Tadatori revint, le visage plus fermé que la veille.

“- Je ne suis pas encore digne de servir ma famille et mon Clan, ni même de porter les couleurs de mes glorieux ancêtres. Je ne veux pas trahir les miens, ni jeter l’opprobre sur le dojo, sensei. Si vous le permettez, je démontrerai ma force dans le pélerinage, où j’affinerai ma technique en la confrontant à d’autres. Alors seulement pourrai-je servir mon Clan la tête haute, et faire la gloire de votre enseignement.”

Miroji regarda longuement son élève, mais contrairement à la veille, son visage avait la dureté de la pierre.

“- Puissent les Fortunes te guider dans ta quête, shugyoshâ. Si c’est par là que doit te mener la Voie, qui suis-je pour pouvoir t’en empêcher ? Regarde encore une fois le monde qui t’entoure, mon enfant, car demain, tu lui tourneras le dos. Un kimono de voyage, un sac et un sabre de bois. C’est tout ce que tu auras lorsque tu quittera les murs du dojo, sans te retourner.”

Espérant une réaction de son élève, Miroji fut vit déçu lorsque ce dernier se prosterna, front au sol, en réponse à sa requête. Il rajouta, pour appuyer sa décision, ces derniers mots, qui vinrent se graver au fer rouge dans la mémoire tourmenté de son élève.

“- Tu ne pourras revenir que lorsque tu pourras me montrer que tu as appris quelque chose.”
Et Tadatori sentit que ce “quelque chose” le tiendrait éloigné de son foyer bien longtemps, peut-être jusqu’à la fin de ses jours.

Le shugyoshâ partit avec son ballot dès le lendemain.
Setsuken, car tel était le nom sous lequel il se faisait connaître désormais, erra un temps comme une âme en peine.
Et puis, un beau matin du coeur de l’été, il se réveilla.

“- Qu’ai-je fait ? Etais-je maître de mes pensées lorsque j’ai pris cette décision ?”

A peine l’interrogation avait-elle pris corps dans sa pensée qu’il en connut la réponse. Il médita trois jours durant, avant de décider de sa route. Avec ce choix, Setsuken fit le serment de ne plus jamais laisser ses émotions faire obstacle à son cheminement sur la Voie. Mais il savait qu’il devait d’abord accomplir quelque chose. Revigoré, il fit route vers le nord.

Kyuden Seppun était un des plus grands centre religieux de Rokugan. Chaque année, des milliers de pélerins venaient s’y recueillir, mendier quelques faveurs à de distantes Fortunes, s’emplir du son vibrant des Cloches de la Pureté, avant de retourner à leurs insignifiantes existences. Setsuken avait croisé le fer par deux fois avant d’atteindre la première étape de sa quête initiatique, et arriva au lieu saint, où il fit offrande de son sabre de bois.
Il dut attendre une semaine avant qu’on lui permit de voir Zajiko.

Zajiko… Le nom qu’avait choisi sa mère en se retirant du monde...
Elle s’occupait désormais d’un petit jardin près du sanctuaire de Benden, sur la colline d’Iômo, au nord des Quatres Temples.
Dès qu’il y pénétra, Setsuken sentit une harmonie subtile qui l’emplit de respect. Zajiko, qui n’avait pas atteint sa quarantième année, en paraissait soixante. Son corps, pâle et frêle, lui donner l’allure d’un fin roseau dans une tempête d’automne. La justesse de ses gestes, la sérénité de ses mouvements, et la chaleur de son sourire rendait cette comparaison au roseau ne pouvant se briser, quelque soit le vent, encore plus véridique.
Il fut reçu dans un petit pavillon, où une vieille femme, au visage parcheminé, le corps tordu par une vie de labeur, leur servit un thé doux au jasmin. Zajiko portait une simple tunique de coton safran, et son crâne à la courbe douce lui conservait une beauté que peu gardent lorqu’ils sont rasés. Ses yeux d’un bleu marin étaient le reflet des siens.
Ils burent le thé dans un silence que seuls troublait un couple de rossignol. Setsuken ne savait comment entamer la conversation.
Sa mère lui épargna un silence trop long. Avec un voix douce et sereine, elle l’observa en souriant.

“- Tu es beau, mon fils”.
Ce faisant, elle le salua en posant son front sur le sol. Setsuken, décontenancé, tenta de l’en empêcher avec une surprise non dissimulée.

“- Non… Mère, je vous en prie, que faites-vous là ? Je ne mérite pas de tels égards.”

“- Je remerciais les Fortunes, mon fils, qui m’ont permis de donner une si belle oeuvre au monde que j’ai laissé derrière moi. Quel est ton nom, désormais ?”

Le jeune garçon était confus, mais sa mère était telle qu’il ne parvenait pas à se sentir mal à l’aise. Elle n’avait pu manquer l’absence de mon sur son kimono, ni ce que cela siginifiait. Elle devait le prendre pour un ronin.

“- Je suis Setsuken, mère.”

Avec un petit rire malicieux, sa mère se redressa.

“- Setsuken… Les Fortunes t’ont doté d’un esprit avisé et sensible. Voilà qui rajoute à ma fierté.”

Devant les paroles réconfortantes, le shugyoshâ sentit son contrôle se lézarder. Avec une voix tremblante, il tenta de trouver les mots.

“- Non… Mère… Je n’ai rien fait dont vous puissiez être fière. J’ai fait la honte de mon père d’abord, et la déception de mon sensei. J’ai perdu mon unique raison de vivre, et je suis désormais seul, seul et aveugle…”

Sa voix s’étrangla alors que les sanglots, la souffrance de vingt années menaçaient de briser son indifférence habituel.
Il tenta de s’enfermer férocement dans le mutisme, mais sa mère écarta alors la table avec brusquerie, et les yeux brillants, partageant sa peine, elle vint contre lui et, en lui caressant les cheveux, posa malgré sa faible résistance la tête tremblante de son fils contre sa poitrine.

Et là, sans comprendre, Setsuken sentit les torrents de larmes déferler.
Il laissa libre cours à la peur, au désir et au regret, les trois péchés qu’on lui avait si bien appris à vaincre.
Entre deux sanglots, Setsuken raconta son histoire, depuis son isolement d’enfant jusqu’aux années de dojo, et la rencontre avec Koîchi.
Sa mère écoutait attentivement, avec un air compréhensif.
Setsuken n’aurait jamais rêver d’un tel instant. Comme un chancre que l’on perçe, ses aveux intimes s’écoulaient comme un torrent qui retrouve son lit après qu’on l’eut détourné.
Toute sa vie défilait avec fluidité dans ses mots hésitants.

Il en vint à la nouvelle qui l’avait poussé à changer de vie.
Shimmen Koîchi… Elle avait appris cet hiver, en tant que fille aînée de sa famille, son mariage imminent avec un samurai de bonne condition de la Maison Kitsuki. Trois mois jour pour jour après l’annonce officielle des noces, elle avait affronté dans un duel amical un étudiant de la Maison Akodo, une tentative d’un adepte du style Shinkage de marquer un point sur le nitten-ryu.
Et elle était morte.
Setsuken savait, du plus profond de son être, qu’elle avait préféré quitter la vie plutôt que de l’offrir à un autre que lui. Il n’avait aucun doute.
Ce matin-là, il s’était éveillé avec l’impression d’un caresse sur la joue, et la moiteur d’un baiser sur ses lèvres.
Lorsqu’il avait appris la nouvelle, un mois plus tard, il avait découvert l’ampleur de sa lâcheté. Il n’était pas parvenu à se donner la mort, et avait décidé de la trouver honorablement, sur les routes de l’Empire, loin des regards appréciateurs de ses pairs. Mais le doute, et le poids des actes de sa bien-aimée, pesaient toujours sur son coeur.

Lorsqu’il eut terminé, Setsuken se sentit léger comme une plume, et offrit à sa mère un vague sourire pour la remercier de ses attentions. Avant que la honte ne le gagne, sa mère reprit rapidement sa place, essuya ses larmes et ordonna à ce que le thé soit resservi.

“- Ce fut une longue histoire, mon fils.
Il est inutile de t’excuser pour avoir céder à ta douleur. Tu n’aurais pu tenir ton serment sans cela. Je suis honorée que tu m’aies choisie. Ainsi ne t’aurais-je pas été totalement inutile...
Mais je suis désormais témoin de la promesse que tu t’es faite, de ne jamais laisser ton coeur t’éloigner de la Voie.”

Tout en parlant, Zajiko sortit d’un tissu gris une lame magnifique, élégante et racée, enfermée dans un saya bleu cendré.

“- Cela n’aurait pu être plus approprié. Voici Yakusoku (“Promesse”), forgée par le maître forgeron Kakita Noritsuya pour la famille de mon père, en hommage à l’alliance de nos deux maisons.”
Une vague tristesse brilla un instant dans son regard.
“Elle est tienne désormais.”

Setsuken eut le souffle coupé par tant de beauté. Il ne douta pas un instant que cette arme lui fut destinée. Il sentait son appel, son chant de pureté. Après les refus d’usage, il prit le sabre avec révérence. A cet instant, il sut avec certitude qu’une nouvelle force avait envahi son être : jamais il ne commettrait d’actes qui put déshonorer cette lame, et tout ce qu’elle représentait.
Sa mère paraissait fatiguée désormais.
Ils se levèrent, sans se quitter des yeux.
Avec un sourire difficile, elle finit par lui indiquer l’entrée du jardin.

“- Mon coeur est empli de joie et ta visite fut une bénédiction. Désormais, j’ai trouvé la paix. Mai va te raccompagner.”

Après avoir salué avec respect, Setsuken remonta l’allée de gravier sans se retourner.
A la porte, la vieille femme ratatinée l’attendait en souriant.
Mai… Ce nom ne lui était pas étranger.

En partant, il se demanda quelle genre de femme était sa mère, qui avait conservé toute sa vie la fidélité de sa nourrice…

Publié : 14 oct. 2004, 09:48
par Seppun Kurohito
Epilogue : Promesse

Lorsque Yokusoku fut forgée par l’honoré Noritsuya, selon les méthodes de trempage séculaires de la Maison Kakita, le Clan de la Grue se félicita de l’alliance à venir.
Le sabre, offert au seigneur Seppun Shimmai, qui mariait sa fille aînée, la fragile Naishime, au populaire Kakita Noburoto, officier apprécié et plein d’avenir des armées de la Grue, symbolisait le rapprochement des deux Maisons, augurant ainsi un prédominance encore plus appuyée du Clan de Doji Satsume à la Cour Impériale.
Il fut solennellement offert au seigneur Seppun le lendemain des noces par le maître lui-même, et chacun s’extasia devant la chaleur qui régnaient entre les deux hommes.
Le maître Noritsuya était l’oncle maternel du marié, et Seppun Shimmai le considéra par la suite comme un proche parent, entretenant une correspondance fort courtoise avec l’artisan.

Quatre années durant, Kakita Noritsuya bénéficia de l’hospitalité opulente de la Maison Seppun, et cette dernière obtint des armes d’excellente qualité forgées par les élèves du maître, pour ses meilleurs samurai.

Lorsque le seigneur Shimmai apprit que son gendre entretenait une relation amoureuse avec une demoiselle de petite naissance, attachée à la maison de sa fille, il n’en tint pas rigueur à la Maison de la Grue, assurant que Noburoto était libre de régir sa vie selon ce que sa conscience lui dictait, dans la mesure où ce concubinage demeurait officiellement dans la clandestinité.
Mais quand il apprit que la Maison Kakita avait jugé favorablement la répudiation de la frêle Naishime, dont la santé défaillante ne lui permettait plus d’effectuer les tâches d’une épouse convenable, il fit savoir avec véhémence son mécontentement, et le risque de voir la récente alliance brisée par l’inconséquence du jeune homme.
Kakita Noritsuya fut reçu en grande hâte dans la demeure de l’ancien miharu et tenta tant bien que mal de sauver les apparences. Il démontra au vieux seigneur les risques pour sa fille à conserver une position propice à lui faire perdre la face en de fréquentes occasions, et le propre souhait de l’intéressée d’agréer au désir de son époux, et de se retirer du monde. Bien que l’explication ait modéré les ardeurs du seigneur Shimmai, il maintint que cette répudiation l’obligerait à reconsidérer ses dispositions, et à exprimer sa désapprobation.

Il fut alors agréablement impressionné par la réaction de son ami.
En homme d’honneur, Noritsuya l’assura de son entière compréhension, bien qu'il ne pouvait remettre en question les choix de son Clan.
Et si le seigneur Shimmai le souhaitait, il briserait lui-même publiquement l’élégante Yokusoku.

Bien que la demande fut très cavalière, le seigneur Seppun possédait la sagesse de l’âge et savait voir au-delà des apparences. Yakusoku était l’enfant de Noritsuya, au même titre que Naishime était issue de son sang, amoureusement façonnée une année durant avec une application visible. Shimmai admira la résolution du forgeron, et fut touché par son estime. Après une courte réflexion, il accéda au souhait du Kakita, et Yakosuko lui fut confiée, ainsi qu’un document attestant que Kakita Noritsuya parlerait en lieu et place du seigneur Shimmai.

Le maître Kakita, voulant éviter à la jeune Naishime une humiliation supplémentaire, se fit inviter dans la maison de son neveu dix jours après le départ de son ancienne épouse.
Là, devant une assemblée consternée, il exprima avec grande éloquence la décision de Seppun Shimmai, accabla Noburoto de reproches, et, les yeux brillants, brisa la lame immaculée. Bien qu’ayant mesuré ce jour-là la portée désastreuse de ses choix pour sa carrière, Noburoto en oublia la gravité quand il plongea son regard dans l’azur des yeux de sa promise, la belle Toda Yoshome.
Résigné, son oncle quitta la demeure prestement…


Une nuit tiède était doucement tombée sur les terres vallonées du domaine.
Agenouillé sous la voûte céleste, silencieux et concentré, Kakita Noritsuya priait pour le devenir de son âme. Dans un kimono de coton léger, d’un bleu si sombre qu’il se fondait avec l’obscurité, le vieil homme, tout juste sorti de table, attendait.
Ses cheveux, longs et fins, n’avait plus guère besoin d’être teints pour honorer la tradition de son Clan.
Devant lui, un long paquet enroulé dans une soie claire scintillait à la lueur de l’unique lampion posé à son côté.

Le vent tomba subitement et un frisson parcourut le vieil homme.
Par une allée de traverse, une silhouette s’approcha jusqu’à la fragile lumière.
Avec un économie de mouvement qui frappa Noritsuya pour un geste aussi simple, l’homme encapuchonné s’assit en tailleur face à lui.
Le forgeron inclina respectueusement la tête et perdit son air serein comme une flammèche sous un vent violent.
Le regard perçant de son interlocuteur mettait son âme à nue, faisant surgir les facettes les plus méconnues de son tempérament.
Répondant à une question silencieuse, il prit la parole dans un murmure.

“- C’est fait, Maître. La lame a été brisée comme prévue, et personne n’a remarqué la supercherie.

- En es-tu sûr, Noritsuya ?”

La voix, rauque et inflexible, fit trembler le maître artisan dont les épaules se voûtèrent brutalement. Le visage luisant de sueur, les mains tremblantes, il répondit avec un ton obséquieux :

“- Oui, Maître, oui, absolument sûr. Je me suis appliqué presque autant sur cette lame que sur l’originale, je vous assure…”

Devant le silence pensif de l’homme ténébreux, le forgeron poussa le paquet en avant.

“- Voici Yokusoku, Maître, aussi immaculée que le jour où elle est sortie de la forge.”

Le regard du Maître descendit sur l’objet, et d’une main nonchalante, il découvrit un pan du tissu blanc. Lentement, il caressa la garde gainée de soie bleue, avec une évidente admiration.

“- Le document est-il toujours à sa place ?

- Rien n’a bougé, Maître…

- Bien…”

Arrachant péniblement son regard à la contemplation du katana, l’homme referma le paquet, le prit fermement et le fit disparaître sous sa cape de nuit.
Kakita Noritsuya regarda le katana une dernière fois, se mordant les lèvres au sang de frustation. Dans un excès de courage, il rétorqua un peu vite.

“- J’espère qu’elle servira une main vaillante… “

Apparemment amusé, l’homme à la longue chevelure sombre le dévisagea longuement avant de répondre.

“- Nous te devons bien cela, mon ami. Bien que les décisions de ton irresponsable neveu aient mises à mal notre plan initial, nous ne voyons aucune raison de ne pas le conserver. Comme prévu, Naishime a rejoint la Confrérie de Shinsei en laissant le monde derrière elle. Bien que son père ait déclaré ne plus jamais vouloir la voir, nous avons jugé… convenable qu’il lui fasse transmettre un dernier présent, l’héritage de son enfant.

- Veuillez me pardonner, Maître, mais ne pensez-vous pas que si elle souhaite rester fidèle à ses voeux, elle le refusera ?”

Un éclat brillant passa dans les yeux du maître, qui poursuivit d’un ton excédé.

“- Une des nôtres est auprès d’elle, et nous savons qu’elle saura la convaincre."

Le ton tranchant de la réponse n’appelait aucun commentaire, et signifiait la fin de leur entrevue.
Visiblement satisfait, le maître se leva et toisa le Kakita de toute sa hauteur. Ce dernier, resté assis, se prosterna devant lui. Les aveux de son maître lui prouvait la confiance grandissante qu’il mettait en lui.
Pourtant, contrairement à l’habitude, ce dernier ne disparut pas dans les ténèbres.

“- Tu as encore une fois prouvé ton utilité, Noritsuya. Et ta dévotion. Nous sommes fiers de te compter parmi nous. Néanmoins, tes difficultés actuelles nous laissent à réfléchir. Ta fascination pour les sabres anciens t’ont amené à des méthodes fort peu honorables. Vois-tu, nous avons toujours assuré tes arrières, mais il te faut nous rendre la tâche possible. Tu sais comme nous n’aimons pas sortir de l’anonymat…”

Kakita Noritsuya se sentit trembler de tout son corps, le front sur le sol, et tenta de répondre en bredouillant. L’air frais sur sa nuque moite lui rappela la morsure d’un poignard.
Finalement, il acquiesça nerveusement de la tête, en bégayant :

“Oui.. oui Maître ! Je ne vous décevrai plus…”

- J’en suis sûr…”

Ces derniers mots glissèrent dans un murmure à l’oreille du forgeron, alors que l’homme disparaissait dans les ténèbres.

Laissant le silence apportait le réconfort, Kakita Noritsuya savoura le soulagement qui l’envahissait. Il avait accompli sa tâche avec brio, et il savait qu’il serait récompensé en conséquence.

Encore tout empli de sa suffisance, il se levait lorsqu’il sentit le feux brûlant dans son estomac…


Un mois plus tard, sous un soleil de plomb, un homme à la longue chevelure d’ébène rencontra une vieille femme voûtée au nord de la coline d’Iômo, sur les terres ancestrales de la famille Seppun.

De nombreux religieux avaient quitté les Quatres Temples pour rejoindre les régions côtières où un typhon puissant avait semé son lot de mort et destruction.

Dans un kimono rouge et ocre, l’homme s’agenouilla dans l’herbe sèche, sous le regard brillant de l’ancienne.
Cérémonieusement, il déposa comme une offrande le paquet long, soyeux et clair. La femme n’y accorda pas un regard, mais sortit de son panier d’osier un drap de coton, dans lequel elle roula la précieuse lame avant de remettre le tout dans son tas de linge propre.
Sans un mot, l’homme plaça sa main sur son front, puis sur son coeur, dans un geste aussi respectueux qu’inhabituel.
La vieille Mai lui rendit son salut avant de reprendre avec une force incroyable son fardeau sur le dos et se remettre en route.

L’homme regarda la silhouette de sa supèrieure disparaître au-delà de la colline, avant de reprendre son périple, le coeur plus léger.

Maître Tigre sera fier de lui, pensa-t-il. Puis, presque par automatisme, il chassa de son esprit cette seule idée pour l’emplir de préoccupations bien plus anodines…

Publié : 29 déc. 2004, 10:51
par Seppun Kurohito
Setsuken, quelques mois après son départ en musha shugyo...

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... Et l'esprit de Mirumoto Shimmen Koîchi.