[Nouvelle] l'héritage de l'Oni
Publié : 16 avr. 2004, 16:58
C'est un des rares moments de tranquillité que je connais depuis… j'ai oublié depuis combien de temps.
Ici, dans ce que les mortels appellent l'Outremonde, la notion même de temps est si subjective par rapport à la manière dont les choses se passent là bas. De l'autre côté du Mur.
Le Mur… l'obstacle entre nous et les frêles humains qui servent la descendance des frères et des sœurs du Maître.
Je me souviens très bien de l'époque ou il n'existait pas encore. Quand le Maître ne nous a tiré du Puits pour faire de nous ses vassaux. Avant de venir au monde, puisque faute de mieux c'est la seule expression qui me semble appropriée.
Quel curieux souvenir que d'avoir pour la première fois un corps. Quelque chose à travers lequel la douleur, la faim, le désir, la haine peuvent s'exprimer. Ne plus être que des états psychiques perpétuellement en conflit. Comme avant. Dans le Jigoku.
Le corps…le moyen d'agir. De souffrir, de tuer, de mourir. La seule échappatoire à notre sort éternel. La seule rémission.
En échange d'une servitude bien moins anonyme et bien plus dure que le lien aveugle et éternel qui nous lie au Jigoku.
Tous, tous sans aucune exception, nous sommes des esclaves. Et quoi que nous fassions, notre esclavage ne fait que prendre de nouvelles formes. Nous servons le Jigoku. Nous servons le Maître et parfois pour un temps nous servons aussi des mortels dont nous prenons le nom.
Cela n'a jamais été mon cas. Je ne porte le nom d'aucun mortel, pas plus que je n'ai la puissance qui va avec. Je ne suis que l'un des premiers oni. Un de ceux qu'Il a appelé par sa seule volonté du Jigoku, avant que la puissance du Nom devienne un moyen de briser des vies humaines et de nous donner le pouvoir.
Je me souviens très bien de tout cela. Et si je n'ai jamais connu la servitude auprès d'un mortel, cela ne m'empêche pas d'avoir une certaine pratique de leur espèce.
Oui, à travers tout ce que je leur ai fait subir, je les connais plutôt bien.
Le plus pathétique à leur propos, c'est leur capacité à entretenir des illusions en dépit de toute logique, de toute intelligence.
Ils croient que parce qu'ils sont "samurai", ils vivent pour servir. Ou parce qu'ils sont à la merci des samurai, qu'ils vivent pour les servir. Ils ne savent pas ce que servir veut dire. Pas du tout. Ils ne savent pas ce que c'est que d'être tout à coup investi par la volonté du Maître, lorsqu'il décide d'utiliser l'un d'entres nous pour satisfaire un de ses caprices. Ils croient qu'obéir est leur lot mais ils n'ont jamais soupçonné un instant ce qu'obéir voulait vraiment dire. Parce qu'ils ne servent pas le Maître.
Ce sont ces illusions qui les mettent à notre merci.
Parce qu'ils veulent échapper à ce qu'ils croient être l'esclavage, ils se tournent vers nous. Parfois ouvertement, d'autres fois sans s'en apercevoir avant qu'il ne soit trop tard.
Ils croient qu'en gagnant du pouvoir sur les autres, en s'affranchissant des lois de leur empire si pitoyable, ils deviennent libres.
Libres… quelle dérision… tout ce qu'ils obtiennent en guise de liberté, c'est de nous rejoindre.
Et il est bien des usages auxquels nous les destinons pour passer le temps. Pour utiliser nos corps. Pour concrétiser la haine, le désir, la souffrance... oui, pour leur donner forme, sons, couleurs, odeurs…
Mais tout cela ne recèle aucun délice et dans le fond, ça n'est même pas satisfaisant. Simplement nécessaire. Bourreaux et victimes, victimes et bourreaux. Nous sommes l'un et l'autre et nous ne faisons que jouer notre rôle.
Depuis très longtemps, le peu de plaisir que cela me procurait a disparu. Même le souvenir de ces rares et fugitifs moments a perdu toute saveur.
Mais il faut continuer. Je dois continuer. J'ai besoin de continuer.
Tout plutôt que de retourner à cet état de non-conscience ou je n'étais rien d'autre que toutes ces pulsions inassouvies.
Je me rappelle à quel point la folie imprégnait tout ce qui me tenait lieu d'existence. Ils disent que nous sommes damnés mais ils ne savent pas à quel point notre sort ici est préférable à ce que nous connaissions avant.
Je me rappelle…
Le maelström du non-être.
La tempête perpétuelle du peut-être qui jamais ne devient.
Le regret lancinant privé de toute raison, de toute cause.
Et la douleur, la douleur, la douleur, la douleur….
Tout plutôt que d'en revenir à cela. Tout, même la servitude. Même le Maître. Les compensations sont insignifiantes et il n'y a guère de raisons de se réjouir mais au moins, au moins certaines choses me sont épargnées.
Car même au plus profond de l'abîme, il demeure encore la possibilité de descendre plus bas. Toujours plus bas dans la souffrance sans blessure, le regret sans désir, la haine sans cible et la damnation sans raison.
Parce que telle est la règle et que la règle est absurde. Elle existe sans sens, sans signification, sans d'autre finalité que de se perpétuer elle-même.
Oui, mieux vaut oublier tout cela en s'occupant des mortels, ces petites choses fragiles qui saignent et crient. Ils basculent si vite dans la folie lorsqu'ils comprennent que tout ce qu'ils redoutent n'est absolument rien comparé à tout ce qui les attend.
Mais même la folie n'est pas une échappatoire.
La seule solution, c'est la servitude. Et le Maître lui-même n'échappe pas à cette malédiction.
Le servir nous aide à soulager un peu notre propre joug tout en le nourrissant en même temps dans la spirale infernale de notre propre, inéluctable, éternelle damnation. Qui ne pourra connaître de fin parce qu'elle n'a pas de début, ni de cause. Nous ne purgeons aucun péché, nous ne payons pour aucun crime. Nous sommes simplement ce que nous sommes parce qu'il fallait que quelqu'un le soit.
Telle est la règle. Telle est la Loi. Telle est la vérité.
Face à tout cela, oui, les compensations sont bien minces.
Et le Maître n'est pas le genre d'être que l'on apprécie de servir.
Jamais.
Parce que dans le fond, il est tout aussi bourreau et victime que nous le sommes tous. Il nous fait subir ce que nous faisons subir aux mortels qui nous rejoignent. Et eux-mêmes nous aident à amener d'autres mortels jusqu'à nous.
C'est la seule, l'unique, l'inévitable existence que nous connaissons.
Mais cela vaut mieux que l'autre alternative… n'est ce pas ? Cela vaut mieux que de retourner au néant de l'existence sans pensée, de la souffrance sans cause et du châtiment sans crime.
Mais nos corps et notre présence dans le Ningen-do ne servent à rien. A rien.
Cela fait trop longtemps que je vis cette existence. Plus de mille ans si l'on en croit la manière dont ils tiennent compte de ce genre de choses de l'autre côté du Mur. Et ça n'est que le début.
Que le début.
Alors je sais très bien de quoi je parle.
De l'autre côté de leur mur, ils croient vivre à l'abri. Ils pensent que nos territoires, ce qu'ils appellent l'Outremonde, est comme un petit morceau du Jigoku sur terre.
S'ils savaient seulement à quoi ressemble vraiment le Jigoku, ils accepteraient cet Outremonde ou je vis comme un havre de paix.
Oui, ils accepteraient avec joie et gratitude la Souillure, les plaines de cendre, les rivières de bile, les champs de têtes, la brume aux relents de pourriture et tout le reste. Parce que le Jigoku… aaaah… ça, c'est bien pire que tout ce qu'ils pourraient imaginer même s'ils se mettaient tous d'accord pour le faire.
Tellement pire…
Ce sont leurs illusions qui les livrent à nous. Et nous faisons très attention à bien le leur faire comprendre une fois qu'ils sont entres nos mains. Parce que eux, maudits soient-ils tous autant qu'ils sont, ils ont la possibilité d'échapper vraiment à tout cela.
Le Maître l'a toujours nié, bien sûr. Pour des raisons évidentes. Si évidentes que personne parmi nous n'osera jamais les lui jeter à la figure. D'ailleurs, il suffit de considérer ce qu'il a fait des rares mortels à oser lui dire certaines choses en face pour se rappeler que tout compte fait le Jigoku est vraiment près, tout près de nous.
A une simple pensée, un mot malheureux de distance.
Parce qu'ils ont droit à cela et pas nous, parce qu'ils sont faibles, stupides, avides de croire en nos mensonges et de gâcher ainsi leur seul espoir, nous prenons bien soin de leur faire payer au prix fort.
Mais je doute que nous soyons nombreux à en éprouver le moindre authentique plaisir. Simplement, c'est tout ce que nous pouvons faire.
Je crois que j'aimerai quand même mettre la main sur l'un de ces mortels en particulier. Une femelle. Distinguo ignoré de nous avant notre venue ici mais qui revêt désormais une certaine importance parce qu'il s'accompagne des souvenirs confis et incestueux du Maître.
Oui, depuis que j'ai un corps il existe quelques moyens supplémentaires de s'occuper des femelles que je n'en ai à disposition vis-à-vis des mâles. Si l'on considère ma véritable nature et mes origines, cela ne devrait pas faire de réelle différence mais je suis l'un de ceux que le Maître a tiré du Puits par son seul vouloir. Et son empreinte demeure. Le désir qu'il éprouvait envers ses sœurs, la haine envers ses frères. Tout cela et bien plus.
Mais il serait aussi dangereux que stupide de lui laisser comprendre que nous en savons bien plus à son sujet qu'il ne le soupçonne.
Oui, très stupide. Et très mortel, si je peux me permettre un jeu de mot aussi pitoyable.
Quoi qu'il en soit, j'espère pouvoir oublier quelques temps mon existence absurde en mettant la main sur cette femelle.
Ca ne sera pas la première, ni la dernière. Mais il y a quelque chose dans son regard, lorsque je l'ai croisé il y a plusieurs mois… quelque chose… que j'aimerai bien détruire, effacer, souiller, éradiquer.
Mais est ce que je le souhaite vraiment ?
N'est ce pas encore et toujours la même chose. Le même refrain de la douleur, le même chant de l'agonie, la même danse de la terreur ?
Oh, comme j'envie ces mortels.
Parce qu'ils peuvent mourir et oublier pour renaître. Moi, je ne peux que retourner là d'où je viens. Là où je ne veux pas retourner. En espérant qu'à nouveau le Maître ou un shugenja aussi puissant que débile me tire du Jigoku pour que je le serve.
Comme je les envie, comme je les hais, comme j'aimerai parfois être l'un des leurs.
J'ai espionné leurs artistes, j'ai entendu leurs chants, lu leurs poèmes.
Ils vivent dans l'abondance de la beauté. Et ils se combattent entres eux. Ils connaissent la douceur, la paix et même la Mère du Maître les regarde avec amour.
Et ils s'affrontent entres eux.
Pauvres imbéciles.
Pauvres créatures débiles et maladroites qui ont droit à ce qu'ils ne méritent pas.
A ce que JE mérite.
Parce que moi, oui moi, tout démon du Jigoku que je suis, je sais exactement comment transcender le cycle sans fin. Comment atteindre cette Illumination après laquelle ils songent mais qu'ils ne savent comment trouver. Parce qu'ils en rêvent mais qu'ils ne font rien pour concrétiser ce rêve. Rien.
Alors que tout est sous leurs yeux, tout. Absolument tout. Il leur suffit de regarder. Moi, je vois la vérité, je sais comment faire. Mais je ne le peux. Je ne le pourrai jamais.
Telle est la règle. Qui n'existe que pour se justifier elle-même.
Jamais ?
Quelqu'un, quelque part…dites moi… jamais ? Est-ce vraiment certain ?
Mais personne ne me répond.
Alors je hurle, et je pleure et je tue et je souffre et je hais.
Et je regarde mon seul trésor. Que je pourrais détruire d'une seule pensée mais qui représente tout à mes yeux.
Tout ce que je pourrais espérer.
Et tout ce que je n'aurai jamais.
Il m'a fallu près d'un de leurs siècles pour apprendre à lire.
A force de les torturer, ils m'ont appris.
Un siècle pour apprendre à lire.
Et un simple instant pour tout comprendre.
Pour comprendre mon trésor, ma damnation, mon seul espoir et son absolue futilité.
Ils appellent ça le Tao de Shinsei.
Je frémis encore de haine en évoquant ce nom mais j'ai lu.
J'ai lu et j'ai compris. Tout compris.
Si mes frères, mes très chers frères, me savaient en la possession de ce parchemin souillé et sali…s'ils savaient…
Mais ils ne savent pas.
Ils ne savent pas que nous sommes à une pensée, un instant, un souffle de cette Illumination. Si proche et si totalement opposée à nous que jamais jamais jamais nous ne pourrons l'atteindre.
Quelqu'un, quelqu'un… dites moi, dites moi que je n'existe pas pour rien. Dites moi que la mort, la destruction, la peur, la haine, le désir, la jalousie, la souffrance ne sont pas tout ce qui m'est dévolu.
Qu'il y a un sens à ce que je suis. Autre chose que le simple fait d'être.
Sinon je continuerai à détruire…à tuer, à souffrir… pour rien car je ne peux même plus espérer oublier.
Je ne peux pas oublier.
Je ne peux pas arrêter.
Je ne peux même pas mourir.
Pitié
Je ferai toutes les horreurs que vous souhaiterez. Toutes les abominations, toutes les bassesses. Je commettrais tous les crimes, je prononcerai tous les mensonges et j'agirai même avec bonté si quelqu'un pouvait simplement m'expliquer comment faire.
Comment faire ?
Donnez moi une réponse. Une simple réponse.
Dites moi…
N'y a-t-il que cela ?
N'y a-t-il rien d'autre ?
Ici, dans ce que les mortels appellent l'Outremonde, la notion même de temps est si subjective par rapport à la manière dont les choses se passent là bas. De l'autre côté du Mur.
Le Mur… l'obstacle entre nous et les frêles humains qui servent la descendance des frères et des sœurs du Maître.
Je me souviens très bien de l'époque ou il n'existait pas encore. Quand le Maître ne nous a tiré du Puits pour faire de nous ses vassaux. Avant de venir au monde, puisque faute de mieux c'est la seule expression qui me semble appropriée.
Quel curieux souvenir que d'avoir pour la première fois un corps. Quelque chose à travers lequel la douleur, la faim, le désir, la haine peuvent s'exprimer. Ne plus être que des états psychiques perpétuellement en conflit. Comme avant. Dans le Jigoku.
Le corps…le moyen d'agir. De souffrir, de tuer, de mourir. La seule échappatoire à notre sort éternel. La seule rémission.
En échange d'une servitude bien moins anonyme et bien plus dure que le lien aveugle et éternel qui nous lie au Jigoku.
Tous, tous sans aucune exception, nous sommes des esclaves. Et quoi que nous fassions, notre esclavage ne fait que prendre de nouvelles formes. Nous servons le Jigoku. Nous servons le Maître et parfois pour un temps nous servons aussi des mortels dont nous prenons le nom.
Cela n'a jamais été mon cas. Je ne porte le nom d'aucun mortel, pas plus que je n'ai la puissance qui va avec. Je ne suis que l'un des premiers oni. Un de ceux qu'Il a appelé par sa seule volonté du Jigoku, avant que la puissance du Nom devienne un moyen de briser des vies humaines et de nous donner le pouvoir.
Je me souviens très bien de tout cela. Et si je n'ai jamais connu la servitude auprès d'un mortel, cela ne m'empêche pas d'avoir une certaine pratique de leur espèce.
Oui, à travers tout ce que je leur ai fait subir, je les connais plutôt bien.
Le plus pathétique à leur propos, c'est leur capacité à entretenir des illusions en dépit de toute logique, de toute intelligence.
Ils croient que parce qu'ils sont "samurai", ils vivent pour servir. Ou parce qu'ils sont à la merci des samurai, qu'ils vivent pour les servir. Ils ne savent pas ce que servir veut dire. Pas du tout. Ils ne savent pas ce que c'est que d'être tout à coup investi par la volonté du Maître, lorsqu'il décide d'utiliser l'un d'entres nous pour satisfaire un de ses caprices. Ils croient qu'obéir est leur lot mais ils n'ont jamais soupçonné un instant ce qu'obéir voulait vraiment dire. Parce qu'ils ne servent pas le Maître.
Ce sont ces illusions qui les mettent à notre merci.
Parce qu'ils veulent échapper à ce qu'ils croient être l'esclavage, ils se tournent vers nous. Parfois ouvertement, d'autres fois sans s'en apercevoir avant qu'il ne soit trop tard.
Ils croient qu'en gagnant du pouvoir sur les autres, en s'affranchissant des lois de leur empire si pitoyable, ils deviennent libres.
Libres… quelle dérision… tout ce qu'ils obtiennent en guise de liberté, c'est de nous rejoindre.
Et il est bien des usages auxquels nous les destinons pour passer le temps. Pour utiliser nos corps. Pour concrétiser la haine, le désir, la souffrance... oui, pour leur donner forme, sons, couleurs, odeurs…
Mais tout cela ne recèle aucun délice et dans le fond, ça n'est même pas satisfaisant. Simplement nécessaire. Bourreaux et victimes, victimes et bourreaux. Nous sommes l'un et l'autre et nous ne faisons que jouer notre rôle.
Depuis très longtemps, le peu de plaisir que cela me procurait a disparu. Même le souvenir de ces rares et fugitifs moments a perdu toute saveur.
Mais il faut continuer. Je dois continuer. J'ai besoin de continuer.
Tout plutôt que de retourner à cet état de non-conscience ou je n'étais rien d'autre que toutes ces pulsions inassouvies.
Je me rappelle à quel point la folie imprégnait tout ce qui me tenait lieu d'existence. Ils disent que nous sommes damnés mais ils ne savent pas à quel point notre sort ici est préférable à ce que nous connaissions avant.
Je me rappelle…
Le maelström du non-être.
La tempête perpétuelle du peut-être qui jamais ne devient.
Le regret lancinant privé de toute raison, de toute cause.
Et la douleur, la douleur, la douleur, la douleur….
Tout plutôt que d'en revenir à cela. Tout, même la servitude. Même le Maître. Les compensations sont insignifiantes et il n'y a guère de raisons de se réjouir mais au moins, au moins certaines choses me sont épargnées.
Car même au plus profond de l'abîme, il demeure encore la possibilité de descendre plus bas. Toujours plus bas dans la souffrance sans blessure, le regret sans désir, la haine sans cible et la damnation sans raison.
Parce que telle est la règle et que la règle est absurde. Elle existe sans sens, sans signification, sans d'autre finalité que de se perpétuer elle-même.
Oui, mieux vaut oublier tout cela en s'occupant des mortels, ces petites choses fragiles qui saignent et crient. Ils basculent si vite dans la folie lorsqu'ils comprennent que tout ce qu'ils redoutent n'est absolument rien comparé à tout ce qui les attend.
Mais même la folie n'est pas une échappatoire.
La seule solution, c'est la servitude. Et le Maître lui-même n'échappe pas à cette malédiction.
Le servir nous aide à soulager un peu notre propre joug tout en le nourrissant en même temps dans la spirale infernale de notre propre, inéluctable, éternelle damnation. Qui ne pourra connaître de fin parce qu'elle n'a pas de début, ni de cause. Nous ne purgeons aucun péché, nous ne payons pour aucun crime. Nous sommes simplement ce que nous sommes parce qu'il fallait que quelqu'un le soit.
Telle est la règle. Telle est la Loi. Telle est la vérité.
Face à tout cela, oui, les compensations sont bien minces.
Et le Maître n'est pas le genre d'être que l'on apprécie de servir.
Jamais.
Parce que dans le fond, il est tout aussi bourreau et victime que nous le sommes tous. Il nous fait subir ce que nous faisons subir aux mortels qui nous rejoignent. Et eux-mêmes nous aident à amener d'autres mortels jusqu'à nous.
C'est la seule, l'unique, l'inévitable existence que nous connaissons.
Mais cela vaut mieux que l'autre alternative… n'est ce pas ? Cela vaut mieux que de retourner au néant de l'existence sans pensée, de la souffrance sans cause et du châtiment sans crime.
Mais nos corps et notre présence dans le Ningen-do ne servent à rien. A rien.
Cela fait trop longtemps que je vis cette existence. Plus de mille ans si l'on en croit la manière dont ils tiennent compte de ce genre de choses de l'autre côté du Mur. Et ça n'est que le début.
Que le début.
Alors je sais très bien de quoi je parle.
De l'autre côté de leur mur, ils croient vivre à l'abri. Ils pensent que nos territoires, ce qu'ils appellent l'Outremonde, est comme un petit morceau du Jigoku sur terre.
S'ils savaient seulement à quoi ressemble vraiment le Jigoku, ils accepteraient cet Outremonde ou je vis comme un havre de paix.
Oui, ils accepteraient avec joie et gratitude la Souillure, les plaines de cendre, les rivières de bile, les champs de têtes, la brume aux relents de pourriture et tout le reste. Parce que le Jigoku… aaaah… ça, c'est bien pire que tout ce qu'ils pourraient imaginer même s'ils se mettaient tous d'accord pour le faire.
Tellement pire…
Ce sont leurs illusions qui les livrent à nous. Et nous faisons très attention à bien le leur faire comprendre une fois qu'ils sont entres nos mains. Parce que eux, maudits soient-ils tous autant qu'ils sont, ils ont la possibilité d'échapper vraiment à tout cela.
Le Maître l'a toujours nié, bien sûr. Pour des raisons évidentes. Si évidentes que personne parmi nous n'osera jamais les lui jeter à la figure. D'ailleurs, il suffit de considérer ce qu'il a fait des rares mortels à oser lui dire certaines choses en face pour se rappeler que tout compte fait le Jigoku est vraiment près, tout près de nous.
A une simple pensée, un mot malheureux de distance.
Parce qu'ils ont droit à cela et pas nous, parce qu'ils sont faibles, stupides, avides de croire en nos mensonges et de gâcher ainsi leur seul espoir, nous prenons bien soin de leur faire payer au prix fort.
Mais je doute que nous soyons nombreux à en éprouver le moindre authentique plaisir. Simplement, c'est tout ce que nous pouvons faire.
Je crois que j'aimerai quand même mettre la main sur l'un de ces mortels en particulier. Une femelle. Distinguo ignoré de nous avant notre venue ici mais qui revêt désormais une certaine importance parce qu'il s'accompagne des souvenirs confis et incestueux du Maître.
Oui, depuis que j'ai un corps il existe quelques moyens supplémentaires de s'occuper des femelles que je n'en ai à disposition vis-à-vis des mâles. Si l'on considère ma véritable nature et mes origines, cela ne devrait pas faire de réelle différence mais je suis l'un de ceux que le Maître a tiré du Puits par son seul vouloir. Et son empreinte demeure. Le désir qu'il éprouvait envers ses sœurs, la haine envers ses frères. Tout cela et bien plus.
Mais il serait aussi dangereux que stupide de lui laisser comprendre que nous en savons bien plus à son sujet qu'il ne le soupçonne.
Oui, très stupide. Et très mortel, si je peux me permettre un jeu de mot aussi pitoyable.
Quoi qu'il en soit, j'espère pouvoir oublier quelques temps mon existence absurde en mettant la main sur cette femelle.
Ca ne sera pas la première, ni la dernière. Mais il y a quelque chose dans son regard, lorsque je l'ai croisé il y a plusieurs mois… quelque chose… que j'aimerai bien détruire, effacer, souiller, éradiquer.
Mais est ce que je le souhaite vraiment ?
N'est ce pas encore et toujours la même chose. Le même refrain de la douleur, le même chant de l'agonie, la même danse de la terreur ?
Oh, comme j'envie ces mortels.
Parce qu'ils peuvent mourir et oublier pour renaître. Moi, je ne peux que retourner là d'où je viens. Là où je ne veux pas retourner. En espérant qu'à nouveau le Maître ou un shugenja aussi puissant que débile me tire du Jigoku pour que je le serve.
Comme je les envie, comme je les hais, comme j'aimerai parfois être l'un des leurs.
J'ai espionné leurs artistes, j'ai entendu leurs chants, lu leurs poèmes.
Ils vivent dans l'abondance de la beauté. Et ils se combattent entres eux. Ils connaissent la douceur, la paix et même la Mère du Maître les regarde avec amour.
Et ils s'affrontent entres eux.
Pauvres imbéciles.
Pauvres créatures débiles et maladroites qui ont droit à ce qu'ils ne méritent pas.
A ce que JE mérite.
Parce que moi, oui moi, tout démon du Jigoku que je suis, je sais exactement comment transcender le cycle sans fin. Comment atteindre cette Illumination après laquelle ils songent mais qu'ils ne savent comment trouver. Parce qu'ils en rêvent mais qu'ils ne font rien pour concrétiser ce rêve. Rien.
Alors que tout est sous leurs yeux, tout. Absolument tout. Il leur suffit de regarder. Moi, je vois la vérité, je sais comment faire. Mais je ne le peux. Je ne le pourrai jamais.
Telle est la règle. Qui n'existe que pour se justifier elle-même.
Jamais ?
Quelqu'un, quelque part…dites moi… jamais ? Est-ce vraiment certain ?
Mais personne ne me répond.
Alors je hurle, et je pleure et je tue et je souffre et je hais.
Et je regarde mon seul trésor. Que je pourrais détruire d'une seule pensée mais qui représente tout à mes yeux.
Tout ce que je pourrais espérer.
Et tout ce que je n'aurai jamais.
Il m'a fallu près d'un de leurs siècles pour apprendre à lire.
A force de les torturer, ils m'ont appris.
Un siècle pour apprendre à lire.
Et un simple instant pour tout comprendre.
Pour comprendre mon trésor, ma damnation, mon seul espoir et son absolue futilité.
Ils appellent ça le Tao de Shinsei.
Je frémis encore de haine en évoquant ce nom mais j'ai lu.
J'ai lu et j'ai compris. Tout compris.
Si mes frères, mes très chers frères, me savaient en la possession de ce parchemin souillé et sali…s'ils savaient…
Mais ils ne savent pas.
Ils ne savent pas que nous sommes à une pensée, un instant, un souffle de cette Illumination. Si proche et si totalement opposée à nous que jamais jamais jamais nous ne pourrons l'atteindre.
Quelqu'un, quelqu'un… dites moi, dites moi que je n'existe pas pour rien. Dites moi que la mort, la destruction, la peur, la haine, le désir, la jalousie, la souffrance ne sont pas tout ce qui m'est dévolu.
Qu'il y a un sens à ce que je suis. Autre chose que le simple fait d'être.
Sinon je continuerai à détruire…à tuer, à souffrir… pour rien car je ne peux même plus espérer oublier.
Je ne peux pas oublier.
Je ne peux pas arrêter.
Je ne peux même pas mourir.
Pitié
Je ferai toutes les horreurs que vous souhaiterez. Toutes les abominations, toutes les bassesses. Je commettrais tous les crimes, je prononcerai tous les mensonges et j'agirai même avec bonté si quelqu'un pouvait simplement m'expliquer comment faire.
Comment faire ?
Donnez moi une réponse. Une simple réponse.
Dites moi…
N'y a-t-il que cela ?
N'y a-t-il rien d'autre ?