Odillon a écrit :Immédiatement, j’ai des envies furieuses de passer un certain nombre de journaliste au peloton d’exécution. Pour l’exemple et pour me détendre.
Depuis le tremblement de terre à Haïti, un mot est sur toute les lèvres et dans tous les articles dans les médias, celui de « Malédiction ».
L’éditorialiste du Figaro Pierre Rousselin titre : Haïti: la malédiction :
http://blog.lefigaro.fr/geopolitique/20 ... ction.html
La Dépêche a exactement le même titre
http://www.ladepeche.fr/article/2010/01 ... ction.html
France Info parle de La malédiction haïtienne
http://www.france-info.com/chroniques-t ... 22-23.html
Une simple recherche Google démontre que la plupart des titres de la presse mainstream utilise ce terme dans leurs titres ou dans le corps de leurs articles.
Ce matin, sur France Inter, Kouchner adoptait lui aussi un ton affligé (celui qu’il utilise quand il parle des malheurs de l’Afrique, de la nécessité d’aider les populations civiles en soutenant les bombardements de l’OTAN et/ou des US qui les massacrent ou des bouquins de Pierre Péan) pour parler lui aussi de « Malédiction » haïtienne.
Que voulez-vous ma bonne dame, ils sont maudits, on n’y peut rien.
Certains amendent parfois la fatalité en présentant la pauvreté du pays comme une conséquence des mauvaises gestions successives des gouvernements haïtiens, d’autres parlent de la dictature des Duvalier père et fils mais c’est à peu près tout.
Il va de soi qu’un tremblement de terre d’une magnitude 7 fait toujours énormément de dégâts mais rappelons quand même que le tremblement de terre de Kobe de 1995 (7,3 sur l’échelle de Richter) a fait 6437 morts alors qu’il a eu lieu dans une zone bien plus peuplée que Port au Prince et qu’il a été suivi de 18 répliques. Rien à voir avec les dizaines (et peut-être les centaines) de milliers de mort d’Haïti. La pauvreté est pour beaucoup dans le nombre de victime. ET cette pauvreté a des raisons historiques anciennes et récentes qui n’ont rien à voir avec la fatalité.
Les éléments historiques du malheur haïtien sont globalement absents et la responsabilité des États français et états-unien dans ces problèmes est passé sous silence. Tout à l’heure, invité sur France Inter, l’ancien ministre de la culture haïtien Raoul Peck a bien tenté de rappeler ce qui s’est passé mais il fut assez grossièrement interrompu par Nicolas Demorand et Bernard Guetta qui lui demandèrent d’être plus « concret ». Dix minutes plus tard, ils ne leur vint pas à l’esprit de demander la même chose à leur chroniqueur culturel Vincent Josse quand ce dernier s’extasiait sur la beauté des corps des miséreux sous le soleil haïtien pris en photo par une photographe interviewée lors d’un entretien complètement hors de propos.
Un petit rappel historique s’impose pourtant.
En 1793, la convention française abolit l’esclavage provoquant de graves troubles, les anciens esclaves de l’ensemble des Antilles françaises (dont fait partie Haïti) se révoltant contre leurs maîtres et ceux-ci réprimant durement les révoltes et cherchant parfois (comme ce fut le cas en Martinique et en Guadeloupe) à passer sous le contrôle de la couronne britannique afin de conserver leurs esclaves.
En 1803, Napoléon Bonaparte rétablit l’esclavage (sa femme Joséphine est d’une riche famille de créoles ayant des intérêts dans les plantations des Antilles souhaitant récupérer sa main d’œuvre gratuite) et envoie un corps expéditionnaire de 30 000 hommes en Haïti dirigés par le général Leclercq, le beau frère de Bonapartes qui a pour mission de faire un exemple. Certains en France n’exclut pas alors de massacrer l’intégralité de ces esclaves indociles qui ont goûté à la liberté et de les remplacer par des Africains. Mais malgré la brutalité des troupes françaises et les massacres (ou peut-être à cause d’eux), les troupes sont confrontées à une résistance farouche et sont obligées de quitter Haïti qui devient la première « République nègre » en 1804. Les débuts de l’indépendance du pays dirigé par d’anciens esclaves sans éducation et souffrant d’un blocus total de la part d’une ancienne métropole revancharde seront difficiles et marqués également par des massacres de blancs et de metis par Dessaline, premier président haïtien qui sera toutefois rapidement assassiné.
En 1825, Charles X envisage de reconquérir l’île et envoie 14 bâtiments de guerre entourer Haïti. Afin d’éviter une nouvelle guerre, probablement aussi violente que celle menée par les troupes napoléoniennes, les Haïtiens sont contraints d’accepter le racket français : le paiement à la France de 150 millions de Francs or comme « compensation » pour l’indépendance haïtienne (cette somme sera ramenée à 98 millions de francs-or par la Monarchie de juillet, Haïti étant incapable de payer l’invraisemblable rançon exigée par la France). La somme est faramineuse et Haïti est pauvre. Sa principale richesse, ce sont les bois précieux et, pour la payer, Haïti va donc exporter à outrance le bois de ses forêts pour payer « sa dette ». Aujourd’hui encore, Haïti porte la trace de ce pillage et de cette déforestation puisque sa frontière avec Saint Domingue est visible à l’œil nue
http://www.in-terre-actif.com/fr/galery ... repdom.jpg
Du fait de cette déforestation, les inondations et les glissements de terrain sont bien plus fréquents à Haïti que chez sa voisine lors des fréquentes périodes de pluie tropicale et l’agriculture haïtienne est nettement moins rentable que sur Saint Domingue. Une malédiction sans doute.
Pour s’acquitter du racket français, Haïti dû lourdement s’endetter et accorder des concessions exorbitantes sur son commerce à des compagnies étrangères. Cette situation renforça l’instabilité du pays en plongeant de nombreux paysans dans la pauvreté et en incitant les compagnies européennes et US à s’affronter par pions politiques interposés. Un coup d’État succède à une autre coup d’État au gré des intérêts européens et capitalistes. Une malédiction sans doute.
Par la suite, de 1915 à 1934, Haïti fut occupée par les troupes US qui s’inquiétait de l’influence allemande sur l’île au début de la première guerre mondiale et qui resta 20 ans sur place pour « assurer l’ordre ». Washington décida de faire payer les frais d’occupation au pays et s’attribua l’intégralité des bénéfices de la production de café du pays pendant les 20 années d’occupation, privant ainsi le pays de sa ressource principale pendant 20 ans et lui faisant ainsi louper la possibilité de disposer de fonds propres et de s’industrialiser. Contraint de quitter l’île en raison d’une forte menace de révolte et parce que la crise de 29 rendait le contrôle des matières premières haïtienne moins intéressant, les États-Unis quittèrent le pays en 1934. Ils conservèrent cependant le contrôle des douanes haïtiennes jusqu’en 1946, s’assurant une situation commerciale très intéressante et empêchant Haïti de développer une industrie autonome face aux produits manufacturés US entrant sur le territoire sans frais de douane. Une malédiction sans doute.
En pleine guerre froide, Haïti fut considéré comme un point important dans l’endiguement de Cuba et le contrôle des Antilles. Main dans la main, Français et États-uniens mirent en place François puis Jean-Claude Duvalier dont la dictature sanglante et le pillage du pays contraignit de nombreux Haïtiens à l’exil ou les plongèrent dans une telle pauvreté qu’une bonne partie de la population fut contraint de pratiquer (à nouveau !) la déforestation afin de fabriquer eux-mêmes le charbon de bois nécessaire à leur survie. La dictature des Duvalier dura presque 30 ans de 1957 à 1986 jusqu’à ce que « Baby Doc » soit renversé par un soulèvement populaire. Aujourd’hui, Jean-Claude Duvalier vit tranquillement en France (sans titres de séjour et pourtant sans risque d’expulsion comme le fait souvent remarquer ironiquement la Cimade) et les Haïtiens n’ont jamais récupéré les sommes détournées pendant 30 ans de règne ubuesque. Une malédiction sans doute.
En 1991, Jean-Bertrand Aristide est élu. Son programme est clair : organiser une réforme agraire, un partage des richesses, affaiblir le rôle de l’armée et exiger de la France et des États-Unis le remboursement, à valeur constante, des 98 millions de francs-or payés par Haïti au XIXème siècle et les bénéfices de 20 ans d’exploitation du café par les États-Unis au début du XXème siècle. Avec le feu vert officieux des autorités françaises et US de l’époque, Aristide est renversé par un coup d’État militaire dès septembre 91. Il est resté 9 mois au pouvoir. Les militaires rançonnèrent le pays comme à l’époque des Duvalier, provoquant un exil massif. Les États-Unis s’inquiétèrent alors de cet afflux de réfugié et organisèrent le retour d’Aristide à condition d’une amnistie pour les putschistes, qu’Aristide organise des élections à la même date que s’il avait été président pendant ses 3 ans d’exil (alors que la constitution ne lui permet pas d’en briguer un second successivement) et surtout qu’il oublie ses réclamations financières envers la France et les États-Unis. Aristide revint au pouvoir dans un pays, encore une fois économiquement à genou. Une malédiction sans doute.
En 2000, Aristide revient au pouvoir et ne s’estime plus lié par les promesses de 1994. Il demande à nouveau à la France et aux États-Unis le remboursement de leurs rackets passés. Les tensions montent entre Port-au-Prince, Washington et Paris. La France fait pression sur son pré carré africain pour qu’aucun chef d’État africain ne se rendent aux commémoration du déclenchement de l’insurrection de 1803 en 2003. Seule l’Afrique du Sud sera représentée. Les troubles se multiplient et en 2004, Aristide est renversé par une insurrection. Aristide assurera qu’il a été contraint par des militaires français et US de signer sa lettre de démission et que la sœur du Premier ministre français de l’époque, Dominique de Villepin, a joué les envoyé officieux français pour le menacer de mort s’il ne quittait pas le pouvoir. En France et aux États-Unis Aristide est présenté comme un fou, un kleptocrate et un trafiquant de drogue. Dans le reste du monde, le portrait est plus nuancé (sans toutefois occulter les vrais défaut et erreurs du président) et depuis de nombreuses accusations ont fait long-feu. Dans le Guardian (et dans une bonne partie de la presse britannique) de l’époque on constate que la France et les US ont organisé leur réconciliation, après le différend irakien, en commettant ensemble un coup d’État à Haïti pour reprendre le contrôle du pays :
http://www.guardian.co.uk/world/2004/mar/02/usa.france La France et les US formeront le gros du contingent onusien chargé d’installer le « gouvernement de transition » haïtien qui pillera également les caisses de l’État et tentera de rester au pouvoir en organisant une fraude massive aux élections de 2006 avant d’être contraint à l’exil par une foule en colère soutenant René Preval, allié politique d’Aristide, preuve de la popularité de l’ancien prêtre. Haïti eut à souffrir de cet épisode et Preval ne resta au pouvoir que parce qu’il donna des gages à Paris et à Washington concernant l’abandon des demandes d’Aristide. Une malédiction sans doute.
Bien sûr que les élites politiques et économiques haïtiennes ont une large part de responsabilité dans les problèmes de l’île mais le chaos actuel en Haïti est largement imputable aux politiques coloniales et prédatrices à Paris et Washington.
Ce serait pas mal de rappeler cela au lieu de se lamenter hypocritement sur la « malédiction » haïtienne. Mais pour cela, nos chers médias devraient bosser en se mettant à dos les intérêts privés et publics qui ont les mains plongés jusqu’au coude dans le bordel haïtien. Et la France n’a pas le bonheur de connaître une presse suffisamment indépendante pour cela.
Une malédiction, sans doute.