Je pense que l'un des soucis des concepteurs de L5a, à propos des Kitsuki et même des Agasha si on reprend les vieilles descriptions de cette famille, c'est d'avoir trop forcé la note sur la notion d'approche scientifique, sans rappeler que même pour eux, toutes les croyances et toutes les coutumes du reste de l'Empire sont parfaitement valables.
On en reste dans une approche dychotomique avec d'un côté la science et de l'autre le mysticisme. Or, pour les rokugani, il s'agit de la même chose. Les shugenja Kuni quand ils dissèquent des bestioles ou les alchimistes Agasha avec la nomenclature exhaustive d'Agasha elle-même ne contredisent en rien les croyances. De même que les Kitsuki ne sont pas moins convaincus que les autres de l'existence des esprits, des fantômes ou des malédictions.
En fait, même, un Kitsuki se pose simplement dans la position de l'observateur impartial. Il ne dit pas "ahah, si vous pensez que le daimyo est mort à cause d'une malédiction, c'est du flan". Le fait est qu'il y a des malédictions tout à fait efficaces à L5a et parfois même à très très grande échelle... ce qu'il dirait, c'est plutôt "il peut s'agir d'une malédiction, ou d'un accident. Mais comme les voies des esprits sont mystérieuses, peut-être peut-on s'en assurer en vérifiant qu'il n'y a pas une autre cause à cet évènement ?".
Même à des époques ou dans notre propre monde la "science" passait loin après la religion, les croyants n'étaient pas tous des obscurantistes qui s'arrétaient forcément à la première explication "c'est le destin/dieu/les esprits" qui leur passait par la tête. On trouve un tas de preuves historiques que sur le plan de l'observation du monde naturel, de la méthodologie policière et plus simplement de l'observation tout court, des tas de gens ont essayé d'avoir une position plus impartiale dans un souci d'être surs... et que, contrairement à l'univers de L5A, leurs observations ont fini par apporter la preuve que dans leur quasi-totalité, les causes "surnaturelles" ne correspondaient à rien. Sauf que dans l'univers de Rokugan, les mêmes observateurs ont statistiquement à peu près 90% de chances de tomber sur des phénomènes qui restent inexplicables si on ne tient pas compte du surnaturel, justement.
Dans les faits, donc, la mentalité rokugani ne place pas ces façons de faire en opposition. Les rokugani ne regardent pas les Kitsuki comme des impies qui nient un dogme. Ils les voient comme des gens qui regardent la réalité d'une façon un peu différente, et qui sont plus attachés à leurs idées qu'aux convenances. Mais, vu que leur démarche donne assez souvent des résultats surprenants, on est bien obligés d'admettre qu'elle est valable. Pas "plus valable" que les traditions, évidemment. Juste "complémentaire". Si ça n'était pas le cas, alors aucun Kitsuki n'aurait jamais été fait magistrat d'émeraude. Ils sont dérangeants, mais ils ne se placent pas en opposition au système. Le dit système leur donne une place parce que la preuve est faite que leur talent est utile, mais il se refuse à adopter leur approche de manière plus générale et systématique. Voilà pourquoi quelles que soient les époques, depuis Agasha Kitsuki ses disciples sont parvenus à obtenir une reconnaissance officielle en tant que magistrats, et même à rejoindre la magistrature d'émeraude. Alors qu'on aurait pu leur dire assez clairement de rester dans leurs montagnes avec leurs idées dérangeantes.
Du coup, quelle que soit la manière dont un samurai définit les talents de sa voie, pour la société, c'est de peu d'importance. Toutes ces façons de voir ne sont pas antagonistes, mais complémentaires. C'est cette même société qui mélange deux grands systèmes de pensée religieux (le shinseisme et le fortunisme), mais qui voue aussi un culte aux ancêtres, et qui respecte les esprits en tant que manifestations des cinq éléments et pas seulement comme "l'esprit de la source, le kami de la montagne, celui de l'arbre...". Le système métaphysique rokugani est un vas clos mais à l'intérieur du dit vase, des choses a priori très antagonistes cohabitent sans que ça interpelle grand-monde.
Pourquoi ?
Parce que les dieux existent. Et si les dieux n'ont jamais manifesté qu'ils trouvaient tout ça problématique, c'est qu'aucune de ces façons de voir l'univers ne les dérange. Soit parce qu'elles sont toutes des facettes d'une même réalité (après tout, à part les Illuminés, qui peut prétendre voir vraiment la réalité dirait notre pote Shinsei ?), soit parce que de toute manière, sur un plan métaphysique, ça ne fait aucune différence.
C'est un peu comme la magie à Shadowrun. Les mages hermétiques disent que la magie, c'est des équations. Les chamanes disent que ce sont les esprits. Les psychanalystes racontent que les esprits sont juste des symboles. Les chamanes rétorquent que si un symbole peut donner la magie à un mortel sans équations, alors ça veut dire que les équations sont aussi des symboles. Au final, personne ne sait quelle est la vérité. Mais la magie marche, quelle que soit l'approche envisagée. Elle marche. Alors, soit toutes ces vérités sont des facettes d'une même réalité, soit ça ne fait aucune différence et n'importe quel système de croyance aussi fantaisiste et bizarre possible peut donner les mêmes résultats.
Je vais abonder dans ce qui est donc dit dans les posts précédents : tout est "magique" parce que rien n'est "pas magique" de manière indéniable. De même, si les cinq éléments sont à la fois bien identifiés et un tout ensemble, une danse collective. A part les kami eux-mêmes, tout l'univers de L5A reflète plus d'un élément, en proportions diverses. Une flamme, c'est aussi de l'air combustible. Un nuage, c'est de l'eau évaporée, etc.
On est donc dans une vision non pas segmentée et classée de l'univers, mais syncrétique. Les composantes sont perçues comme tels : des parts d'un grand tout. Tout a un sens. Tout est lié. Toutes les façons d'appréhender la réalité sont valables et toutes sont limitées. Tout est art, tout est magie, tout est recherche de l'excellence. Et donc, tout est aussi échec, erreur, imperfection. Même le divin n'est pas absolu, permanent, figé. C'est ça le paradoxe de ce genre de société : elle est très statique, mais lorsque le changement est inévitable (tiens, un ronin monte sur le trône, des mortels deviennent des dieux, des dieux meurent, le Ciel choisit une impératrice, une femme qui n'a jamais tenu une épée devient le Tonnerre de la Grue parce que son jumeau était un escrimeur de génie, un vieil homme donne des leçons aux Kami, etc, etc, etc...), tout le monde comprend que de toute manière, l'univers reste magique, mystérieux et énigmatique. Et donc, l'inévitable est accepté. Le changement devient réalité.
Beaucoup de rokugani sont empreints de certitudes, d'opinions, de croyances. Ils pensent que leur société est parfaite ou en tous cas, qu'elle est la plus parfaite que des mortels puissent faire vivre. Et puis, la terre tremble. La sécheresse, la guerre, la paix, la famine, les dieux surviennent. Et la vie continue. Pourquoi ? Personne n'a de réponse. Certains pensent que s'ils trouvent l'illumination (qui, je le rappelle est par essence "voir la réalité telle qu'elle est vraiment") ils auront la réponse.
Mais ils ne disent rien. Ils ne disent pas "voici la réponse". Au mieux, ils disent "regardez encore, là, vous faites fausse route". Comme si la réalité était à la fois unique et multiple. Comme si toutes les définitions et aucune n'étaient valables.
C'est peut-être ça, la véritable magie, au sens moderne du terme : ce qui reste indéfinissable