Tamahagane

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matsu aiko
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Tamahagane

Message par matsu aiko » 16 nov. 2012, 20:59

Hello,

Ca faisait un moment que cela nous démangeait...
Voici la suite de Duel, en coécriture avec Kenji-kun :biere:

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matsu aiko
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Re: Tamahagane

Message par matsu aiko » 16 nov. 2012, 21:02

L’auberge était tranquille, à cette heure de la journée. La plupart des clients du midi étaient partis, et ceux du soir n’étaient pas encore arrivés.
Elle s’était installée sur une petite table à gauche, son écritoire et ses encres bien en évidence pour les visiteurs entrant dans l’auberge, elle-même en recul. Pour le visiteur occasionnel, cette femme immobile à côté de son écritoire, habillée d’un kimono brun propre mais usé, dépourvu de tout motif, pouvait facilement être assimilée à un simple service proposé par l’établissement, au même titre que la cuisine ou le logement.
La journée n’avait pas été mauvaise. On l’avait sollicitée pour l’écriture de deux contrats de marchandise, la rédaction d’une requête, la présentation de vœux pour un mariage. Elle avait écouté les demandes hésitantes avec patience, et rédigé en échange de quelques pièces les documents qu’on lui demandait, gardant ses pensées pour elle.
Cela faisait quelques jours à présent qu’elle était en ville. Elle s’attardait rarement plus, cela faisait partie des principes de survie qu’elle avait adoptés au cours des quatre années qui venaient de s’écouler. L’expérience avait prouvé que s’attarder, c’était nouer des liens, et là les problèmes commençaient. Elle ne pouvait complètement masquer certaines choses : sa démarche, la façon dont elle observait, dont elle bougeait, ses cicatrices, les cals sur ses mains, la puissance de ses mouvements, n’étaient pas ceux d’un lettré. Il y avait forcément de la curiosité, des questions, des supputations. Dans cette période troublée, il n’était pas bon d’attirer l’attention. La chasse aux sorcières battait toujours son plein, il était facile d’être pris à partie par un samurai trop zélé ou des chasseurs de primes en quête d’espions supposés ou de renégats à occire.
Non, la meilleure façon de passer inaperçu, c’était de se fondre dans la masse anonyme des vagabonds, des commerçants ambulants, des voyageurs qui ne faisaient que passer.
Elle évitait, bien sûr, les endroits où elle aurait pu être reconnue : la capitale, les terres du Lion, la cité des Rumeurs. Son périple l’avait amenée sur les terres Licorne, celles du clan du Moineau, et en continuant plus au Sud, jusqu’à cette petite ville portuaire à la frontière du clan de la Grue. Pour ses objectifs actuels, elle était parfaite : à l’écart des conflits, suffisamment commerçante pour que des étrangers y passent inaperçus, et pas si importante que la sécurité y soit un enjeu majeur.
Elle avait toujours avec elle ses sabres, mais au lieu de les porter à la ceinture, ou de les mettre dans une boite à sabre qui l’aurait désignée d’office comme rônin, elle les transportait roulés avec sa couverture dans un simple étui de tissu – peu commode pour s’en servir rapidement. Mais elle l’avait voulu ainsi. Il y avait eu trop de sang, trop de morts.
Le plus sage aurait été de s’en débarrasser complètement, mais elle n’avait pu s’y résoudre. Autant lui demander de se séparer de son âme.
Elle avait réussi à acquérir, malgré tout, une forme d’invisibilité, à se fondre, comme elle le souhaitait, dans la poussière des chemins.
Elle sursauta néanmoins en voyant le rônin dépenaillé et dégoulinant qui venait de s’encadrer dans l’embrasure, la figure masquée d’un ample chapeau de paille. Cette démarche…Puis elle vit les sabres, et ses doutes se muèrent en certitude.
Cela faisait quatre ans que leurs chemins s’étaient séparés, quatre ans depuis ce jour fatidique où ils avaient fui de concert la capitale, talonnés par les assassins dépêchés à leurs trousses. Ils s’étaient séparés, et après plusieurs semaines de voyage harassantes elle avait réussi à rejoindre les terres du Lion. Elle n’avait pas eu de nouvelles de son côté, mais avait supposé, sans en avoir la certitude, qu’il avait survécu. Peut-être parce qu’elle avait du mal à imaginer, malgré leurs différents, que quelque chose puisse venir à bout de lui.
Ses pensées revinrent vers les évènements de ce jour-là, et irrésistiblement, elle sentit des souvenirs et des émotions, qu’elle avait cru enfouis, affluer à sa mémoire…
- Bonjour, Kenji, dit-elle d’une voix égale.

Le bushi qui venait d'entrer dans l'auberge ne payait pas de mine.
Son kimono de voyage, d'un gris anthracite passé, quoiqu'épais était rapiécé aux coudes et aux genoux et élimé sur tous les bords.
L'homme portait un chapeau de paille à larges bords craquelés qui lui dissimulait les yeux, sans pouvoir toutefois complètement cacher la queue de cheval blanche qui en débordait sur l'arrière.
Ses geta, comme le reste de ses vêtements, étaient trempés – il avait beaucoup plu ce jour-là – et dégoulinaient sur le parquet de l'auberge, qui, visiblement, en avait vu d'autres.
Seul son daisho était notable.
Son katana présentait un saya d'un bleu métallique et pastel, aux reflets étranges et sa poignée en ivoire à passementerie de soie bleu roi avait une tsuba d'acier argenté aussi fine que des filigranes et représentant un héron bleu prenant son essor vers le soleil levant.
Son wakisashi, lui aussi de facture Kakita, avait une tsuba au motif des cinq anneaux.
Quelqu’un d’un peu averti dans les arts guerriers ne pouvait passer à côté d'un si splendide daisho.

Le rônin qui venait de rentrer dans la salle commune de l'auberge ne broncha pas, ni ne fit mine de changer sa posture.
Il balaya la salle de droite à gauche en terminant par la zone dans la pénombre d'où il avait été interpelé.
Puis il s'épousseta, desserra la lanière de son chapeau qu'il garda à la main gauche.
Quand l'aubergiste tenta de lui demander de laisser ses armes au râtelier, un seul regard de glace l'en dissuada.

Il n’a pas changé… pensa-t-elle.

Enfin, le bushi se tourna vers la personne qui l'avait appelé et son sourire aurait illuminé toute la salle, si l'âtre central – qui brûlait fort – n'y avait pas suffi. Il se dirigea à grand pas vers elle et déclara calmement :

- Aiko-chan, quelle joie de te revoir. J'ai prié Megumi tous les jours pour ton salut et ta sécurité, je vois que j'ai été entendu. Même si je n'était que peu inquiet : Je savais qu'un samurai aussi coriace et plein de ressources que toi ne pouvait que s'en sortir. En outre, je vois que les années ne t'ont pas trop maltraitée.

Une ombre passa dans le regard de Kenji, vite réprimée par un effort de volonté.
Sans plus attendre et sans demander la permission il s'assit à la table d'Aiko, le dos à une poutre et à sa gauche afin de garder les différentes ouvertures de l'auberge dans son angle de vision.
Lui non plus n'avait pas beaucoup changé : un beau visage expressif, malgré le filet de cicatrices qui lui barrait la joue droite, un corps que l'on devinait musclé et athlétique, un sourire enjôleur.
Seuls ses yeux, d'un bleu glacial peu commun, avaient perdu un peu de leur éclat, comme si un voile de tristesse les avait ternis. Et en y regardant de plus près ses joues semblaient plus creusées et des cernes étaient apparus sous les yeux.
Avant même qu'elle ne lui réponde, il reprit sur un ton de comploteur de théâtre.

- Avant que tu ne me racontes quelle a été ta vie pendant ces quatre ans, je dois te dire qu'ici et pour tous je suis le taciturne rônin Kazemusha. C'est mieux comme cela. Toutefois en privé, tu pourras évidemment m'appeler Kenji.

Kenji termina sa petite tirade par ce sourire en coin ironique si irritant, dont se souvenait Aiko, agrémenté d'un clin d'oeil complice.

L’ombre dans le regard d’Aiko se fit l’écho de celle passée dans les yeux de Kenji. Pas trop maltraitée…Il n’avait aucune idée de ce par quoi elle était passée, avant d’arriver au fragile équilibre de cette existence précaire. Sur son visage, sur son corps, sur son âme, ces années d’errance avaient laissé leurs traces, même si la pénombre de l’auberge les dissimulait en partie.

- D’accord… Kazemusha.
Elle hésita un instant.
- Ici, je suis connue sous le nom d’Oroka.

Elle se raidit intérieurement. Oroka. Ignorante. Il allait certainement se moquer d’elle. Ce surnom, qu’elle avait choisi délibérément par auto-dérision il y a quatre ans, ce surnom emblématique de sa honte et de l’abime dans lequel elle était tombée, lui fit horreur sur l’instant. Mais ce sursaut ne dura pas. Sa fierté s’était enfuie avec son nom, avec les morts.
Elle ajouta:

- Moi aussi, ça me fait plaisir de te voir.

Et, à sa grande surprise, elle se rendit compte que c’était vrai, et sourit à son tour.
Peut-être parce qu’il faisait partie d’un passé plus glorieux, peut-être tout simplement de voir une figure connue, après tout ce temps sur la route avec des inconnus. Peut-être à cause du soulagement qu’elle ressentait d’entendre une voix familière et de rompre, pour la première fois depuis longtemps, son immense solitude.

- Veux-tu du thé ?
- Volontiers, mon amie. Je me demande s'ils ont du thé vert des coteaux des monts du Crabe ici ?

Un sourire nostalgique effleura les traits fins de Kenji au souvenir du plaisir simple de boire un thé fort avec une amie. Cela faisait au moins deux ans qu'il ne s'était pas autorisé une telle frivolité.
Cela valait bien qu'il dépense son ultime koku, celui gardé pour les coups durs ou les occasions exceptionnelles et puis il voulait faire bonne figure face à Aiko.
Ne jamais admettre qu'on avait atteint le fond, telle avait été sa devise pendant ces quatre ans.

- Aubergiste, clama-t-il en lançant son koku sur la table, du thé vert et fort, agrémenté de tes meilleurs tempura, de riz et de soupe miso.

S'arrêtant,

- Tu n'as pas déjà mangé, j'espère !? Tu me ferais un grand honneur et un réel plaisir à partager ce repas avec moi. Ainsi nous pourrons deviser plus agréablement.
Que t'est-il arrivé après notre séparation ?

Notre séparation.

Quel doux euphémisme ! Qualifier leur fuite éperdue, avec tous les tueurs de Kachiko aux trousses, de séparation avait quelque chose d'ironique.

Le geste arracha un sourire à Aiko. Non, il n’avait pas changé. Même maintenant, alors qu’il n’y avait pour tout public que quelques voyageurs de passage, l’aubergiste et elle, il ne pouvait s’empêcher de jouer les grands seigneurs.

- Je te remercie, je n’ai pas très faim, dit-elle doucement. Mais contrairement à toi je ne suis pas restée toute l’après-midi à marcher sous la pluie…Par contre, tu dois avoir besoin de te restaurer, ne te gêne pas pour moi.

Elle espéra que, comme jadis, cette excuse suffirait, qu’il ne prendrait pas ombrage de cette dérobade. Il n’était guère difficile de faire accepter ses bizarreries à des inconnus, de ne jamais partager avec quiconque nourriture ou boisson. Même en étant tombée là où elle était, elle se refusait à faire courir quelque risque que ce soit à des compagnons de voyage, fussent-ils occasionnels. Et encore moins à Kenji.

- Et puis si j’ai la bouche pleine, je ne pourrai répondre à tes questions, ajouta-t-elle avec une pointe d’humour complètement inattendue.
- Après notre séparation…
Elle hésita. Les souvenirs l’envahissaient, aussi vivaces que s’ils s’étaient quittés la veille.

Ils couraient, couraient dans les souterrains obscurs. Derrière eux, devant eux, à leur droite, à leur gauche, résonnaient les échos des bruits de course à la fois précipités et furtifs de leurs poursuivants. Ils n’avaient aucun moyen de savoir où ils étaient vraiment.
A deux reprises déjà, ils avaient réussi à se sortir d’un guet-apens. Mais ce labyrinthe tentaculaire qui s’étalait, tel une pieuvre, au-dessous de la capitale, était bien trop propice aux embuscades.
Aiko courait, aveuglée par les larmes qu’elle ne pouvait verser. De ce point de vue, la tension de la poursuite, ses jambes douloureuses, sa respiration haletante, étaient une diversion bienvenue. Sinon, elle se serait probablement effondrée dans un coin, incapable de réagir, ne souhaitant que mourir.
Son oncle…sa famille…ses frères…Elle n’arrivait même pas à y penser, tant le choc était grand.
Même sa confrérie d’adoption, le Kaiketsu-dan, venait de disparaître.
Elle sentait contre son ventre le poids du précieux tessen. Non, il lui fallait vivre – vivre pour accomplir cette ultime mission donnée par son oncle, avant qu’il ne subisse cette humiliation et cette dégradation inimaginables. Elle devait transmettre l’emblème de daimyo du clan du Lion à son honorable tante, Matsu Tsuko, qui en assumait la charge désormais.
- A terre ! cria Kenji.
Sans prendre le temps de réfléchir, elle roula sur le sol. Une volée de shuriken siffla au-dessus de leurs têtes. Dans le même mouvement elle dégaina, et embrocha l’ombre noire qui lui tombait dessus. Son adversaire poussa un grognement sourd et tenta de lui griffer le visage. Elle esquiva l’acier effilé – certainement empoisonné – et tira latéralement son sabre de toutes ses forces. L’autre hurla alors que ses entrailles se déversaient sur le sol. Elle le repoussa sans ménagements et avec souplesse se rétablit, accroupie, le sabre à la main.
Un de moins. Elle estima qu’ils devaient être cinq – peut-être six.
Aux bruits de combat, Kenji devait également être occupé. Son roulé boulé les avait séparés, il fallait qu’ils se mettent dos à dos, ou leurs adversaires pourraient les prendre à revers.
Une douleur brûlante, suivie d’un froid glacial, lacéra son épaule gauche. Elle n’avait pas été assez rapide. Renversant sa prise, avec un grognement d’effort elle frappa vers l’arrière, eut la satisfaction de sentir la résistance d’un corps et d’entendre un cri de douleur. Sans attendre de vérifier le résultat de sa frappe, elle s’élança d’un bond, et avec un cri sauvage fendit en deux l’homme en noir qui s’avançait dans le dos de Kenji.

…Haletants, l’homme et la femme clignaient des yeux dans le petit jour, et, d’un même mouvement, se plaquèrent de part et d’autre de l’ouverture béante. Combien de temps avaient-ils passé sous terre, ils ne le savaient pas, mais ils étaient enfin sortis. Aiko écouta un moment, sabre à la main, laissant se calmer les battements précipités de son coeur. Aucun bruit. Leurs poursuivants semblaient avoir perdu leurs traces, à moins que, comme des animaux nocturnes, ils ne redoutent la lueur du jour.

Kenji se redressa, eut un sourire. Ils avaient l’un et l’autre triste mine, couverts comme ils l’étaient de sang et de la poussière des souterrains.
- Tu es blessée ?
- Ce n’est rien, rétorqua-t-elle avec un haussement d’épaule. J’ai connu pire.
- Alors continuons à prendre du champ.
Ils continuèrent à avancer. Un petit groupe de cavaliers se profila à l’horizon. A cette distance, impossible de savoir s’il s’agissait d’amis ou d’ennemis.
Là – un cours d’eau providentiel. Ils se glissèrent et s’accroupirent dans les ajoncs. Le contact de l’eau leur fit du bien.
Les cavaliers s’approchèrent ; ils entendirent des bribes de conversation.
- …Pas là non plus.
- Allons contrôler l’autre sortie, ils sont forcément sortis par l’une ou l’autre. Sinon, on reviendra avec les chiens.
Ils s’éloignèrent.
Les deux amis attendirent un long moment, avant de sortir, frissonnants, de l’eau glacée.
- Il vaut mieux qu’on se sépare. Ils ont certainement notre signalement.
Et ils savent que je dois rejoindre Shiro Matsu…compléta-t-elle mentalement. Inutile qu’ils soient deux à se faire intercepter.
- Je suis d’accord.
Kenji savait bien que jamais Kachiko ne le laisserait en paix. Si ses chiens avaient perdu sa trace, elle en enverrait d’autres. Pas la peine qu’Aiko en fasse les frais.
- Que les Fortunes te gardent, Kenji.
- Bonne chance, Aiko-chan.

Et c’était ainsi que leurs chemins s’étaient séparés, il y a quatre ans.

- Après notre séparation, j’ai gagné, en prenant les chemins de traverse, les terres du Lion. Il y avait pas mal de patrouilles, mais j’ai fait un large détour par les terres du clan de la Grue et réussi à les éviter.

Un résumé rapide d’un périple harassant de plusieurs semaines. Si une bushi Lion solitaire n’était pas la bienvenue sur les terres de la Grue, son insigne de magistrat impérial y était respecté, et la nouvelle de la dissolution du Kaiketsu-dan encore peu connue. Si des assassins étaient toujours à ses trousses, ils s’étaient faits discrets.
Traverser ses terres natales s’était révélé beaucoup plus éprouvant.

- Une fois sur les terres du Lion, j’ai pu récupérer une monture, et donc rallier Shiro Matsu assez rapidement.

La longue traversée des terres du Lion n’avait pas été le plus compliqué. Les routes étaient bien entretenues, elle était montée et non plus à pied, et elle pouvait avancer sans trop se soucier de poursuivants éventuels.
Par contre, elle n’était pas préparé à ce qui l’attendait.
Sur les Terres du Lion, la nouvelle du bannissement des Akodo a éclaté comme un coup de tonnerre. Des familles entières s’étaient suicidées, d’autres s’étaient faits rônin pour protester contre cette décision inique ; enfin d’autres avaient rejoint une autre famille, voire un autre clan. La plupart blâmaient Toturi et l’ambition démesurée qui l’avait amené à oser prendre la tête de l’Empire.
Tous, y compris les familles qui n’étaient pas directement concernées – les Matsu, les Kitsu, les Ikoma – étaient effondrés. Le ciel leur était tombé sur la tête. Ce qui n’était pas loin de la vérité. L’ordre de l’Empereur avait dévasté les Terres du Lion plus sûrement qu’un tsunami.
« Tous ceux qui portent le nom Akodo ont vingt-quatre heures pour changer de nom ou faire seppuku ».
Cet ordre fatidique, elle l’entendait encore. Il continuait à résonner dans sa tête chaque fois qu’elle apprenait que quelqu’un de sa connaissance s’était donné la mort, ou qu’elle était témoin d’une scène insoutenable.
L’Académie, où elle avait étudié, avait été fermée, et tous ses enseignants, qui avaient formé la fine fleur des armées du Lion, dispersés aux quatre vents, comme une poignée de feuilles mortes.
Elle avait résisté à la tentation de demander des nouvelles, de s’enquérir de ce qu’il était advenu de ses sensei, de sa famille, de ses amis, de tous ceux qu’elle aimait. Mais il lui fallait affronter les visages hagards, les questions incessantes, qui se faisaient l’écho de son désarroi intérieur. Elle était quand même assez connue, et ceux qui la reconnaissaient lui posaient tous les mêmes questions : Pourquoi ? Pourquoi l’Empereur avait-il pris une si terrible décision ? Pourquoi cette infamie qui couvrait de déshonneur le clan tout entier ?
A ces questions lancinantes elle n’avait pas de réponse. Elle n’avait pas d’explication à fournir, pas de paroles lénifiantes à distribuer, pas d’espoir à donner, et partait, se dérobant aux regards, encaissant sans répondre le désespoir des uns et l’hostilité des autres.
Elle s’était accrochée à sa mission, cette ultime mission donnée par son oncle. Il lui fallait la mener à bien. Ensuite, ensuite seulement, pourrait-elle s’occuper des siens. Elle n’était pas passée par la forteresse où elle avait grandi, et était allée directement à Shiro Matsu, le cœur lourd comme du plomb.

- Et donc tu as remis le tessen de ton oncle à Tsuko-sama.
- Oui.

Aiko n’ajouta rien de plus. Ce qui s’était passé là-bas était gravé au fer rouge dans sa mémoire, une honte que rien ne saurait effacer.

Elle resta un moment silencieuse, perdue dans ses pensées. Puis elle sourit faiblement, et demanda à Kenji :
- Et toi ? Comment as-tu réussi à t’en tirer ?
- Tu me connais, Aiko-chan, j'attire les ennuis comme le miel attire les ours, mais ils glissent sur moi telle l'eau sur le rocher, fit-il en souriant.

Mais son regard vide contredisait sa légèreté de façade.

- En fait, mon périple, contrairement au tien, n'avait aucun objectif clair. Où aller quand le but de ta vie t'a été si violemment arraché. Il l'ont tué, tu sais...
Mais non c'est vrai … tu n'es pas au fait de la plus grande forfaiture des familles impériales et de leurs alliés Phoenix !

Le ton de Kenji était subitement devenu cassant, alors que sa haine et toute la rancune qui avait macéré toutes ces années, refaisaient surface.
Il respira trois fois, profondément, comme le lui avait appris son sensei Kakita Karizuki et reprit son récit de façon plus posée.

- Excuse-moi Aiko-chan, encore maintenant cette tragédie et ce gâchis réveillent ma rancoeur vis à vis de tous les seigneurs soit-disant honorables et bien pensants qui ont sacrifié à leurs privilèges la plus belle âme que j'ai jamais rencontrée. Ce que je vais te révéler est – était – un des secrets les mieux gardés de l'Empire : Hantei Sotorii avait un demi-frère, né d'Hantei XXXVIII et d'une dame de compagnie morte en couche, qui était son sosie parfait.
Pour des raisons de sécurité, c'est ce sosie qui allait parfois dans des endroits réputés dangereux à la place de son demi-frère. C'est dans un de ces endroits – La Grande Muraille – que nous, le Kaiketsu-dan, l'avons rencontré.

Kenji prit une gorgée bruyante de thé vert, et après un profond soupir d'aise reprit son récit.

- Nous ne l'avons jamais connu que sous le nom de Sotorii-sama, et jusqu'à l'heure de ma mort je ne saurais le considérer autrement.
C'était un enfant drôle, curieux, intelligent, juste, bon, en un mot lumineux , tout le contraire de son demi-frère, héritier en titre. Satsume-sama nous fit l'honneur de pouvoir parfaire son éducation pendant quelques mois, après que nous l'ayons récupéré lors d'un enlèvement... Mais ceci est une autre histoire.
Quoiqu'il en soit, lors du Coup d'état Scorpion, alors même que le Kaiketsu-dan se démenait pour libérer la Capitale, nous l'avons confié à une personne que nous pensions être une amie et un samurai au dessus de tout soupçon : Isawa Kaede.

Kenji n'avait pas employé le suffixe –sama ; s'agissant d'une dame de si haut lignage cette brèche à l'étiquette revenait purement et simplement à l'insulter.

Aiko sentait bien que Kenji avait un irrépressible besoin de s'épancher. Comme un torrent trop longtemps contenu par un barrage et qui rugit dans son ancien lit quand celui-ci cède.
Elle ne l'interrompit donc pas.

- Cette... personne devait le protéger, l'emmener loin du champ de bataille qu'était devenu Otosan Uchi, c'est du moins ce qu'elle nous avait promis. Hélas, les Otomo avaient d'autres plans. Ils tuèrent notre jeune Sotorii, pour permettre à la limace visqueuse qui nous gouverne à présent, de sauver sa misérable vie tout en mystifiant les Scorpions, le temps de retourner les évènements en leur faveur, en sacrifiant au passage un jeune seigneur de la lignée Hantei.
Jamais je ne leur pardonnerai... Jamais ! Sous couvert d'une action honorable, ils ont sacrifié l'avenir de Rokugan, juste pour leurs pitoyables jeux de pouvoir et alors même qu'ils font le lit au Kolat.
Mais moi – et mes amis – j'ai vu leurs âmes … aux deux Sotorii, je veux dire, dans une vision des futurs potentiels, octroyée par le Dragon du Vide. L'âme de l'actuel Hantei XXXIX est un bourbier sombre et putride, grouillant d’envie et de haine alors que celle du nôtre n'était que bonté, justice et lumière. Et ils l'ont tué... Le Jigoku les emporte tous !!

La voix de Kenji se brisa, ses mains tremblaient et sont regard s 'était fait dur, les pupilles rétrécies, comme pendant les duels.
Aiko s’interrogea silencieusement. Ainsi, les Otomo avaient fait tuer Sotori ? Elle avait toujours cru que c’étaient les Scorpions qui avaient fait éliminer l’héritier impérial – enfin, avant que le clan du Phénix ne révèle que le véritable Sotori avait été mis à l’abri.
Kenji se tut et sourit timidement avant de reprendre :

- Mais je vois bien que ce n'était pas cette histoire que tu attendais de moi. Il faut croire que la présence d'une amie m'a manqué plus que je n'aurais pu le penser. Ce repas n'est pas terminé et je t'assure que je te conterai mes magnifiques exploits de fuite éperdue et de choix désespérés avant que minuit ne sonne, termina-t-il.

Au moins, il s’était déchargé d’une partie de sa rancœur, songea Aiko. Sans doute se tenait-il responsable de n’avoir pas su protéger un prince de la lignée Hantei, fut-il bâtard.
- Tu ne veux vraiment rien ? Ces tempura sont excellents, reprit Kenji, avec un entrain un peu forcé.
- Non, je te remercie, j’ai déjà mangé aujourd’hui.
- Un peu de thé alors ! dit-il en la servant d’autorité.
Elle prit la tasse, la huma.
- En effet, il sent très bon…mais je veux bien la réponse à la question d’abord, dit-elle avec humour. Comment as-tu réussi à échapper à nos poursuivants ?
Reposant la tasse sans y toucher, elle se pencha vers lui, le regard intense. Elle avait parfaitement compris que les assassins avaient préféré le prendre en chasse, cette fois-là.

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matsu aiko
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Re: Tamahagane

Message par matsu aiko » 16 nov. 2012, 21:11

- Et bien tu sais, cela n'a pas été de tout repos !

Les souvenirs emportèrent Kenji vers les douloureux rivages de ces moments difficiles.

Comme Aiko, Kenji avait tout de suite compris, un instant à peine après leur séparation, que les sbires de Kachiko avaient choisi de le traquer lui, plutôt qu'elle.
Cela lui paraissait tout à fait logique, car dans la tour d'ivoire de son égo il estimait – probablement à juste titre – être un adversaire plus dangereux pour Kachiko que la bushi du Lion.

Du moins l'avait-il été.

Aujourd'hui, caché, à moitié enseveli dans une rizière à l'eau croupie et glacée, il en doutait un peu.
Oui, Kenji avait perdu de sa superbe : Il n'avait pu arracher sa fille Koyuki-chan aux griffes de Kachiko, qu'il n'avait d'ailleurs pu confondre avant le coup d'état Scorpion.
Et pour comble de déshonneur, alors même que ses amis et lui avaient en grande partie permis la restauration de la lignée Hantei, il n'avait pu sauver son Sotorii.

Parce qu'il avait eu confiance en quelqu'un en dehors du Kaiketsu-dan.

A cause de cette erreur impardonnable, son Sotorii avait été exécuté, le Kaiketsu-dan dissous, tandis que Kachiko devenait impératrice.
Il avait tout perdu, son honneur, les lauriers et la gloire, ses amis et son statut.
Seul Doji Hoturi-sama lui avait tendu la main en le mettant d'office en musha shugyo avant qu'il ne commette l'irréparable face à Hantei XXXIX et sa cour.

Pour être franc, Kenji ne savait pas vraiment pourquoi il luttait encore, pourquoi il tentait d'échapper à ses poursuivants.
Peut-être était-ce pour ses enfants encore vivants et qu'il avait juré de protéger, ou pour remercier Hoturi-sama de sa bonté, ou bien tout simplement parce qu'il ne savait pas faire autrement.
Pourtant sa philosophie positive et épicurienne de la vie était ébranlée, tiraillée par les pulsions de mort qui le taraudaient depuis l'annonce de la mort de son Sotorii.
Mais Kenji ne pouvait tout simplement pas se résoudre à abandonner, à lâcher prise. Cela aurait signifié laisser ses ennemis gagner.
De cela il n'était pas question. La vengeance était sienne.
Il retrouverait les instigateurs de cette sombre tragédie et il les ferait payer. Jusqu'au dernier.

Il en était là de ses réflexions quand tout à coup...

Etait-ce un animal sauvage ?

Non.
Plusieurs formes arpentaient le chemin bordant la rizière, mais elles étaient floues, indistinctes, comme des ombres dans les ombres.
Soudain, l'évidence frappa Kenji : des Goju. Une légende ayant pris forme. Les sbires de l'Ombre Rampante et le bras secret de la famille Shosuro. C'est de ces créatures dont les paysans et les seigneurs parlaient quand ils murmuraient le mot « Ninja ».

Kenji les connaissait bien, il leur devait de nombreuses cicatrices, y compris celles de sa joue droite. Mais à chaque fois leur apparence dérangeante le faisait frissonner de dégout.

Leurs mouvements étaient fluides, presque ophidiens, ils donnaient l'impression que ces êtres ne possédaient aucune articulation.
En outre, ils se mouvaient comme des prédateurs, d'ombre en ombre, avec une économie de mouvement que leur envierait le plus accompli des assassins de la famille Shosuro... Ce qu'ils avaient probablement été avant leur horrible transformation, avant de devenir ces créatures décérébrées.
Car les Goju n'obéissaient qu'à une seule volonté : Celle de l'Ombre, leur maîtresse à tous.
Non, le plus dérangeant n'était pas leurs mouvements, ni même leur anatomie extraordinaire, mais le fait qu'ils ne possédaient aucun des traits distinctifs que l'on retrouvait habituellement sur un visage : ni nez, ni yeux, ni bouche, ni même pommettes.
Leurs faces étaient totalement lisses !

Une pensée incongrue lui traversa l’esprit. Comment ces créatures maléfiques respiraient-elles ?

Comprenant qu'il ne pourrait leur échapper longtemps, Kenji se prépara à les affronter, du mieux qu'il pouvait.
Très silencieusement, il rompit un roseau des berges de la rizière où il s'était enfoncé et glissa totalement dans l'eau fangeuse.
Puis il longea subrepticement la berge où rodait l'un des trois Goju. Il forçait sa respiration à être calme et silencieuse.

Arrivé à ce qu’il estima être le meilleur point d’embuscade, il s’y posta, le wakisashi au clair, dans l'attente de ses adversaires.

Kenji laissa passer le premier des trois Goju.
Au moment où ce dernier présentait son dos, il jaillit de l'eau croupie, agrippa la nuque de l'assassin, et planta son wakisashi sous son cou. La lame fut si violemment enfoncée qu'elle jaillit du crâne du sbire de l'Ombre au niveau de la fontanelle.
Le Goju s'écroula comme une souche, mort avant d'avoir touché le sol.
Des volutes de l'encre la plus profonde jaillissaient par saccade de son corps parcouru de spasmes, telle une marionnette agitée par une bourrasque de vent. Cette substance huileuse, lourde et d'un noir profond se répandait en flaques fumantes et noirâtres et semblait pourvue de vie : Elle recherchait, tel un ver fouisseur, les ombres le plus proches afin de s'y dissoudre.

Les deux Goju encore vivants n'avaient pas perdu de temps ; tandis que l'un des deux combattants se ruait sur Kenji, l'autre avait dégainé de longs shuriken, dont la puissante odeur piquante, qui agressait les narines de Kenji, venait confirmer leur statut empoisonné.
Mais le bushi Grue s'était attendu à la promptitude de leur réaction et mû par l'expérience et les instincts de toute une vie il avait renoncé à essayer d'arracher son wakisashi au premier Goju.
A la place il avait accompagné la chute du corps dans une roulade digne du maître de Mizu-do qu'il était et en profita pour voler le tanto du mort, afin de le lancer sur son deuxième assaillant, qu'il avait mis entre lui et le tireur.
Hélas, le Goju para avec son ninja-to la lame qui alla se ficher dans la boue fraîche avec un abject bruit de succion.

Kenji était en mauvaise posture. Il devait s'occuper de son assaillant direct, tout en évitant de devenir la cible du tireur.
Mais il avait Hikari, Lumière, son katana et cette dernière siffla de joie quand il bondit en avant et la dégaina dans un mouvement Iai qui trancha le ninja-to et le Goju au niveau du ventre, dans un même mouvement ample.
Le torse du ninja chuta sur la gauche de Kenji tandis que ses jambes, qui couraient encore, chutèrent vers la droite, en émettant un brouillard d'ombre et d'encre qui glissa vers le sol.
Kenji ne put s'empêcher de penser aux poules que décapitait Buro, le serviteur de son sensei, dans sa jeunesse.

Mais la réalité s'imposa à nouveau au rônin.
Il allait mourir.
Il lui était impossible d'esquiver ou de parer tous les projectiles que lui lancerait de façon experte le dernier Goju.
Et il avait perdu son chapeau doublé de métal.

Pourtant, un événement inattendu survint. Un détail que Kenji, pris dans le tumulte du combat, n'avait pas remarqué auparavant s'imposa à lui violemment. Hikari émettait une lumière blanche et puissante, don d'Amaterasu, tandis que le dernier Goju abritait de ses mains son absence de visage.
Il lui était impossible de lancer ses shiruken et au bout de quelques secondes d'un calvaire qui le faisait gémir de douleur, il se glissa dans les ombres et disparut.
Kenji n'oublierait pas de si tôt le bruit profond et dérangeant qu'avait émis le ninja pourtant dépourvu de bouche. Il reflétait une douleur si intense qu'elle ne pouvait venir que de l'âme. Hikari avait blessé l'Ombre Rampante.

Kenji prit quelques secondes pour adresser une prière de remerciement à son sensei et à son talent de forgeron qui avait permis à son arme de s'éveiller, puis il rengaina Hikari, récupéra son wakisashi, s'épousseta et se remit à courir quand son kimono reprit son aspect immaculé.

La nuit allait être longue !

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Re: Tamahagane

Message par matsu aiko » 16 nov. 2012, 21:15

Le ciel était lourd des ondées d'un orage d'été.
Kenji posa sa pioche, enleva son chapeau de paille à larges bords et s'essuya le front avec un linge propre, en coton, sorti de son obi.
Il leva les yeux vers le Tengoku.
Un éclair stria les cieux : Les Fortunes étaient en colère et Osano-Wo le faisait savoir.

Le torse nu et musclé de Kenji arborait de nouvelles traces de combat encore roses d'une cicatrisation à peine achevée.
Cela faisait trois mois que ses tribulations l'avaient amené, plus mort que vif, sur les terres ingrates du clan du Moineau.

Etait-ce le hasard, son ancêtre Kakita Rensei ou même le destin qui l'avait poussé jusque dans ces contrées arides ? Il n'aurait su le dire, mais il s'était pris d'affection pour la simplicité, l'opiniâtreté et la bonté de ces gens, que leur ostracisme forcé avait, contrairement à toute attente, rendus meilleurs.
Ils l'avaient recueilli, blessé, fiévreux, au bord de l'agonie et l'avaient soigné sans jamais lui poser une seule question.
Peu importait qu'il fut la cible de l'Impératrice, du clan des secrets et même de certains chasseurs de prime, ils l'avaient protégé et guéri, du mieux qu'ils le pouvaient.

Kenj avait doucement découvert les bienfaits de la simplicité, de la rudesse des travaux des champs et de l'amicale convivialité de ce clan mineur, reculé de tout. Il y avait même pris goût.
Après tout ce tumulte, les poursuites dans les forêts, de nuit, les tentatives d'assassinat, les guets-apens tendus par les chasseurs de prime Tsuruchi et la fuite, toujours la fuite !
Kenji en avait eu assez.
Alors une nuit, presque trois mois jour pour jour après l'avènement de Hantei XXXIX, Kenji avait dit « stop ! ».
Il était fatigué de fuir. Il avait donc attendu ses poursuivants pour un baroud d'honneur, dans une petite station balnéaire des contreforts des montagnes bordant le clan de la Grue, réputée pour ses sources chaudes. Une fois il y avait résidé en douce compagnie et en avait apprécié le cadre simple et harmonieux.
Cette nuit-là, Kenji s'était préparé, il avait déjà récupéré certaines armes de ses adversaires dont un dai-kyu avec son carquois, un naginata, un nagamaki et des tanto.
Il avait construit des pièges, des chausse-trappes et des barricades, des pigeons et des garrots. Il avait bu ses dernières potions antidotes et confectionné de la charpie.
Il était prêt, calme, en paix.
Il en emmènerait le plus possible avec lui traverser les portes du Jigoku.

Et ils étaient venus, confiants, vague après vague : des Butei et des assassins Shosuro, des chasseurs de primes et des rônin, tous attirés par la colossale prime que Kachiko avait mise sur sa tête.

Kenji s'était battu, trois jours durant, avec la force de celui qui sait qu'il livre son ultime combat.
Il avait tranché, triché, assassiné, piégé, utilisé la traîtrise et tous les mauvais tours appris de Sangkai-kun et Ito-kun.
Et contre toute attente, en dépit même de ses prévisions, Kenji avait survécu. Empoisonné, blessé, à demi mort, certes, mais il avait survécu.
Ses pas l'avaient amené, en plein délire, vers ce modeste clan du Moineau et ses membres, à peine mieux considérés que des ji-samurai par les clans majeurs – celui de la Grue y compris – qui l'avaient recueilli et soigné, plus chaleureusement que ne l'auraient fait les membres de sa propre famille dans des circonstances similaires, hormis Karizuki-sensei…mais ce dernier était en passe d'atteindre l'illumination.

Kenji rangea son linge, remit son chapeau à larges bords et reprit son travail champêtre.
Il allait devoir reprendre la route, renouer avec les fils de son destin et avec sa vengeance...
Mais pas tout de suite.
En cet instant, il savourait une paix inattendue et durement gagnée.
Il était heureux.

* * * * *
Le regard de Kenji se focalisa à nouveau sur son interlocutrice.
Il avait raconté son histoire d'un seul trait. Il ne s'était interrompu dans son récit que pour boire quelques gorgées de thé vert, perdu dans ses souvenirs.
Maintenant, revenu à la réalité, il reprit avec un sourire timide :

- Comme tu peux le constater, Aiko-chan, cela fut ... compliqué. Mais tu reprendras bien du thé avec moi, maintenant ? proposa-t-il, avant de constater que sa tasse était toujours pleine. Le thé avait refroidi, intact, alors qu’elle écoutait son récit.
- Aubergiste ! Une autre tasse !
Une fois la tasse arrivée, il la resservit, le sourcil faussement réprobateur :
- Je t’assure que ce thé est excellent…Si tu ne le bois pas, je vais finir par me vexer !
Aiko resta un moment silencieuse.
- Je vais t’expliquer.
Puis elle ajouta tranquillement :
- T’es-tu déjà promené sur la digue ? La vue est magnifique, surtout à cette heure de la journée.
Saisissant l’intention Kenji s’exclama gaiement :
- Excellente idée, Aiko-chan ! Une petite promenade digestive me paraît s’imposer après cet excellent repas.

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matsu aiko
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Re: Tamahagane

Message par matsu aiko » 03 déc. 2012, 23:10

A la capitale, quelques semaines plus tôt.

L’homme au crâne luisant habillé d’écarlate se tenait parfaitement immobile. Devant lui était posé un livre qu’il ne regardait pas. Il ne regardait rien, d’ailleurs. Son front était couvert de sueur, ses yeux noirs comme deux puits jumeaux ne fixaient que le vide. Dans la faible clarté de la lanterne, son visage plissé par l’effort avait quelque chose de démoniaque.
Sangkai expira, et relâcha son intense concentration. L’énormité de ce qu’il venait d’apprendre le laissait pétrifié.

Il avait emprunté quelques heures plus tôt cet ouvrage sur la généalogie Hantei à la Bibliothèque céleste – un endroit très surveillé de la Cité Interdite où seuls pouvaient accéder quelques rares privilégiés, dont il faisait partie, en tant que magistrat impérial et kuroiban. Il était venu consulter certaines archives, et sur une impulsion avait choisi cet ouvrage.
Cela n’aurait pas eu de conséquences si le bibliothécaire n’avait pas commenté :
- Tiens, cela fait longtemps que personne ne l’a consulté…Alors que c’est vraiment l’ouvrage de référence sur la lignée Hantei ! Je crois bien que la dernière personne à l’avoir consulté, c’est un éminent membre de la famille Otomo, et cela fait déjà quelques années.
Sangkai avait tiqué. Il y avait peu de gens qu’il comptait comme des amis, et certainement pas les Otomo.
- Otomo Banu, peut-être ? s’enquit-il, la voix très douce.
- Tout à fait. C’est lui qui vous en a parlé ?
Sangkai avait souri d’un air inquiétant en guise de réponse, ce qui provoqua la réaction habituelle. Le bibliothécaire blêmit, balbutia quelques mots d’excuse, et décampa sans demander son reste.
Otomo Banu…leur adversaire juré, celui qui avait remis Sotori sur le trône et était responsable de la dissolution du Kaiketsu-dan. Sangkai n’avait dû qu’à sa légendaire dévotion à la lignée Hantei de pouvoir demeurer Magistrat Impérial. Il avait tout de même passé quatre ans à avaler des couleuvres.
Banu avait l’héritier sous la main…Pourquoi avait-il consulté cet ouvrage ? Existait-il un autre prétendant au Trône d’Emeraude ?
Mu par la curiosité et un obscur pressentiment, il avait pris le livre et tenté de percevoir, dans les vibrations rémanentes, dans le souffle des kami, un reflet du passé.
Se concentrant sur l’ouvrage, il se plongea sans effort dans l’état de transe indispensable à la pratique de l’art ; puis délicatement, comme s’il effeuillait une fleur, il effleura – à peine – les impressions qui en émanaient. Le faire de façon plus franche, c’était plonger dans l’instant, et là, il cherchait …autre chose. Une anomalie, quelque chose qui dérangeait la quiétude des rayonnages obscurs de la bibliothèque.
Une main passait dans la pénombre…non, c’était trop récent, il fallait chercher plus loin. D’autres contacts fugaces…ce devait être les bibliothécaires.
Plus loin, encore plus loin…
Les sensations se diluaient, s’estompaient, au fur et à mesure de sa plongée dans le passé, comme une tache d’encre sur une feuille humide. Obscurité, silence…
Il plongea plus profond encore. Plus loin, encore plus loin…
Là ! Il y avait eu une lueur, brève comme une étincelle dans la nuit. Il ralentit, rebroussa chemin. Oui, il y avait bien une lumière, et même la lumière du jour. Ainsi certains pouvaient sortir des ouvrages de la Bibliothèque Céleste….pensa Sangkai in petto.
L’image était floue, mais aux couleurs et aux vibrations sonores, il pouvait s’agir d’Otomo Banu. Il parlait…parlait à quelqu’un d’autre, en portant le livre.
Sangkai rassembla toute sa concentration, sans forcer cependant. A cette distance dans le temps, l’exercice était extrêmement délicat. Une fausse manœuvre pouvait réduire tous ses efforts à néant.
Celui auquel il parlait…il n’entendait pas sa voix, mais percevait, aussi clairement que s’il avait crié, la perturbation causée par l’impact de sa présence. C’était un confrère dans l’art, un confrère extrêmement puissant - un des plus puissants de l’Empire. Oui, c’était bien lui : Isawa Tsuke, tensai du Feu. Son aura et la réaction des kami l’identifiaient sans coup férir.
Le daimyo des Otomo et l’un des Cinq Grands Maitres du clan du Phénix, parlant de la lignée Hantei…Cette conversation était cruciale.
La sueur, qui perlait déjà à son front, se mit à dégouliner en grosses rigoles le long de son cou, de son dos, trempant ses aisselles. Plongé au plus profond d’un instant vieux de plusieurs années, Sangkai ne s’en aperçut même pas.
Là…il y était presque.
Comme l’accalmie soudaine d’une tempête de neige, les vibrations se changèrent en mots.
Ce qu’il entendit alors troubla tellement Sangkai qu’il en perdit sa concentration et émergea brutalement de sa transe. D’un seul coup, son univers mental venait de basculer dans le chaos.
Il entendait encore la voix tranquille du Grand Maître du Feu : « J’ai une solution ».
Non…c’était impossible, il avait dû se tromper.
Il vérifia.

Sangkai inspira profondément, ses pensées en fusion. C’était énorme.
Tellement énorme qu’il ne pouvait en parler à personne. Ici à la cour il n’avait pas un allié, personne auquel se fier. Un seul pouvait comprendre, un seul pouvait l’aider – s’il était encore en vie.

Kenji.

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matsu aiko
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Re: Tamahagane

Message par matsu aiko » 03 déc. 2012, 23:12

Sur le port, les pêcheurs s’affairaient, étendant les filets encore lourds d’eau de mer. Les cris assourdissants des mouettes se disputant les reliefs de la pêche couvraient presque le fracas des vagues s’écrasant sur la digue en grandes gerbes d’écume. Dans le lointain, les voiles triangulaires des bateaux ponctuaient l’horizon bleu foncé où s’annonçaient déjà les couleurs du soir.
Le rônin au chapeau de paille fatigué, et la femme en brun, portant une couverture élimée dans les bras, s’avançaient sur la digue, ignorés des badauds après quelques remarques narquoises. Encore un couple illégitime qui venait s’offrir quelques instants de plaisir volé. Les contreforts de la digue offraient bien des recoins propices aux amours clandestines, sans parler du petit sanctuaire de Benten situé sur le promontoire à son extrémité, et que les marins saluaient en sortant du port afin qu’elle leur porte chance.
- Ici, indiqua brièvement Aiko.
Ils descendirent de quelques mètres. En contrebas, protégé des vagues par un éperon rocheux, se trouvait un renfoncement à l’abri des regards.
- Alors ? De quoi s’agit-il ? questionna Kenji, sa curiosité pleinement éveillée par ce luxe de précautions. Le fracas des vagues était tel qu’il s’entendait à peine.
Aiko regarda les vagues, l’écume jaillissant en blanches efflorescences, toute cette pureté qui lui était désormais inaccessible.
- Je suis souillée, dit-elle sans le regarder. C’était déjà le cas quand nous nous sommes rencontrés, poursuivit-elle d’un seul trait.
Si elle s’arrêtait, elle n’était pas sûre de pouvoir continuer.
- C’était en affrontant un être de l’Outre-monde…Un millier de soldats du Lion ont péri, une légion entière…
Les mots se bousculaient sur ses lèvres, alors qu’elle poursuivait son récit d’une voix hachée, comme si elle peinait à décrire toute l’horreur de ce qui s’était passé cette fois-là. Comme à chaque fois, l’odeur suffocante des bûchers revint la hanter. C’était sa faute, elle n’avait pas vu, pas compris, pas assez vite. D’avoir ramené les mille sabres au Hall des Ancêtres et aux familles des défunts n’avait pas atténué son sentiment de culpabilité.
- Nous avions une petite, une toute petite chance de le vaincre. Avec l’aide de mes ancêtres j’ai réussi à l’abattre – la fierté perça momentanément dans sa voix - mais il m’a frappée en retour, et la blessure s’est infectée.
Elle passa sous silence le choc, les réactions de ses compagnons, et se força à continuer d’un ton égal.
- Satsume-sama a écarté ma demande de seppuku. Il m’a fait rencontrer ses conseillers Kuni, qui m’ont expliqué comment j’allais vivre désormais. Et il m’a envoyée avec Musashi en mission à la capitale.
Elle revit son entrevue avec le Champion d’Emeraude. Satsume avait écouté son récit sans mot dire, la campagne désastreuse, son sentiment de culpabilité, la souillure, jusqu’à sa demande de seppuku. Il ne l’avait pas interdite, non…mais dans ses propos, elle avait très bien compris qu’il la tenait pour un aveu de faiblesse. Que le vrai courage n’était pas de se trancher le ventre pour éviter de vivre avec une réalité insupportable, mais de continuer à faire son devoir envers l’Empire tout en étant désormais au ban de la société. Elle avait reçu ce refus poli comme une gifle en plein visage, d’autant plus qu’elle ne s’y attendait pas. Plus qu’un autre, Satsume savait à quel point le bushido était sa pierre d’angle, à quel point la souillure lui faisait horreur, à quel point rejoindre les rangs des damnés en puissance lui était intolérable. Il savait que pour elle cette apparente mansuétude était pire que la mort.

Je suis entrée dans l’antre
Mes ancêtres me guidant
Pour l’Empire

Mon sabre fut le premier
A toucher notre ennemi
Il périt

Mais sa griffe m’a marquée
En mourant il m’a frappée
M’a maudit

Dehors rien n’avait changé
Mais je n’étais plus la même
Avilie

Je suis partie dans le froid
J’ai laissé derrière moi
L’innocence

Mon manteau de gloire est sale
Ma crinière d’or ne luit plus
Déchéance

Voyez la pestiférée
Face aux regards de mes frères
Le silence

Irréparable fêlure
Me projetant sans merci
Vers l’ordure

Sang noir courant dans mes veines
Enfermée en moi-même
Corrompue

Lèpre ignoble, dévorante
Combat perdu d’avance
Amertume

Puisque la mort m’est déniée
Puisqu’il faut que j’endure
La Souillure

Plutôt que pourrir sur pied
Bientôt seule je partirai
Vers le Mur.

Elle n’était pas partie, pourtant. Après avoir ramené les sabres, docilement, elle avait fait ses bagages pour la capitale, comme Satsume le lui avait demandé. Mais la mort habitait désormais son âme.
Elle poursuivit bravement, le ton toujours égal :

- C’est pour cela que j’évite tout contact. C’est pour cela que j’évite de partager boisson ou nourriture avec quiconque – que j’ai refusé la dégustation de fugu chez Bayushi Kachiko. Je ne voulais pas prendre le risque de contaminer qui que ce soit, même un ennemi.
C’est aussi pour cela que je ne sors mon sabre que pour tuer. Mieux vaut que mon adversaire périsse plutôt qu’il soit corrompu à son tour par le contact de ma lame.
Depuis que j’ai pris la route, je tente de maintenir ces précautions. Mais ma provision de thé aux pétales de jade est épuisée depuis bien longtemps.
Sa voix se brisa.
- Et je sens bien que la souillure est en train de s’étendre.

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Re: Tamahagane

Message par matsu aiko » 03 déc. 2012, 23:13

Aiko s'attendait à tout : le mépris, le rejet, l'horreur, le dégoût, la haine, la violence. Elle fut complètement désarçonnée quand Kenji éclata de rire. Il se tordit même de rire, se tenant les côtes, cherchant son souffle.
Elle le regarda, interdite. Etait-ce ainsi que lui, qu'elle croyait être son ami, accueillait la difficile révélation de ce terrible secret ?

- Attends... Attends, Aiko-chan ! Ne te vexe pas tout de suite ! déclara Kenji, je vais t'expliquer !
Il reprit difficilement son souffle et son sérieux.
- En aucun cas je ne me serais permis de me moquer de toi, Aiko-chan, mais j'ai été submergé par l'ironie de la situation.
Il fit une courte pause et, levant les yeux, riva son regard dans celui d'Aiko.
- Vois-tu, Aiko-chan, moi aussi, je suis souillé !
Et cela fait des années que cela dure. Cela m'est arrivé d'ailleurs, à peu de chose près, dans les mêmes circonstances que toi. C'était en combattant un Oni, sur les terres du Crabe…J’ai bien cru ma dernière heure arrivée, mais, au final, je m’en suis tiré à bon compte. Le clan du Crabe a estimé qu’au stade où nous en étions, nous ne présentions qu’un risque mineur.
La Souillure n’est pas aussi rare que tu peux le penser, Aiko-chan, et si chaque samurai devait se trancher le ventre dès qu’il se sait atteint, le clan du Crabe, pour ne citer que lui, serait décimé depuis longtemps…Cela reste une menace majeure et redoutée, mais ils savent comment s’en prémunir, et comment éviter qu’elle se propage. Comment pourraient-ils, sinon, se dresser en protecteurs entre l’Empire et l’Outremonde ?
Les Crabes nous ont, en outre, octroyé un accès privilégié au Thé aux Pétales de Jade. Ce qui fait que j'en ai encore un peu.
Je me ferai une joie de le partager avec toi, ainsi que mon expérience en la matière, Aiko-chan, si tu acceptais de partager – enfin – ma maigre pitance !

Kenji lui sourit, en la regardant par dessous ses sourcils, l'air presque penaud, mais son regard bleu glace contenait clairement une nuance d'invitation.

Aiko revit en pensée tous les moments où ils avaient été ensemble, toutes les précautions qu’elle avait prises, tous les subterfuges dont elle avait usé pour qu’il ne se doute de rien, et sentit à son tour un fou-rire légèrement hystérique la gagner.
Elle avait été persuadée que Musahi était le seul avec lequel elle pouvait baisser sa garde, le seul avec lequel elle pouvait s’entraîner ou partager un repas – tout simplement parce qu’ils souffraient du même mal. Alors que toutes les précautions qu’elle avait prises avec Kenji étaient totalement inutiles.
Puis elle se rappella la façon dont Kenji, lui, se comportait avec autrui. Sa désinvolture, ses allusions déplacées, son insouciance, et toute envie de rire la déserta instantanément.
Elle dit d’une voix basse, hachée :
- Tu savais…Tu savais être souillé…et tu as délibérément mis en danger ton entourage, tous les gens que tu as rencontrés…

Elle revit la familiarité avec laquelle il avait retrouvé les autres membres du Kaiketsu-sdan : l’accolade amicale de Sulimane, l’étreinte déplacée de Otaku Yoko, la bourrade de Hiruma Ito, et une pensée terrible lui glaça le sang. Se pouvait-il que tous les membres du Kaiketsu-dan soient souillés ? Cette organisation parallèle était-elle en fait une bande de damnés, doublement en marge de par les missions sans honneur qu’ils effectuaient, et la souillure qu’ils partageaient ?
N’y avait-elle été nommée que parce qu’elle n’était plus digne d’appartenir à la Magistrature Impériale ?
Non…non, ce ne devait pas être le cas. Sinon Musashi aurait également été concerné.
Le Kaiketsu-dan n’existait plus, de toute façon.
Par contre ses membres, quoique dispersés, étaient toujours en vie, et s’ils avaient été aussi inconscients que Kenji, des dizaines de personnes avaient été contaminées par leur faute.
Elle vivait avec cette malédiction parce que la mort lui avait été déniée ; mais lui, comment pouvait-il prendre son état avec autant de légèreté !
Elle revit sa visite chez Musashi et son épouse, Moshibo qui l’avait soigné, Epine qu’il avait blessée, et une colère brûlante la saisit.
- Es-tu fou, inconscient, irresponsable, ou les trois à la fois ? gronda-t-elle.

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Re: Tamahagane

Message par matsu aiko » 03 déc. 2012, 23:14

Kenji sourit à nouveau, largement, de son sourire ironique qui irritait tant Aiko et dit :

- Je te retrouve bien là Aiko-chan. Tu es une Bushi du Lion, quoiqu'ils en disent à la capitale. Tu n'es pas cette scribe effacée, écrasée par les remords et les regrets. Ne te mens pas à toi-même !
Pour des raisons que je ne peux encore te révéler, je savais à l'époque, comme maintenant, que je ne peux transmettre la Souillure par simple contact. C'est comme ça !
Mais Aiko-chan, pose-toi la question : Crois-tu vraiment que tout ce que t'a dit le clan du Crabe était vrai ? Ne crois-tu pas qu'ils ont délibérément noirci le tableau, pour mieux te contrôler ?
Et puis crois-tu réellement, que partager, dans des récipients différents, un repas ou une boisson préparés par une tierce personne risque, un tant soit peu, de transmettre la Souillure ?
Non, vraiment Aiko-chan, tu as cru à ce conte pour enfants ?

Aiko se détendit un peu.
Elle fixa Kenji de son œil sombre et méditatif, puis demanda tranquillement :
- Faisais-tu confiance à Satsume-sama ?
- Plus qu’à moi-même, déclara Kenji, très sérieux à présent.
La mort de Doji Satsume avait sonné le glas du monde qu’il connaissait. Malgré les quatre années qui venaient de s’écouler, il ressentait encore la douleur et la colère de cette perte irrémédiable.
- Tu comprendras donc que je fasse plus confiance aux conseillers Kuni choisis par Satsume-sama qu’à tes dires.
Peut-être ces précautions étaient-elles inutiles. Et peut-être pas. La Souillure était un mal trop terrible pour qu’elle prenne le risque.
- Enfin, avec toi au moins, je peux le faire sans souci, conclut-elle avec un petit sourire.
Son visage était tourné vers le sien, le vent fouettait ses longs cheveux en mèches folles, lui faisant un halo sombre. Des gouttelettes d’écumes perlaient sur ses joues rosies par le grand air. En cet instant, ce léger sourire aux lèvres, elle était plus accessible qu’elle n’avait jamais été.

Qu'elle était belle dans l'adversité.
Bien sûr ces quatre années de privation avait laissé certaines traces aux coins de ses yeux et dans sa chair, mais elle avait encore le port altier qui l'avait séduit autrefois.
Kenji ressentit à nouveau ce désir qu'il avait éprouvé lorsqu'il l'avait vue pour la première fois, accompagnée de son ami Mirumoto Musashi.

- Oui... fit-il, pensif.
Il se rapprocha lentement d'Aiko, à presque la frôler et lui susurra dans le cou :
- Il nous est même permis de nous toucher, maintenant, Aiko-chan.
Une lueur d'amusement dansa dans les yeux sombres.
- En effet...mais ce n'est pas pour cela que je serai forcément intéressée par ce que tu peux avoir à m'offrir, Kenji-kun.
- Tu as raison Aiko-chan, ce que je suis actuellement n'est pas très... affriolant, dirais-je, mais franchement tu ne sais pas ce que tu manques ! fit Kenji dans un sourire franc.

Il était conscient que c'était plus la solitude en lui qui parlait, plutôt qu'un sentiment passionnel, cela faisait maintenant des mois qu'il n'avait pas fait une rencontre sur l'oreiller et encore plus longtemps qu'il n'avait pas croisé un ami, tout simplement.
Il ne voulait pas tout gâcher, même s'il sentait monter en lui le désir de cette femme belle et froide.
Et puis tu n'as jamais eu de chance avec les Matsu, ironisa-t-il pour lui même.

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Re: Tamahagane

Message par matsu aiko » 03 déc. 2012, 23:16

Sa franchise la désarma. C'était un ami, il ne méritait pas qu'elle le traite ainsi.
- Si cela peut te rassurer, Kenji, je n'étais pas beaucoup plus intéressée par les perspectives avec Shosuro Jocho, quand il a été question de me marier avec lui, sourit-elle. Et pourtant, il a une certaine réputation à Ryoko Owari Toshi.
Le beau commandant de la garde, le fils du gouverneur, le meilleur parti de la ville. Libertin, séducteur, débauché, en plus d’être Scorpion. Tout pour plaire. Mais aussi un sabreur talentueux, un excellent officier, une personnalité bien plus complexe qu'il n'y semblait de prime abord. Où pouvait-il bien être, à présent ?

Elle resta silencieuse quelques instants. Les vagues redoublaient leurs assauts, se fracassant sur les rochers, en un tumulte de fin du monde.
- Il n'y a qu'une seule personne que j'ai jamais aimée. Et, selon toute probabilité, cette personne est morte.
Elle n'en dit pas plus, mais ses entrailles se nouèrent, comme à chaque fois qu'elle pensait à elle. Dans la tourmente du coup d'état, qui pouvait dire ce qu'il était advenu des uns et des autres, tant Lions que Scorpions. Elle ne savait même pas si ses frères étaient encore vivants. Elle détourna le regard, envahie d'une émotion impossible à juguler.

Kenji, ému, posa la main sur son épaule et tout doucement lui dit :
- Je sais ce que c'est que de perdre son âme soeur et longtemps j'ai cru que jamais plus je ne pourrais aimer. Puis vint Kimuko-chan et avec elle j'ai compris que la vie est toujours la plus forte, elle imprime sa marque sur le destin des hommes et les fait guérir, parfois même bien malgré eux.
Allez, viens Aiko-chan, allons dépenser mon dernier koku de façon inventive et je te conterai tous mes exploits, mes doutes et mes fuites de ces quatre dernières années. Et si j'ai de la chance et que tu me considère comme ton ami - ce que je suis - alors je t'écouterai me conter cette histoire tragique qui te fait tant souffrir, encore maintenant.

Lui prenant le menton, il tourna doucement la tête d'Aiko, capta son regard par en dessous et avec un sourire timide lui demanda :
- D'accord ?

Aiko broncha, mais le geste était d'une telle délicatesse qu'elle ne pouvait s'en offenser. Il y avait bien longtemps qu'on ne l'avait pas touchée ainsi.
- D'accord, sourit-elle à son tour. Mais c'est moi qui paye.
- Dans des circonstances normales je m'offusquerais de te voir douter de mes capacités à régler la note de notre festin à venir, mais après tout ne sommes-nous pas des amis !?
Donc, soit, tu payes la première tournée de plats et je réglerai la seconde, fit Kenji avec son sourire enjôleur.

Ils firent honneur aux plats que Aiko commanda, à ceux que le dernier koku de Kenji leur avait prodigué, ainsi qu'à l'excellent saké de l'auberge. Aiko insista néanmoins pour utiliser son bol et ses baguettes, plutôt que ceux de l'auberge, mais mis à part cet incident le repas se déroula fort bien.
Ils se racontèrent toutes les anecdotes qui leur passaient par la tête, ce qu'ils avaient vécu, leurs doutes et leurs petites victoires.

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matsu aiko
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Re: Tamahagane

Message par matsu aiko » 03 déc. 2012, 23:18

Soudain, Kenji se redressa, toute imprécision dans les mouvements envolée.
- Par les sept Fortunes, Kenji tu n'es qu'un Otomo ! Fit-il.
Et il se précipita, à la grande surprise d'Aiko et de l'aubergiste interloqué, vers son baluchon.
Il revint quelques minutes plus tard, le sourire aux lèvres et un paquet tout fripé à la main.
- C'est pour toi Aiko-chan. En notre nom à tous, tous ceux du Kaiketsu-dan. Je l'avais commandé pour toi à mon ami Tadamo-kun, le jour de ton investiture dans nos rangs.
Hélas, les événements ne m'ont pas permis de te l'offrir. Mais je l'ai toujours gardé. Combien de fois ai-je hésité à le vendre ou l'échanger contre de la nourriture, mais à chaque fois, une petite voix me disait de n'en rien faire, que tu étais vivante et que je pourrais un jour te l'offrir.
Ce jour est arrivé, et j'ai failli oublier ton cadeau. Pardonne-moi Aiko-chan.

Kenji s'inclina bien bas et tendit le paquet en feuilles de riz usées à Aiko.

Celle-ci s'inclina à son tour, masquant sa surprise. Les automatismes de l'étiquette reprenant le dessus, elle faillit refuser, puis le comique de la situation lui apparut : Deux rônin, en train de se faire des politesses autour d'un paquet à l'allure défraichie ! Réprimant un sourire elle le remercia simplement, avec toute la chaleur qu'elle pouvait y mettre.
Là encore, la politesse aurait été de ne pas l'ouvrir immédiatement, mais à l'air d'expectative de Kenji, elle sentit que sa déception serait grande si elle n’ouvrait pas aussitôt ce qu'il transportait depuis si longtemps.
Elle découvrit un étrange origami en forme de kimono de voyage avec hakama, confectionné de la soie la plus fine du clan de la Mante et aux couleurs très sobres et sans motif, brune et jaune d'or du clan du Lion.
On aurait dit un vêtement de poupée, si ce n'était la finesse de la soie et un curieux reflet argenté quand l'origami était examiné en lumière rasante.

- Voici ton uniforme du Kaiketsu-dan, Aiko-chan, même si ce dernier n'est plus, tu en faisais partie et tu mérites donc ce kimono qui tient plus du nemuranai Asahina que du kimono de voyage, comme tu pourras le constater.

Aiko, étonnée, ne voyant pas comment mettre un vêtement aussi petit, tournait et retournait l'objet dans ses mains, l'observant sous toutes les coutures.
Kenji sourit et lui annonça, amusé :
- Attends, je te montre !

Il défit prestement son kimono gris, usé et fonctionnel.
Dessous, il portait un kimono bleu ciel et blanc, à la coupe parfaite. Un de ceux dont Aiko l'avait toujours vu vêtu du temps de sa splendeur.
Celui-ci était plus sobre, toutefois. Il ne portant aucun mon et les seuls motifs égaillant son fond blanc étaient trois ondulations stylisées représentant des vagues sur les manches et un héron, bleu turquoise, en position d'attente sur une patte au niveau du flanc droit.
Mais Kenji ne s'arrêta pas là, il défit aussi ce kimono de soie. Il ne portait plus sur lui qu'un pagne et arborait de nombreuses nouvelles cicatrices, témoignages des escarmouches et des embuscades de ces quatre dernières années.
Le kimono bleu ciel avait de lui-même pris la forme de vêtement de poupée.
Imperturbable, il reprit :

- Alors, tu vois Aiko-chan, c'est simple. Le kimono reprend instantanément sa forme dès que tu l'enlèves et s'accorde à ton ki la première fois que tu le mets, toi seule pourra le mettre ensuite. il suffit de passer ta main pour que la manche s'agrandisse automatiquement.
Kenji joignit le geste à la parole et se rhabilla étape par étape.
- Tu passes ensuite ton bras et tu fais de même de l'autre côté. Pour les jambes c'est un peu différent, tu dois passer tes jambes une à une par l'intérieur. Les deux parties peuvent se séparer si tu le souhaites. Ton kimono ne sera jamais sale, jamais déchiré et jamais mouillé, toi seule le seras, en dessous, si tu n'y prends garde, fit-il dans un sourire. Et il s'accorde à ton humeur et tes goûts en matière de motifs. Tadamo-kun est un vrai génie.
Vas-y essaie-le ! termina-t-il, enthousiaste.

Aiko haussa un sourcil devant cet effeuillage impromptu – était-ce une tentative de lui démontrer de ce qu’elle manquait selon lui ? - tout en notant par réflexe les nombreuses traces de combat sur son corps amaigri. Non, il n'avait pas eu la vie facile ces dernières années…
Puis son attention revint à l'étrange origami. Elle osait à peine le toucher, tant le cadeau lui paraissait splendide. Les nemuranai étaient des objets rares et précieux, et elle n'avait eu que très rarement l'occasion d'en voir, a fortiori d'en toucher ou d'en posséder un. Comment pourrait-elle jamais s'acquitter d'une telle dette ?
- C'est un cadeau magnifique, Kenji, s'inclina-t-elle avec sincérité. Mais je ne sais pas si je peux l'accepter, je ne pourrai jamais te rendre la pareille…
Kenji fit un mouvement désinvolte de la main. Pour lui ce n'était rien, ce cadeau somptueux allait de soi. Dans son esprit, Aiko le méritait amplement.
- Il t'appartient de droit, Aiko-chan ! Et je ne l'ai pas transporté tout ce temps pour que tu le refuses ! rit-il. Alors essaye-le, tu vas voir, tu ne pourras plus t'en passer !
Aiko le fixa quelques instants, puis acquiesça avec un sourire. L'enthousiasme de son ami était contagieux.
Elle se leva, le minuscule kimono au creux des mains.
- Je reviens, annonça-t-elle, très digne.
Se laver et se déshabiller dans la nature ne lui posait pas de souci ; mais Kenji avait déjà suffisamment attiré l'attention avec sa démonstration, inutile d'en rajouter. Et elle n'avait aucune envie d'exposer aux regards ce qui se trouvait sur son dos à elle.
Quelques minutes plus tard, elle émergeait de la chambre, métamorphosée. Y était entrée une femme d'allure discrète, qui se tenait peut-être un peu plus droite que la moyenne. Là, la taille soulignée par la ceinture d'un jaune solaire sur le kimono d'un brun presque noir, décoré en ton sur ton de branches de pins, la démarche souple, les épaules puissantes, en était sortie une bushi.
- C'est incroyable, commenta-t-elle en se rasseyant à la table et en regardant ses manches d'un air éberlué. Jamais je n'aurai cru...
Kenji opina du chef une fois, en connaisseur.
- Il te va à ravir. Je le savais.
Puis il se rassit après un profond soupir, dégrisé.
- Que les Sept Fortunes bénissent Satsume-sama, pour nous avoir réunis, Aiko-chan. Il aurait été tellement fier de toi aujourd'hui ! Une bushi, grande pourfendeuse d'injustices, renaît aujourd'hui.

La figure d'Aiko s’assombrit. Une bushi qui n'utilise pas ses sabres, songea-t-elle. Quand à pourfendre l'injustice…Elle repensa à sa dernière tentative en la matière. Quel bain de sang…
Elle jeta un regard circulaire. Leurs changements de tenues avaient fait sensation. Mieux valait se faire oublier un peu.
- C'est peut-être un peu moins pratique pour jouer les écrivains publics, plaisanta-t-elle, enfilant par-dessus son kimono brun et rapiécé, comme Kenji l'avait fait avec le sien, et changeant délibérément de sujet de conversation.
Elle raconta quelques anecdotes, Kenji renchérit avec bonne humeur. Les autres convives semblèrent enfin se désintéresser de leur table.
Aiko hésita. Kenji lui avait proposé de la faire bénéficier de son expérience, il serait de bon conseil pour répondre aux quesions qui lui brûlaient les lèvres, pour l’aider à comprendre ce qui lui arrivait.
Son sourire, son regard amical. Elle n’avait pas envie de gâcher ce moment. Elle sourit à son tour, et prit une nouvelle gorgée de thé.
Et contre toute attente, les deux amis passèrent la meilleure nuit depuis bien des années.
Enfin, l'aube les trouva, passablement gais, toujours attablés dans cette petite auberge, au grand dam de son propriétaire qui n'avait pas dormi non plus.

Les rideaux de l’entrée s’écartèrent.

- Tu n’es pas des plus faciles à retrouver…Mais je vois que je peux toujours compter sur tes bonnes habitudes, lança une voix aigüe, sarcastique et familière.
Le crâne chauve du nouvel arrivant luisait comme une pierre polie dans la clarté grisâtre du petit jour. Il ôta son ample manteau noir. Ses robes écarlates lui faisaient un halo de feu.

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Message par matsu aiko » 03 déc. 2012, 23:20

La tâche n’avait pas été facile, oh non. Chercher un rônin en fuite dans un Empire dévasté par la guerre rendait riculement aisée en comparaison la question proverbiale de l’aiguille dans la botte de foin. Surtout quand l’individu en question avait déjà tous les chasseurs de prime du pays à ses trousses.
Mais Sangkai avait des ressources que n’avaient pas les chasseurs de prime en question : il connaissait les goûs de Kenji.
Ce dernier avait un penchant immodéré pour le luxe, et ne pouvait résister à certaines choses : les katana d'exception, les vêtements de soie, un bon duel, un excellent saké, et bien sûr les belles femmes, dans le désordre. Son katana, Lumière, et le kimono de Tadamo remplissaient partiellement ses besoins, pour le reste, à un moment ou un autre, il cèderait forcément à ses penchants. Recenser tous les brasseurs de l’Empire risquait d’être long. Interroger les tailleurs les plus talentueux des cités commerçantes était plus efficace pour retrouver sa trace.
Il avait néanmoins fallu à Sangkai de longues semaines d’enquête. Il avait d’abord pensé aux lieux où Kenji avait des alliés, avant de réaliser rapidement que les alliés en question seraient nécessairement sous surveillance. Kachiko les connaissait aussi, elle avait tendu sa toile pour qu’elle vibre aux premiers signes de sa proie. Inutile de les mettre en danger, ou de manifester sa présence. Le prétexte qu’il avait invoqué pour son absence de la Cour aurait pu être mis à mal.
Puis Sangkai avait pensé à l’île. Un îlot rocheux battu par les vents, au larges des côtes mériodionales du territoire de la Grue, connu seulement de quelques familles de pêcheurs. Et du Kaiketsu-dan. Si Kenji se terrait à un endroit, ce ne pouvait être que celui-là.
Il avait fait le long voyage, interrogé les rares habitants, retourné chaque caillou de l’île, pour constater que leurs diverses caches étaient intactes. Personne n’était passé. Sa déception avait été grande.
Il avait néanmoins continué patiemment sa quête, et, au final, la chance lui avait souri. Le hasard l’avait amené à ce petit port, pas très loin de l’île. Comme dans les autres villes, il avait fait le tour des boutiques de tailleurs. Dans l’une d’elle, un artisan outré lui avait parlé du rônin dépenaillé qui lui avait fait sortir toute sa collection d’obi, avant de décréter qu’ils n’étaient pas assez bons pour lui, et d’en commander un, couleur argent avec des motifs aquatiques, comme s’il était un daimyo en visite.
Une description. Un nom. Une date. C’était plus qu’il ne lui en fallait.
Sangkai examina les alentours de l’auberge d’un œil critique. Tout semblait tranquille. Puis il entra, et embrassa la scène d’un coup d’œil, le patron à l’air somnolent affalé sur son bar, les deux convives en train de rire de bon coeur, le nombre respectable de flacons vides, en partie renversés, l’auberge déserte.
Sangkai eut un sourire sardonique. Du saké et des femmes. Comme prévu.

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Re: Tamahagane

Message par matsu aiko » 03 déc. 2012, 23:21

Les épaules de Kenji s'étaient subrepticement raidies, avant de s'apercevoir que Sangkai était à priori venu seul.
Le bushi Grue se leva, soudain dégrisé, et fit face à son ami - son ancien ami, se corrigea-t-il - son visage se barra d'un sourire sarcastique.

- Peut-être ne voulais-je simplement pas que tu me retrouves, Sangkai-san. Après tout tu sers la personne qui a fait tuer Sotorii-sama. Il est fort possible que je t'en veuille encore pour cette trahison !
- Tout comme je pourrais t'en vouloir pour ta désertion, Kenji-kun. Ne serions-nous pas alors dans un ko, cher à notre …amie Aiko-san ici présente ! lui rétorqua Soshi Sangkai.
- Mais je suis ici pour une raison autrement plus importante, poursuivit-il gravement.

Il se tourna vers l’aubergiste.
- Vous êtes conscient, je suppose, que votre établissement est resté ouvert de façon totalement illégale ? Si vous ne souhaitez pas qu’il soit fermé définitivement, je vous invite donc à en clore immédiatement les accès.
- Mais…
- Des questions ? coupa Sangkai d’un ton glacial, le visage sans expression.
L’autre s’interrompit, tremblant de tous ses membres – un oiseau fasciné par un serpent.
- Bien. Vous pourrez également nous dispenser de votre présence.
Après que l’aubergiste se soit exécuté…
- Cette demande vous concerne aussi, signifia Sangkai à Aiko, froidement.
Celle-ci blêmit, ramassa ses affaires, puis se leva d’un mouvement brusque, l’air peu amène. Elle n’avait jamais apprécié le shugenja. Mais à présent il était magistrat impérial, elle était simple rônin, il ne lui restait plus qu’à obtempérer.

- Comment oses-tu !? s'indigna Kenji, blême de colère froide. Peut-être as-tu tout oublié. Peut-être as-tu oublié que c'est Satsume-sama qui nous a réunis, nous a donné un but dans la vie et qu'il a lui-même intégré Aiko-chan au Kaiketsu-dan... mais moi pas !
Et ne me rétorque pas que Satsume-sama et le Kaiketsu-dan sont morts et enterrés, car leur idéal perdure et moi, j'y suis resté fidèle.

Kenji fit une pause et riva son regard de glace dans celui de Sangkai, comparable à deux puits sans fond, et après avoir jaugé le shugenja Scorpion, reprit :

- Et s'il est une chose à laquelle je m'attends de toi, c'est, à défaut de la politesse la plus élémentaire, du moins un sens de l'étiquette plus poussé que ce que tu nous as montré jusqu'à présent.
En outre, je te connais, si tu as passé des semaines à me chercher, ce n'est pas pour ressasser d'anciens souvenirs de missions, mais bien parce que tu as besoin de moi.
Et je gage qu'un peu d'aide, dans ces circonstances, ne sera pas superflue, termina-t-il avec un sourire froid.

Le magistrat les soupesa l’un et l’autre du regard, puis siffla :
- Soit.

Quelques minutes plus tard, ils étaient tous les trois installés dans la chambre d’Aiko. Une bougie était allumée, un parchemin épais couvert d’inscriptions se consumait lentement.
Kenji entama, la voix bizarrement assourdie :
- Alors ? Tu nous expliques pourquoi tu as besoin de nous ?
Sangkai inspira, puis lâcha de but en blanc :
- Il n’y a jamais eu de demi-frère de l’Empereur.
Kenji et Aiko échangèrent des regards éberlués. Puis l’énormité de la révélation les frappa de plein fouet.
- Tu…tu en es sûr ?
- Absolument. J’ai vérifié à plusieurs reprises.
- Mais comment… ?
- Un complot des Otomo et des Phénix. Ils ont inventé l’histoire du sosie pour dissimuler leur échec à protéger l’héritier impérial, et éviter une guerre civile. Kaede s’est fait abuser.
Les Otomo avaient été jusqu’à falsifier les archives. La page décrivant la dernière généalogie de Hantei avait été grattée, oh, si délicatement. Quelques griffures, à peine visibles, prêtant à croire qu’un nom avait été effacé. Mais il n’y avait jamais eu le moindre nom inscrit à côté de celui de Sotori.
- Mais alors…
La question résonna, muette, dans les esprits. Qui donc était assis sur le trône d’Emeraude ?

- Je n’ai pas toutes les réponses, reprit Sangkai. Je dois repartir à la capitale, où mon absence prolongée va finir par attirer l’attention. Allez creuser du côté des Terres Phénix. Faites très attention. Tsuke est certainement impliqué. De mon côté, je vais poursuivre mon enquête à la Cour. Bonne chance.

Le cœur de Kenji vibrait d'excitation.
Enfin, il allait pouvoir pratiquer à nouveau le jeu - dangereux - pour lequel il était né.
Il devait s'avouer, malgré les doutes et les réticences, malgré les compromissions et les choix tragiques qu'il avait dû accepter, que cette vie lui manquait cruellement.
Mais pas à n'importe quel prix.
Pas cette fois-ci. Cette fois, il allait imposer ses conditions.

- Avant que tu ne t'en ailles, Sangkai-kun, il y aurait quelques petites choses dont j'aimerais... dont nous aimerions Aiko-chan et moi, t'entretenir.
Premièrement, afin que nous puissions enquêter aussi loin que possible, nous avons besoin de toutes les informations dont tu disposes et d'un certain statut : yoriki de magistrat d'émeraude fera l'affaire.

Kenji sentit Aiko se raidir à son traitement désinvolte du respect dû à la fonction de magistrat impérial, mais il poursuivit néanmoins.

- Deuxièmement, nous aurons besoin de fonds pour le voyage, les pots-de-vin, ainsi qu'un accès privilégié à du thé aux pétales de jade.
Enfin, si tu pouvais nous épargner des semaines de voyage et nous faire glisser jusqu'aux frontières du clan Phoenix, nous t'en saurions gré.

Kenji se campa devant son ami, les mains sur les hanches, et le toisa.

- La vie de hors-la-loi t’a peut-être endurci le corps, Kenji-kun, mais elle t’a ramolli l’esprit ! siffla Sangkai.
Vous donner un statut de yoriki de la magistrature, si vous êtes interrogés, c’est me mettre immédiatement en difficultés et compromettre ma propre enquête. Non. Vous ne pouvez pas, vous ne devez pas, vous réclamer de la magistrature. En ce qui me concerne, vous n’existez plus. J’ai eu suffisamment de mal à faire valoir ma légitimité à la cour ces dernières années, je ne peux m’offrir le luxe d’éveiller le moindre soupçon, surtout dans le contexte actuel.
Néanmoins, j’ai anticipé sur le fait que vous auriez besoin de papiers pour pénétrer sur les Terres du Phénix, d’argent, et de lettres de marque.
Il plongea la main dans sa manche et en retira un épais papier plié, et une bourse d’allure moins replète que ce que Kenji aurait espéré.
- Une somme plus importante attirerait l’attention, pointa Sangkai, sans sourire.
Pour le thé aux pétales de jade…quand nous avons constitué nos caches sur l’île, j’en ai mis de côté une certaine quantité, au cas où. Ce n’est pas énorme, mais cela me paraît la meilleure solution. Vous adresser à quelqu’un risquerait, à nouveau, d’attirer l’attention, sur vous et sur une éventuelle relation entre nous.
Pour en venir à la mission présente, ce qu’il faut, c’est trouver d’où vient ce sosie, puisque ce sont les Phénix qui l’ont fourni.
Sangkai relata brièvement les informations qu’il avait pu recueillir à ce sujet.
- En ce qui concerne le voyage…Il va vous falloir vous débrouiller sans mon aide. L’utilisation d’un tel sort, surtout à proximité des terres du Phénix, risquerait fort d’alerter des confrères dans l’art, et de mettre en péril votre mission.
Il ne mentionna pas à nouveau le nom d’Isawa Tsuke, mais la réputation de ce dernier était suffisamment établie pour que la menace soit on ne peut plus claire.

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