(Nouvelle) Le sacrifice

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matsu aiko
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(Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 08 août 2010, 14:42

Hello,

Voici le récit romancé de la campagne que nous avons faite entre 2008 et 2009. Les évènements prennent place sept ans après la fin d'Histoire de Plusieurs, mais il n'est pas nécessaire de l'avoir lu.
Sunin a passé son gempukku. C'est à présent un bel adolescent de 17 ans, tout le portrait de son père. Sa tante a passé toutes ces années recluse à l'Académie, à rédiger un compendium de stratégie.

Le contexte général diffère un peu de celui de la storyline.

Après l‘hécatombe de la guerre des clans qui a suivi la mort de Hantei XXXVIII, le bannissement du clan Scorpion et de la famille Akodo, la tentative d’annexion par l’Outremonde de l’Empire d’Emeraude, qui a vu l’héritier impérial Hantei Sotori succomber au Sombre Kami, et l’invasion de la capitale par les hordes de l’Outremonde accompagnées d’humains corrompus appartenant au clan du Crabe, depuis une dizaine d’années l’Empire connaît une paix relative sous l’égide de Akodo Toturi, cet homme exceptionnel qui a été moine, Champion du clan du Lion, général rônin, et est devenu enfin Empereur.

Le clan du Lion a payé le prix fort pour toutes ces années de guerre, et la famille Akodo en particulier a été décimée. Néanmoins ses efforts et ceux du Clan du Crabe ont payé, et la menace de l’Outremonde a été pratiquement éradiquée des terres de l’Empire d’Emeraude. A présent le clan du Crabe souhaite poursuivre son avantage, et reconquérir les terres au-delà du Mur, qui étaient autrefois les leurs.
L’Empereur a généreusement accepté d’accorder son pardon aux samurai de l’ancien clan du Scorpion qui viendraient l’implorer, mais très peu se sont manifestés, et pour cause, la rancune des autres clans à leur égard est encore vive et peu ont l'opportunité de parvenir jusqu'au Trône. Une partie de l’ancien clan se serait cachée, l'autre se serait enfuie sur les Terres Brûlées. Personne ne sait au juste ce qu'ils sont devenus.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 08 août 2010, 14:43

Prologue

Dans la petite pièce claire, uniquement meublée de tatamis immaculés et d’un simple écritoire de bois sombre, l’homme habillé de blanc écrivait.

Derrière le shoji par lequel se déverse une lumière laiteuse, il y a une petite cour au sable soigneusement ratissé. Dans cette cour est dressée une estrade tendue de blanc, elle-même protégée des regards sur trois côtés par des paravents, également blancs, portant en noir l’emblème d’un fauve stylisé.
A côté de l’écritoire se trouvent des feuillets soigneusement empilés en une liasse conséquente, elle même placée sur une épaisse reliure cartonnée tendue de soie brune, au titre nettement calligraphié. Il y a plusieurs volumes similaires posés un peu plus loin.
L’homme est jeune, une vingtaine d’années peut-être, mais la petite moustache qui orne sa figure lui donne un air plus posé et plus mûr que ses années. Ses longs cheveux noirs retombent librement sur ses épaules athlétiques.
Il ne paraît ni inquiet, ni tendu ; il a l’air concentré et appliqué d’un artisan mettant la dernière main à un ouvrage d’importance. Son écriture est méticuleuse, nette, ordonnée, celle d’un homme soigneux qui a le goût du travail bien fait.
Il écrit pendant un moment, puis s’interrompt, détendant ses membres, tout en examinant son œuvre d’un œil critique.
Tout est en ordre. Ce récit ne déparera pas dans les archives de la Grande Bibliothèque.

Il finit un paragraphe, pose le pinceau, lâche sa manche, souffle sur le papier pour sécher l’encre. Puis il se redresse, ouvre la reliure brune, où sont serrées ses notes, et glisse la liasse de feuillets rédigés à l’intérieur.
Il prend chacun des volumes, les range l’un sur l’autre, bien alignés. La pile est impressionnante.
Un sentiment de fierté légitime l’envahit. Tout ceci, c’est lui qui en est l’auteur, c’est son legs aux générations futures.
Il a rempli son rôle, il a été le témoin et le chroniqueur fidèle des évènements qui se sont déroulés.
Qu’il en ait été aussi un des acteurs n’est pour l’Histoire conservée à la Grande Bibliothèque qu’une spécificité anecdotique.
Il sourit, calmement. Peu importe dehors l’estrade tendue de blanc, il a fait ce qu’il devait faire. Sa satisfaction est celle du devoir accompli.
Il muse un instant sur les évènements, l’incroyable chemin parcouru en ces quelques mois.
Si les Fortunes n’en avaient décidé autrement, il aurait probablement fait un très bon bibliothécaire. Un héros, n’est-ce pas un homme ordinaire, plongé dans des circonstances extraordinaires ? Jamais, quand on lui a proposé ce poste, il n’aurait pu imaginer un tel destin, jamais il n’aurait pensé servir le clan ainsi.
Distraitement, il prend le premier volume, la première entrée, avec sa calligraphie appliquée, un peu scolaire : « Journal d’un jeune omoidasu ». Omoide, souvenir. Oui, il se souvient. Même son écriture a changé.
Il se souvient de la fierté avec laquelle il a écrit ces mots ; il venait juste de passer son gempukku.

Alors qu’il feuillète les pages, ses pensées reviennent à la façon dont tout cela avait commencé…

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 10 août 2010, 22:07

I - Sentant venir sa fin prochaine

- Toi, là ! Es-tu omoidasu ?
L’inconnue qui vient de rentrer dans la pièce où Hidemasa s’entretient tranquillement avec sa jeune sœur et de l’apostropher aussi cavalièrement est grande, l’œil impérieux, d’allure athlétique sous son armure noire et or, et porte les emblèmes d’un officier de la Fierté.
Pris au dépourvu, il ne peut que répliquer :
- Hai, Matsu-sama.
Sa sœur, elle, s’incline profondément.
- Hanako-sama.
Le jeune homme reconnait alors la célèbre Matsu Hanako, capitaine du corps d’élite de l’armée de la famille Matsu, illustre pour ses exploits guerriers lors des batailles de la Reconquête et pour son tempérament orageux. Sa bravoure, son impétuosité et son honneur sont reconnus dans le clan ; sa susceptibilité et ses crises de fureur aussi. Mais malheur à celui qui voudrait les mettre à l’épreuve, car elle est d’une redoutable habileté à l’épée et à la lance.
- Tu viens avec moi, lui ordonne-t-elle d’un ton sans réplique.
Il échange un regard, mélange d’affection et de désarroi avec Mielikki. La nuance de prière qu’il y voit le convainc qu’il vaut mieux obtempérer. Il doit y avoir urgence. De toute façon, cela fait partie de sa tache, être disponible à tout moment pour pouvoir être le témoin et le chroniqueur fidèle des évènements du clan, petits ou grands.
Il s’incline profondément et se lève. La taisa a déjà passé le seuil, sans vérifier s’il la suit.
Quelques instants plus tard, ils ont enfourché leurs montures, et s’apprêtent à passer le poste de garde de l’une des plus puissantes forteresses de l’Empire.
- On a besoin d’un omoidasu à Kenson Gakka.
C’est la seule précision que daigne apporter la jeune femme.

Le trajet se déroule sans que sa compagne se montre beaucoup plus loquace.
Hidemasa se trouve donc seul avec ses réflexions alors qu’ils filent bon train. Hanako est en quelque sorte l’expression poussée à son paroxysme des caricatures qu’on fait des Matsu dans les pièces de théâtre, songe-t-il.
Il ne sait pas au juste ce qu’on attend de lui dans cette petite place forte surnommée « la leçon d’humilité » par la famille qui l’a reconquise de façon sanglante sur l’ennemi héréditaire près de six siècles auparavant. Il n’avait d’autre but que de rendre visite à sa jeune sœur, Mielikki, qu’il chérit tendrement. Mielikki est élève au dojo Matsu, et se destine au métier des armes, alors qu’il a pris la voie des historiens.
Que des femmes se destinent au métier des armes est inhabituel dans d’autres régions de l’Empire ; mais le clan ayant en permanence été en guerre, ou presque, tout le monde doit savoir se battre, homme ou femme, jeune ou vieux ; ce qui parait une bizarrerie ailleurs est ici une nécessité indispensable.
Mais après avoir vu Hanako, il redoute qu’en suivant ses enseignements Mielikki ne devienne comme elle au terme de sa formation.

Après deux heures de chevauchée, le jeune homme entrevoit une petite forteresse sombre, nichée au cœur des montagnes, quasiment invisible de la route bordant les flots rapides de la rivière. Leur destination est en vue. Hidemasa aurait bien aimé demander quelques informations complémentaires à son guide : que doit-il faire, qu’attend-on de lui ?
Mais la femme qui chevauche à quelques foulées devant lui n’a pas desserré les dents de tout le trajet. Alors il se penche sur l’encolure de sa monture et se tait, tandis qu’ils empruntent la sente escarpée qui monte vers la forteresse.
Vue de près, la place forte n’est guère plus engageante : des murs de granit gris fer, bardés d’engins de siège et de mécanismes de défense, défendus par une garnison sur le qui-vive. Tout indique que le château est sur le pied de guerre. Que se passe-t-il ? s’interroge le jeune homme.
Après avoir parcouru un dédale de chicanes et de herses encadrés de meurtrières, ils arrivent dans l’enceinte intérieure du château, où les attend une femme âgée aux cheveux blancs relevés en un chignon serré et au profil aigu, dont la posture à la fois vigilante et prédatrice rappelle irrésistiblement un vieil aigle déplumé.
- Il est là-haut, Hanako-sama, s’incline-t-elle, avant de tourner les talons et de les emmener en claudiquant jusqu’à la porte de la grande tour.
- Merci, Etsu-san.
L’une comme l’autre ont complètement ignoré le jeune homme. Après une salutation un peu embarrassée, Hidemasa s’engouffre dans l’escalier à la suite de son accompagnatrice.


Un peu plus au Nord, au Château de la Voie du Sabre.

Deux jeunes gens devisent agréablement sur la terrasse ombragée de la Tour du Levant.
Le premier a des cheveux noirs et drus qui lui tombent dans les yeux, et un air d’audace de tous les diables qui ne manque pas de charme. Le deuxième, plus petit et plus frêle, a une allure franchement insolite : les cheveux roux, le teint très pâle, il a des yeux comme personne n’en a – personne d’humain, en tout cas. Ses iris dorés sont fendus de pupilles allongées – de vrais yeux de chats.
La conversation est animée et enjouée. Cela fait un moment que les deux amis ne se sont pas vus, et ils sont tout au plaisir de leurs retrouvailles.
- Matsu Sunîn-sama !
Le premier tend l’oreille avec un soupçon d’alarme, puis hausse les épaules avec un sourire. Il n’est plus un élève de l’école, tout juste un visiteur. Personne ne va venir lui hurler dessus pour avoir brisé l’une des innombrables règles de l’établissement.
- Matsu Sunîn-sama !
La voix retentit, plus proche, un peu essoufflée. Un moine corpulent et vigoureux émerge en haut des marches.
- Ah, enfin vous voilà ! Je vous ai cherché partout ! Kambei-sama souhaite s’entretenir avec vous de toute urgence.
Kambei ? Que lui veut donc ce vieux fou ? A-t-il oublié qu’il ne fait plus partie de ses ouailles ?
Pas facile néanmoins d’ignorer la requête d’un personnage aussi éminent que le Maître de l’Académie. Le jeune homme retient un soupir.
- Désolé, Shirai-kun. Je vais voir ce dont il s’agit, et te rejoins juste après.

Le vieil homme est aussi droit et digne qu’un pin, et ses cheveux gris sont impeccablement tirés en arrière, comme dans son souvenir. Mais après tout, cela ne fait que quelques mois qu’il est parti, même s’il a l’impression que cela fait une éternité.
Le jeune homme salue respectueusement son aîné. Akodo Kambei incline le chef, puis entame sans préambule :
- Sunîn-san, je dois vous annoncer une fâcheuse nouvelle. Votre grand-oncle, le seigneur Matsu Jinsei, est au plus mal. Une invitation à se rendre au plus vite à Kenson Gakka est arrivée à l’intention de votre honorable tante, Aiko-sama, mais il serait bon que vous l’accompagniez aussi, puisque toute sa famille est conviée à son chevet. Je vais faire préparer une escorte, tenez-vous prêt.
Sunîn pense in petto que c’est normal qu’il n’ait pas été convié, il n’a aucun lien de parenté avec lui. Mais l’expliquer serait mal venu. Pour tout le monde ici, il est le neveu de l’honorable Matsu Aiko, stratège réputée et sensei d’art de la guerre, nièce de l’Empereur, en résidence permanente à l’académie.
Sunîn soupire. Au temps pour sa sortie avec Shirai.
- Merci de m’avoir prévenu, Kambei-sama. Je vais préparer mes affaires.

Quand il sort dans la cour, l’escorte est prête. Pour une escorte d’honneur, elle est assez conséquente. Et c’est Kyuzo qui l’a dirige – pas le plus mauvais des officiers de la garde. Bon, en même temps, c’est une occasion hautement officielle.
Le jeune homme regarde sa tante et sensei avec curiosité – ça fait un sacré bout de temps qu’il ne l’a pas vue. Elle est devenue plus pâle, ses traits se sont creusés ; mais elle se tient toujours très droite, et elle a toujours ce masque impassible qui a le don de le mettre hors de lui. Elle porte un kimono sombre, qui la fait paraître encore plus pâle, ceinturé d’un obi noir brodé d’or dans lequel a été glissé un éventail d’ivoire. Son daisho a dû être rangé dans un coffre à sabres pour le voyage, spécule Sunîn. Le regard sombre croise le sien, indéchiffrable, puis elle s’engouffre dans le palanquin. Enfin le signal du départ est donné, et la troupe s’ébranle.


Quelques jours plus tard, ils arrivent jusqu’à une petite forteresse sombre nichée dans les montagnes, que le jeune homme reconnaît : Kenson Gakka, le château de l’Humilité, là où résident ses parents adoptifs. Comme d’habitude, la forteresse semble être sur le pied de guerre. A croire que c’est chronique.


La pièce est sombre, elle pue la maladie et la mort. Une lumière pâlotte se déverse chichement par l’étroite fenêtre.
La dame tapote doucement avec un linge humide le front cireux du vieil homme. L’encens qu’elle a mis à brûler dans la pièce ne suffit pas à éliminer l’odeur de rance et de souffrance émanant du corps affaibli. Kyoko maîtrise néanmoins la vague de nausée qui manque de la suffoquer. C’est son époux, elle l’accompagnera jusqu’au bout.
- Ils sont arrivés, mon seigneur. Il ne manque plus que Inejirô, mais la route est longue depuis la capitale.
- Fais-les entrer.
La voix est faible, aussi faible que le corps décharné dont elle est issue.
L’un après l’autre, ils entrent, saluent, se placent.
A côté de Kyoko se tient sa fille, Kentohime. Dix-sept ans à peine, peau de neige, yeux en amande, pommettes arrondies, des formes plus rondes que ne le voudrait la discipline austère de la famille. Toute la beauté, la sagesse de sa mère, jointe à la fougue des Matsu.
Puis entre Hanako, la fière. La trentaine, peau brunie par le soleil, regard noir, muscles d’acier, tempérament de feu. Son air sombre englobe son père, puis la femme au pâle visage qui vient se placer au pied du lit, flanquée d’un officier portant les emblèmes de l’Académie et d’un adolescent à la mine renfrognée.
Personne ne dit rien, mais la même pensée se lit sur les visages des présents. Cela fait près de dix ans qu’elle n’est pas revenue ici. Il a fallu que son père soit aux dernières extrémités pour qu’Aiko sorte de l’établissement où elle s’est terrée ces dernières années.

Hidemasa s’est placé respectueusement en retrait, derrière Hanako. Il a sorti sa tablette en bois et son matériel de calligraphie. Il sait à présent qu’il est là pour consigner pour la postérité les dernières heures du daimyo de ce domaine.
Il observe les trois sœurs, si dissemblables, qui se fixent sans un mot.
Ces échanges muets s’interrompent au raclement de gorge du vieil homme.
- Mes enfants..merci d’être venus. Ecoutez-moi…je ne sais pas de combien de temps je dispose encore.
Une quinte de toux l’interrompt.
- Ce château..et notre famille…sont le symbole même de la résistance au clan des Secrets. Ils ont été bannis, mais ils sont toujours là, dans l’ombre. Souvenez-vous qu’ils sont, qu’ils seront toujours, nos ennemis.
Une nouvelle pause, où tout ce qu’on entend est la respiration pénible du mourant.
- Je sens…je sens qu’une menace plane sur le domaine… une présence maléfique. Je voudrais en avoir le cœur net…mais mes forces me font défaut. Je crains pour nos gens…Promettez-moi d’aller vérifier que tout va bien sur nos terres.
- Hai Père, vous pouvez compter sur nous, lance Hanako.
- Merci...ma fille.
Il tente de se redresser. Son épouse, pleine de sollicitude, s’approche pour le soutenir.
- Aiko, Hanako, approchez…
Les deux femmes font un pas en avant.
- Je vais bientôt quitter ce monde…Avant cela, mes filles, je voudrais… que vous fassiez la paix. Oubliez vos querelles…
Son injonction n’a pas l’effet escompté. Les deux sœurs continuent à se fixer en chien de faïence. Dans les yeux de Hanako se lit un mépris écrasant. Son aînée lui rend son regard, parfaitement impassible.
Le vieil homme pousse un long soupir et se rejette sur sa couche. Puis il agrippe la manche de sa jeune épouse.
- L’omoidasu… ?
- Oui, mon seigneur. Il est là.
Kyoko fait discrètement signe à l’assistance de sortir, et fait approcher Hidemasa.
- Approche-toi…que je te voie. As-tu de quoi noter ?
- Hai, Jinsei-dono.
- Alors écoute…voici l’histoire de ma vie…
Le jeune homme se penche, l’oreille tendue, attentif. La dame se penche vers lui, rassemble ses robes et lui souffle :
- Je serai juste à côté.
Puis elle sort, alors que la voix usée de son époux commence à égrener un à un les souvenirs de toute une vie dédiée au service du clan.
Dans l’antichambre attend le reste du groupe.
- Il est mourant, dit Kyoko doucement. Mais cela fait de nombreux jours qu’il est tel que vous le voyez à présent. Je vais continuer à le veiller, et je vous préviendrai si son état se détériore. Ce n’est pas nécessaire que vous restiez tous à son chevet. Nul ne sait quand il rendra le dernier soupir.
Hanako se redresse, fait craquer ses articulations.
- Bien. En ce cas…Il nous a confié une mission. Je me charge du château et du village attenant, Aiko, tu t’occupes des autres villages. D’accord ?
Le ton impérieux avec lequel a été donnée cette répartition des tâches ne semble pas perturber l’intéressée, toujours muette. Depuis son arrivée, elle n’a pas ouvert la bouche.
Le premier à rompre le silence est Akodo Kyuzo, qui s’éclaircit la gorge.
- Si vous me permettez, Aiko-sama, cela ne me paraît pas possible. J’ai des ordres vous concernant…Il vaut mieux que vous restiez ici, où je peux continuer à assurer votre protection.
Ce n’est pas tout à fait la vérité, mais c’est une explication plausible. Il espère que ça suffira.
La troisième, Kentohime, que ses demi-soeurs ont pour l’instant ignorée, prend la parole.
- Si vous me le permettez, Hanako-sama, je peux me charger de cette tâche.
Elle s’attire un regard de dédain de celle-ci. Il faut dire que face à la silhouette musclée, bronzée et élancée de la taisa, Kentohime fait figure de bébé joufflu. Mais l’homme mourant est son père à elle aussi, et la mission qu’il leur a confiée la concerne également. C’est ce qu’elle veut rappeler à son aînée.
- Bravo ! J’en suis ! s’exclame Sunîn, enthousiaste.
Tout plutôt de rester planté dans ce château sinistre, à attendre qu’un vieillard sénile aille rejoindre ses ancêtres.
Hanako reste un instant interloquée, puis hausse les épaules.
- Merci, Hanako-sama, s’empresse de la remercier Kentohime avant qu’elle ne change d’avis.
- Merci, cousin, souffle-t-elle au jeune homme une fois que sa sœur s’est éloignée.
- Tout le plaisir était pour moi, cousine.
Le sourire de Sunîn est complice.
La dernière fois qu’il a vu Kentohime, c’était une gamine. A présent, c’est devenu un beau brin de fille, avec cette joliesse dodue qui donne envie de mordre dedans, et la perspective de passer quelques jours à chevaucher en sa compagnie est loin d’être déplaisante.
Et ce n’est pas comme si sn honorable tante brillait par sa conversation. Pendant les trois jours qu’a duré leur voyage en palanquin, elle n’a pas ouvert la bouche.

Quelques instants suffisent pour que le reste de l’assistance se disperse sous divers prétextes, avec autant de célérité que des gouttes d’eau sur une plaque brûlante.

Peu de temps après, après que le vieil homme se soit assoupi, Hidemasa entend des éclats de voix dans la cour, où il reconnaît le ton impérieux et furieux de la taisa. Le malheureux auquel elle s’en prend ne doit pas en mener large.
-..comportement inqualifiable ! Je n’ai jamais vu pareils manquements à la discipline ! Demain matin, Benkei-san, je veux une revue générale des troupes, et vous leur ferez faire une journée de manœuvres, sous ma supervision ! Et si les dégâts sont aussi étendus que je le pense…
La menace est explicite.
Le jeune homme attend le crissement des sandales sur le gravier de la cour, afin de ne pas participer à l’humiliation de l’homme. Il a le temps de voir le dos voûté d’un des samouraï de la forteresse – l’officier, lui semble-t-il, qui les a accueilli.
Hanako se tient au milieu de la cour, et se tourne vers lui.
- Ah, Hidemasa-san ! Avez-vous terminé vos écritures ?
Dire que c’est elle qui lui a demandé de venir…songe Hidemasa. Pas difficile de saisir qu’elle tient ce type d’activités en piètre estime, comme elle doit mépriser les arts, les rites sacrés, et tout ce qui n’est pas le métier des armes. Elle ne l’a fait venir que pour suivre les usages.
Mais il n’est pas un Matsu, pour réagir aussitôt à une insulte, implicite ou manifeste.
- C’est en bonne voie, Hanako-sama. Votre honorable père m’a éclairé sur de nombreuses étapes clé de son existence. Je pense, afin de ne pas abuser de ses forces, également m’inspirer de la province qu’il dirige pour rédiger mon éloge de lui.
- Excellente idée.
Le jeune homme devine son haussement d’épaules. Elle se moque éperdument de ses activités. Plus vite il sera hors du champ, plus elle sera contente.
- Merci, Hanako-sama.
Ce n’est pas avec elle qu’il apprendra quoi que ce soit, il en est persuadé.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 13 août 2010, 15:44

Journal de Hidemasa.

1140, troisième jour du mois du Coq.
J’ai encore mal dormi cette nuit. Un autre cauchemar, mais qui m’a laissé une sensation de malaise si intense qu’elle a perduré jusqu’au réveil.

Cette fois, j’assistais à un spectacle de Nô dont j’étais le seul spectateur. La scène était noyée dans les ombres. L'acteur portait un masque blanc et lisse, marqué d’une larme unique. Il se tenait immobile, puis tourna lentement sur lui-même, changeant de masque dans l’intervalle, dans l’une de ces métamorphoses faisant partie de l’art du Nô. A présent son masque était blanc, zébré de rouge, entouré d'une crinière blanche – le masque du guerrier, ce masque emblème de puissance et de férocité. Il tenait à la main un naginata à l'allure fantastique. Soudain, de spectateur je me retrouvai acteur, debout sur la scène. L’homme masqué, en face de moi, attendait que je lui donne la réplique. Mais je ne connaissais pas la pièce, je n’avais aucune idée de ce que l’on attendait de moi. Etaient-ils à ce point à court d’acteurs, qu’ils prennent quelqu’un de l’assistance ? Pourtant, je sentais cette pression – cette oppression. Mes entrailles se liquéfiaient. J’étais sur la scène, il n‘y avait pas d’échappatoire, je ne pouvais même pas hasarder un regard vers le public ou un hypothétique metteur en scène.
L'autre s'était immobilisé, menaçant. Ce naginata…Non, ce n’était pas un accessoire de théâtre. Sa lame aiguisée luisait avec un éclat lustré et mortel. Avec la logique implacable des rêves, je sentis que si je ne lui donnais pas très vite la réplique, pour une raison dont je ne pouvais me rappeler, il allait me fendre en deux.

Je me suis réveillé, trempé de sueur, recherchant encore fébrilement dans ma mémoire, qui avait enregistré tant de récits épiques et de pièces de théâtre, une réplique d’un dialogue inconnu.

Nous sommes partis dans la matinée, Matsu Kentohime, Matsu Sunîn et moi, avec une escorte de dix ashigaru. Rien qu’à entendre les ordres rugis dans la cour, la pitié m’a envahi en pensant aux pauvres bougres qui restent au shiro. Une telle débauche de cris, une telle fureur ouverte sont-elles nécessaires ? Matsu Hanako n’a-t-elle pas d’ennemis sur lesquels déchainer ses foudres ? D’adversaires plus valables que quelques malheureux soldats ?
A la réflexion, probablement pas.
Cela fait dix ans que nous vivons une paix relative, mais une paix quand même. La chasse aux sbires de l’Outremonde, autrefois soutenue, a perdu de son intensité alors que ceux-ci se faisaient débusquer un à un ; à présent les rumeurs sont si vagues que l’on peut se demander si elles ont une base quelconque ou sont de simples règlements de comptes déguisés.

Une fois, j’avais vu dans un marché un loup enfermé dans une cage. L’animal était en piteux état : le poil terne, les côtes apparentes, d’une maigreur squelettique, et la cage trop petite semblait une cruauté gratuite. Mais ce qui me fit frissonner, ce fut la vue de sa patte avant, la chair à vif, l’os visible par endroits. Au début je crus aux dégâts d’un piège, ou à une barbarie de plus ; puis je compris que l’animal, dans sa faim dévorante, en était venu à ronger son propre membre. Dans ses pupilles luisantes palpitaient la férocité et la folie à l’état pur.
Je crains, en croisant le regard de Hanako, d’y lire ce même éclat de folie meurtrière. Pour être invisible, la cage étroite du temps ne l’en enferme pas moins.
En temps de paix, un guerrier belliqueux est un danger pour lui-même et pour ses proches.
Il y a dix ans, elle devait se ruer, sabre au poing, sur les hordes fétides de l’Outremonde et les troupes d’humains corrompus, éclatant d’un rire sauvage à chaque fois qu’elle décapitait un ennemi.
Mais c’était il y a dix ans.
Depuis la guerre, l’Empire se reconstruit lentement, avec précautions, même s’il y a toujours des rivalités entre les clans ; mais les qualités nécessaires pour le consolider ne sont pas les mêmes que celles utiles en temps de guerre.
Chacune à leur manière, les deux sœurs ennemies sont des vestiges d’une époque révolue. Mon aperçu de la première a été trop bref pour que je m’en fasse une opinion ; mais Hanako, en tout cas, ne l’a toujours pas compris et le dénie avec rage. Cette rage inutile qu’elle passe sur ces pauvres bougres.
Nous laissons derrière nous la forteresse, ses murs gris, ses ordres martelés, ses grincements sourds et ses haines anciennes, comme on abandonne à terre un manteau usé, sans regrets.

La campagne ici est une alternance dense de champs et de bosquets de pins et de sapins. Ici à côté de la rivière la terre est noire et fertile ; blé, millet, légumes, riz, poussent en abondance. Le terrain accidenté morcelle les champs en des parcelles parfois minuscules, empierrées avec soin, cultivées avec minutie pour ne pas perdre le moindre pouce de terre disponible.
Le plus impressionnant dans ce paysage, ce sont les montagnes. Elles barrent le midi de leur présence formidable, laissant une bonne partie de la vallée dans l’ombre, créant une tenace impression de menace. Jadis, la menace de l’ennemi héréditaire – celui-là même qui semble tant préoccuper le vieux daimyo. A présent ces terres ne sont plus aux mains du clan du Scorpion, mais à celles des Licornes ; cependant cette habitude profondément ancrée de vigilance et de méfiance demeure. Peut-être trouve-t-elle, ainsi que le caractère austère et maussade de ses habitants, sa justification non pas dans des attaques qui, après tout, n’ont pas eu lieu depuis des siècles, mais tout simplement dans la situation géographique particulière de ces terres, dans le souffle des kami qui les animent.
Un shugenja exprimerait cette impression plus précisément ; mais ma formation est celle d’un historien, et bien que les Kamis, les Fortunes, les esprits et les ancêtres, tout ce monde invisible qui imprègne et hante le nôtre, soit intimement tissé dans nos récits, il m’est plus facile de parler de la nature et des hommes que de mystères que je devine et qui me demeurent au final étrangers.

Nous sommes tous les trois du même âge, entre seize et vingt ans, et cette sortie sans supervision, jointe au beau temps et à l’air vif, a des airs de promenade. Sunîn-san multiplie les anecdotes amusantes et les plaisanteries, de sorte que peu de temps après avoir quitté le château, l’humeur est nettement plus gaie. Au point que Kentohime-san se sent obligée de nous rappeler la mission pour laquelle nous sommes partis : un danger rôde dans la province, nous devons le découvrir et le neutraliser.
Je profite de son intervention pour la questionner et tenter d’en savoir un peu plus sur son père. Elle m’en parle avec simplicité, mais sans rentrer dans les détails, et je la sens préoccupée et inquiète. Rien de plus naturel. Peut-être est-il trop tôt pour aborder ce sujet.
Une autre pensée me traverse l’esprit. Sa mère est la deuxième épouse, et aucune des deux aînées ne lui a manifesté de cordialité – si tant est que la cordialité existe dans cette famille.
Qu’adviendra-t-il d’elle, et de sa fille, quand son époux sera mort ?

Matsu Sunîn ne m’est d’aucune aide sur le sujet de Jinsei-dono. C’est à peine s’il le connaît. C’est en tout cas la conclusion qu’on pourrait prendre en s’en tenant à ses propos insouciants.
Je les regarde chevaucher de concert, le rire de Kentohime-san faisant écho au ton léger de son cousin. Ils sont beaux, l’un et l’autre ; pourtant, on ne pourrait rêver êtres plus dissemblables.
Même si c’est du « cousin » « cousine » respectueux de part et d’autre, le charme insolent, un peu canaille de Sunîn n’a rien à voir avec la beauté solaire, resplendissante, de Kentohime.
Et bien qu’il soit très volubile, c’est elle qui a l’ascendant sur lui, un ascendant qu’elle ne cherche pas mais qu’il lui accorde intuitivement, comme je le lui accorde aussi. Et cela n’a rien à voir avec une question de statut ou de rang.

Nous nous enfonçons dans les collines. La végétation change ; les champs continuent d’être bien tenus, mais ce n’est plus la terre fertile du bord de la rivière. Ici les paysans doivent arracher leur subsistance à la terre, patiemment, avec minutie.
Au bout de quelques heures de chevauchée, nous parvenons à Ishi Mura, le village du Rocher. Notre arrivée n’est pas passée inaperçue, loin s’en faut. Une foule importante nous attend, avec à leur tête le chef du village. J’entends les chuchotis et les galopades des enfants, hérauts furtifs de notre arrivée, qui nous regardent avec des yeux écarquillés.
- Soyez les bienvenus, seigneurs, dit l’ancien, le front dans la poussière, ainsi que le sont les autres villageois.
Ils sont vraiment nombreux – tout le village est là, probablement. N’ont-ils pas de champs à récolter, de parcelles à défricher, que toute l’activité s’interrompe pour le passage de trois jeunes samurai ?
Je remarque aussi leurs visages hâves. Ces gens ne mangent pas à leur faim tous les jours.
Les salutations habituelles s’ensuivent, et quelques temps plus tard nous nous retrouvons dans la maison du chef du village, où l’on s’empresse de nous proposer du thé et une collation, en s’excusant de ne pouvoir faire mieux. Nous nous regardons : impossible de manger la maigre portion de riz, de poisson séché et de légumes salés qui nous est proposée en voyant les yeux affamés des enfants, et la mine stoïque des adultes. Kentohime remercie poliment, et questionne l’ancien sur la saison et les récoltes : ont-elles été mauvaises, les champs ont-ils été abîmés ?
- Non, Matsu-sama, la récolte a été plutôt meilleure que l’année dernière.
- Mais alors, que se passe-t-il ?
Regard en biais, à la fois madré et inquiet, du vieil homme.
- Vous voulez dire que vous n’êtes pas…
Il se mord les lèvres.
- Nous ne sommes pas quoi ? dit Kentohime posément, mais avec une pointe d’impatience.
- Pardonnez-moi, Matsu-sama, en vous voyant arriver avec cette troupe, j’ai cru…j’ai cru que vous étiez là pour nous protéger. Mais notre village est bien trop insignifiant pour déranger de nobles samurai, et votre route est certainement guidée par de plus hauts objectifs.
- Laisse-nous juger de cela, reprend Kentohime plus doucement. Quel danger vous menace-t-il donc ?
A nouveau, le chef du village hésite. Ses pensées sont aisées à deviner. Il a dû se passer quelque chose, quelque chose de grave. Mais il sait bien que celui qui annonce les mauvaises nouvelles a généralement tort – surtout s’il n’est qu’un simple paysan.
- Nous sommes envoyés par Jinsei-dono pour vérifier s’il y a des troubles dans le domaine.
Le nom du daimyo semble interrompre ses tergiversations.
- Il y a eu une attaque de bandits il y a quelques semaines…rien de grave, Matsu-dono. Et nous nous inquiétons probablement pour rien, ils sont partis à présent.
Avec la quasi totalité de la récolte et de leurs biens, probablement.
- Des bandits ? s’exclament de concert mes deux compagnons, mais d’un ton très différent. Kentohime a la mine surprise et inquisitrice, Sunîn a les yeux brillants et un sourire qui clame : Enfin de l’action !
- Pouvez-vous nous en dire plus ?
Malgré nos questions, ou à cause d’elles, le vieil homme a l’air de plus en plus mal à l’aise. Notre moisson d’information est maigre : l’attaque a été très rapide, ils étaient nombreux et bien organisés, ils venaient probablement du sud.
Ce qui fait froncer le joli front de Kentohime, c’est qu’en principe, toute la région est patrouillée régulièrement. Or là, nous comprenons que cela fait plusieurs mois qu’ils n’ont pas vu de troupes venant du shiro. C’est une brèche sérieuse à la sécurité du domaine. Sans patrouilles, la frontière n’est plus défendue, et n’importe quel malfrat peut venir impunément piller et voler – précisément ce qui s’est passé.
A l’évidence, le chef du village est également conscient de cela, et tremble de tous ses membres – il n’est jamais bon de prendre son seigneur en défaut. Nous le rassurons – nous sommes là précisément pour résoudre ce genre de problème. Il a bien fait de se confier à nous.

Nous faisons halte pour la nuit, et devisons jusque tard dans la soirée sur la marche à suivre. Une fois de plus, la différence de caractère est flagrante entre les deux cousins. Kentohime est consciencieuse et appliquée dans l’exécution de son devoir ; Sunîn, presque déçu que la présence maléfique évoquée par le daimyo mourant ne soit rien de plus qu’une banale bande de bandits.
Demain, nous nous dirigerons vers Henkan Sonraku, le village le plus au Sud, niché dans les montagnes.
Le Hameau du Changement. Un nom prédestiné pour l’endroit qui, en ouvrant des portes qui auraient dû demeurer fermées, allait changer notre vie à tout jamais.

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matsu aiko
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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 16 août 2010, 23:23

Henkan Sonraku. Un village perdu, insignifiant, une chiure de mouche écrasée au milieu du mur formidable des montagnes. Si petit qu’il n’est pas indiqué sur la plupart des cartes. Si isolé qu’un seul sentier qu’il serait ambitieux de qualifier de route y conduit. Si pauvre qu’il n’est jamais visité, ou presque, par les trésoriers de l’impôt. Un hameau dont la seule vertu est d’être situé dans une vallée permettant un passage – ardu, difficile – entre le Nord et le Sud.
Et pourtant, un endroit qui a déjà été frappé par le malheur dans le passé, il y a onze ans, par l’une de ces barbaries imbéciles et banales si communes en temps de guerre.
Le front s’était déplacé, et afin de contourner le redoutable verrou du col de Beiden et de Shiro Matsu, les stratèges du clan du Scorpion avaient prévu diverses têtes de ponts plus à l’Ouest. Par mesure de précaution, pour ne pas trahir une éventuelle présence de leurs troupes, ils avaient empoisonné l’eau du puit du village, tuant la totalité des habitants. Une atrocité parfaitement inutile, puisque les troupes n’étaient jamais passées par le col.

Depuis, un nouveau puit a été creusé, quelques familles se sont réinstallées au Hameau du Changement. Mais si le poison et les morts ont disparu, une ombre hante toujours l’endroit, et le village vivote.
En temps normal, Henkan Sonraku est moins patrouillé que les autres villages, en raison de son éloignement et de sa faible population. Si un village assez important comme Ishi Mura a été négligé, depuis combien de temps Henkan Sonraku est-il abandonné à son sort ?

Telles sont les réflexions des trois jeunes gens alors qu’ils entament la longue montée vers le village perché. Le temps est plus froid ce matin, et des bancs de brume estompent le paysage, étouffant les sons, prêtant à la moindre aspérité rocheuse une allure fantomatique. Ici se tient un guerrier accroupi ; là, une silhouette implorante. Et là-bas, ne serait-ce pas une troupe en armes ?
Ces apparitions silencieuses ont le don de mettre la petite escorte mal à l’aise ; les soldats se taisent ou échangent des murmures superstitieux.
Les trois jeunes gens sont eux aussi moins enjoués que la veille. Kentohime est préoccupée, Sunîn de mauvaise humeur, Hidemasa étrangement pâle et muet. Il est aisé de croire au surnaturel dans un tel environnement.

Après plusieurs heures de progression dans la montagne, sur un sentier escarpé aux pierres luisantes d’humidité, ils finissent par atteindre une borne de pierre où une inscription à moitié effacée indique Henkan Sonraku. Le chemin les amène jusqu’à l’entrée d’une petite vallée abritée où se blottissent les toits sombres de quelques maisons. Un village – non, le terme de hameau lui convient mieux – aussi isolé qu’il est possible de l’être.
Ils ont atteint leur destination.

Le village est totalement silencieux, bien qu’il soit le début de l’après-midi. Kentohime est plutôt contente que le temps se soit dégagé. Sinon, entre la réputation de l’endroit et le silence anormal, cela aurait tout d’un village fantôme, et elle craint les réactions superstitieuses des troupes.
La petite troupe s’avance vers le centre du village, appelant pour signaler leur présence. Pas de réaction. La jeune fille fait le tour de la plus grosse maison, et entend des pleurs étouffés – des pleurs de femme. Mais ce n’est que lorsqu’ils cognent à sa porte qu’ils obtiennent enfin une réaction.
- J’arrive, j’arrive, samurai-sama !
Bruits de barres qui glissent, cliquetis de serrures et de chaînes. La porte s’ouvre sur un homme d’âge mûr, qui se prosterne avec un sourire de façade.
- Pardon de vous avoir fait attendre, Matsu-sama !
- Nous venons de la part de Jinsei-dono. Es-tu seul ici ?
- Non, mais mon épouse est malade…Je vous prie de l’excuser , Matsu-sama.
- Et les autres maisons ?
- Oh, nous sommes plusieurs familles à habiter ici, même si notre village est modeste.
L’homme sourit, mais ses yeux partent de droite et de gauche, comme un animal pourchassé.
- Fais-les venir.
- Hai, Matsu-sama.

Quelques minutes plus tard, une vingtaine de personnes est assemblée, l’air apathique ou effrayé, devant la maison principale.
Les trois jeunes gens ont l’habitude du respect prudent, mêlé d’effroi, que leur accordent les paysans. Après tout, n’importe quel samurai peut impunément tuer un heimin, fut-ce simplement pour éprouver son sabre, même si l’actuel daimyo désapprouve ce genre de pratiques sur ses terres.
Mais ces gens-là ont peur.
Vingt hommes, femmes, vieillards, tous morts de peur.
- Il n’y a pas d’enfants, souffle Kentohime.
- Et j’ai vu des traces de chevaux et des branches brisées à l’entrée de la vallée, ajoute Sunîn dans un murmure.
A voix haute :
- Que se passe-t-il ici ?
- Mais…rien, Matsu-sama. Tout va bien, tente de le persuader l’homme qui les a accueillis, suant à grosses gouttes.
Sunîn a un sourire sarcastique, et s’apprête à expliquer en détail au heimin que ce n’est pas la peine de se payer sa tête, quand Kentohime l’interrompt.
- Parfait, coupe la jeune fille. Nous étions justement venus vérifier cela. Maintenant que c’est fait, nous passerons la nuit ici et repartirons demain matin.
- Très bien, Matsu-sama, répond le heimin, avec un soulagement indécent.
Sunîn a un regard interrogateur. Sa cousine lui adresse un sourire radieux.
Un peu plus haut, dans la forêt au-dessus du village, il y a un éclat de lumière.

Les trois jeunes gens passent le reste de l’après-midi à inspecter ostensiblement les champs et les cultures et en profitent pour mettre au point leur plan d’action.
Les bandits sont dans la montagne, en vue du village, et ils ont enlevé les enfants. C’est pour cela que les villageois sont terrifiés mais restent muets.
Sunîn se propose d’aller repérer le camp des bandits. Les traces qu’il a vues à l’entrée de la vallée lui paraissent faciles à suivre. Au coucher du soleil, il partira avec un des ashigaru. Le reste de la troupe fera mine d’aller se coucher, histoire de donner le change aux bandits, mais se tiendra prêt à intervenir dès son retour.

Le crépuscule arrive.
Jamais après-midi n’a parue plus longue à Sunîn. Les villageois se sont, semble-t-il, accommodés de la fable qu’ils leur ont servie. Le jeune homme sort, ostensiblement pour aller prendre soin des chevaux, et se faufile par les bois jusqu’à l’entrée de la vallée, où l’attend déjà le pisteur, Ya.
Il reste encore un peu de jour. Suffisamment pour suivre les traces, pas assez pour arriver à contrejour au campement. D’ici là, la nuit sera tombée.
Sunîn progresse dans le sous-bois avec souplesse, et sans faire le moindre bruit. Il a un rire silencieux. Ses sensei seraient bien surpris s’ils le voyaient en ce moment…Ce genre de talent n’est pas exactement enseigné à l’Académie. Mais c’est rudement utile, ça c’est sûr.

Le jardin de l’enceinte extérieure du château de la Voie du Sabre, un peu avant minuit.
Sunîn a douze ans. Une nouvelle fois, il a fait le mur, s’éclipsant en catimini du dortoir. Devant lui, une branche mince et flexible, disposée à l’horizontale, à laquelle des clochettes ont été suspendues.
- Essaye encore une fois, Sunîn.
La voix est chaude, encourageante.
Il inspire, et monte à nouveau sur la branche, étendant les bras à l’horizontale pour garder son équilibre. Ce n’est déjà pas facile de la parcourir de bout en bout, alors le faire sans qu’aucune clochette ne tinte…
Il fait un pas, puis deux, et un tintement léger se fait entendre. Il se fige, mais ne réussit qu’à perdre l’équilibre.
- Je n’y arriverai jamais, souffle-t-il, découragé.
Sans se formaliser de sa mine boudeuse, le grand rônin au bandeau sur les yeux le reprend gentiment.
- Mais si Sunîn, tu vas y arriver. Ton équilibre est bon, c’est juste une question de rythme. Il faut que tu avances suffisamment vite pour que la courbure de la branche reste constante, mais pas si vite que tu ne perdes l’équilibre. Comme ça.
En quelques enjambées, l’homme parcourt la branche, avec une incroyable agilité. Aucune clochette n’a tinté. Pourtant, il est bien plus massif que lui.
Sunîn inspire à fond. Il faut qu’il se montre digne de ses efforts et de son affection.
- D’accord. Je recommence.
Il lui avait fallu bien des nuits avant de parvenir à maîtriser cet exercice. Mais maintenant, même si certaines des prouesses de son père lui paraissent toujours tenir du miracle incompréhensible, il est capable de se déplacer dans une forêt sans faire plus de bruit qu’une ombre.

Les traces sont nettes. Entre les empreintes de sabots et les branches brisées, les suivre est un jeu d’enfant. A se demander si les bandits ont vraiment cherché à dissimuler leur présence.
Cette pensée emplit Sunîn d’une assurance proche du dédain. Ils ne savent pas encore à qui ils ont affaire ! Aujourd’hui, une troupe de bandits, demain…

Il imagine déjà un retour triomphal au château. Il chevauche avec superbe en tête de la troupe, sa cousine à ses côtés, rougissant joliment ; derrière lui chemine une longue colonne de bandits entravés à la mine patibulaire et piteuse, tandis qu’ils pénètrent dans la cour principale sous les acclamations des paysans et les regards admiratifs des soldats.

Absorbé dans ses pensées de gloire future, il sursaute quand l’ashigaru lui touche l’avant-bras, le retenant d’avancer. La cordelette est tendue au ras du sol, à deux paumes de son pied. Un peu plus loin, il discerne les plaquettes de bambou qui y sont reliées. Un pas de plus, et c’est l’alerte générale.

Découvrir le guetteur leur prend un peu plus de temps, mais les Fortunes sont avec eux. L’homme perché dans l’arbre guette la vallée et ils l’approchent par l’arrière. Il semble être seul. Ce qui ne signifie pas que d’autres guetteurs ne soient pas cachés un peu plus loin, invisibles dans l’épaisseur de la forêt. Il faut absolument le neutraliser sans qu’il ait une chance de donner l’alerte. Pas facile vu sa position.
Les deux hommes bandent leurs arcs, et s’approchent autant qu’ils l’osent. Le guetteur change de position.
Ont-ils été repérés ?
Sunîn retient son souffle. Mais l’homme se contente de s’étirer.
Avec mille précautions, ils encochent une flèche, bloquent leur respiration. Mais au dernier moment leur cible bouge, une flèche l’effleure, l’autre le manque complètement.
Le bandit jure, décoche une flèche en retour, qui se plante profondément dans l’épaule de l’ashigaru. Ya pousse un cri de douleur étouffé. Sunîn lâche une deuxième flèche à la volée. S’il ne l’abat pas...
La flèche atteint le malfrat à la gorge, et l’impact est tel qu’il bascule, tombant lourdement à terre. L’angle que fait son cou avec le reste de son corps est peu naturel.

Sunîn se penche, constate qu’il a son compte, puis revient vers le fantassin blessé après avoir vérifié qu’il n’y a aucun bruit aux alentours. Ils ont de la chance qu’il ait préféré tirer sur deux assaillants maladroits plutôt que de souffler dans la trompe qu’il porte autour du cou.
L’épaule de Ya saigne abondamment, la flèche a pénétré profondément dans le muscle.
- Ca ira, grimace ce dernier. Aidez-moi juste à enlever cette fichue flèche.
Un bandage sommaire, et le soldat se relève, un peu chancelant.
- Leur camp ne doit plus être très loin.
Sunîn hésite à lui proposer de rester là, puis hausse les épaules. Il connaît bien la mentalité des hommes du château, qui préféreraient se faire couper la langue que d’admettre une faiblesse. S’il s’en sent capable…
La forêt baigne maintenant dans la pénombre. Ils reprennent leur progression, redoublant de précautions ; heurter une autre cordelette leur serait fatal.
Puis ils sentent une agréable odeur de fumée et de nourriture arriver à leurs narines – cela vient de par là, quelque part devant eux. Oui, voilà le camp : des tentes assemblées, dissimulées par des branchages, un enclos sommaire où se trouvent quelques chevaux. Pas de signe des enfants.
Il y a six, non, sept tentes. Mais avec leur petite troupe, et l’avantage tactique de la surprise, ils n’en feront qu’une bouchée.
- Retourne au village, et dis-leur qu’on a trouvé le camp. Je les surveille.
- Hai, Sunîn-sama.

L’ashigaru s’enfonce dans la nuit. Il lui faudra bien une heure pour revenir avec les autres, suppute Sunîn. Il en profite pour aller fouiller le mort, puis s’installe confortablement dans des buissons et examine son butin.
La plupart des samurai du clan verraient d’un mauvais œil un tel larcin. Le simple fait de toucher un mort est un déshonneur qu’il convient de laver immédiatement par une purification rituelle. Mais ce genre de scrupule n’étouffe pas Sunîn, qui juge cette coutume absurde – après tout, quand il y a des batailles, ça ne pose aucun problème aux samurai du clan de déambuler couverts de sang de la tête aux pieds. Et surtout, personne ne l’a vu.

En faisant l’inventaire des possessions dérobées au mort, il a encore moins de regrets. Une trompe de chasse de belle facture. Une bourse avec quelques pièces. Et surtout, un étrange tube en métal, qui luit doucement. Qu’est-ce que cela peut bien être ? Il le retourne, le soupèse, le manipule dans tous les sens. Une section bouge, il tire, et se retrouve avec un tube étroit d’un côté, large de l’autre, long d’environ trois paumes. Le tube est bouché aux deux extrémités – ce n’est donc pas une sarbacane. A moins que l’ouverture ne soit volontairement occultée ? Ce n’est pas non plus une masse, c’est trop léger, et il n’y a pas d’extrémité contondante.
Sunîn finit par ranger l’objet dans sa manche en haussant les épaules. La résolution du mystère attendra qu’il fasse jour.

Soudain, un cri s’élève dans le campement. Une voix féminine, et terrifiée.
- Yamete ! Yamete ! Lâchez-moi ! Arrêtez !
D’un bond, le jeune homme est debout. Une jeune femme en détresse ! Il n’y a pas le moindre instant à perdre !
Les cris proviennent d’une tente un peu plus grande que les autres. Sans hésiter, Sunîn se dirige vers l’arrière de la tente, tranche d’un geste vif la toile de celle-ci, et se rue à l’intérieur dans le même mouvement.

L’homme est à quatre pattes, à demi-nu, au-dessus d’une jeune fille terrifiée, qu’il maintient par les poignets d’une main tandis qu’il tente de l’autre de défaire son fundoshi. Son visage empourpré et mal rasé a un air parfaitement ahuri.
- Nani… ? Quoi… ?
C’est tout ce qu’il a le temps d’articuler avant que le katana de Sunîn ne morde profondément dans sa nuque, le décapitant sans autre forme de procès. La jeune fille pousse un cri suraigu alors que le corps décapité s’effondre sur elle dans un flot de sang, l’aspergeant abondamment. Sunîn repousse du pied la carcasse du bandit, et s’apprête à rassurer la jeune fille terrifiée. « Vous êtes sauvée, vous n’avez plus rien à craindre. Je m’appelle Matsu Sunîn. » Ou peut-être doit-il simplement lui donner un kimono en émettant un grognement viril ? Il imagine déjà ses remerciements éperdus et les pleurs de reconnaissance de sa famille quand un pan de la tente se soulève, et une chose entre dans la tente. Ca doit bien faire deux mètres de haut, et ça ressemble à une énorme masse de muscles agglomérée, avec de tout petits yeux enfouis sous des arcades sourcilières surdimensionnées.

Hu ho. Les choses se compliquent. Un lutteur de sumo. Non. Les lutteurs de sumo ont plus de ventre.

La chose n’a pas d’armes, mais vu les battoirs couturés qui lui tiennent lieu de mains, il n’en a pas besoin. Ses yeux minuscules s’arrondissent comme deux zeni rouillés en voyant le spectacle, et il émet une sorte de barrissement avant de se ruer vers le jeune homme.
Sunîn se fend en un superbe coup d’estoc à la gorge, mais il a oublié la mare de sang dans lequel il patauge. Sa magnifique attaque destinée à changer le monstre en yakitori se transforme en glissade non contrôlée, et le sabre ne fait qu’érafler la joue de son adversaire. La bonne nouvelle, c’est que le poing massif de ce dernier le rate également. Sunîn roule sur le côté, et tente de faucher sa cheville, en une attaque beaucoup moins orthodoxe mais probablement plus adaptée.
Il rate le tendon d’Achille, mais a la satisfaction de sentir son sabre entailler profondément le mollet de son adversaire. Le monstre beugle, avant de l’aplatir sous ses deux cent kilos comme la pâte de riz des gâteaux de l’an sous le maillet. Le souffle coupé, Sunîn lâche son sabre devenu inutile, et se débat comme un beau diable pour s’extraire de sous son adversaire. L’entreprise est très, très loin d’être évidente. En désespoir de cause, attrapant son tanto, il le lui plante dans le flanc, et utilise la lame comme levier. L’autre pousse un cri épouvantable, et lâche prise.
La joie de Sunîn est de courte durée, car par la déchirure de la tente arrivent un, puis deux bandits. Ca commence à sentir le roussi.
Profitant de sa distraction momentanée, un poing massif emboutit sa figure, lui faisant découvrir toutes les constellations nocturnes d’un seul coup.
Bon, j’aurais peut-être dû attendre l’arrivée des autres, a-t-il le temps de penser avant de sombrer dans l’inconscience.

Noir. Douleur. Une sensation glacée sur sa figure. Ses yeux papillotent alors qu’il reprend conscience - et regrette de l’avoir fait.
Il faut dire que la situation est franchement désagréable.
Il est dans le plus simple appareil, suspendu par les poignets, entouré d’un cercle de bandits ricanants. Le colosse de tout à l’heure a un bandage autour du torse, un autre autour du tibia, et l’air mauvais.
- Ca y est, il émerge, commente celui qui tient le seau d’eau à moitié vide, un petit au nez pointu et à l’allure de fouine.
- Toi, là ! l’apostrophe le gros. Combien êtes-vous ?
Tiens, il sait parler.
- Je m’appelle Matsu Sunîn ! répond fièrement l’intéressé.
Même s’il a l’impression que ses épaules distendues vont se déchirer sous son poids, ce n’est pas une bande de malfrats mal dégrossis qui va l’impressionner. Autant leur apprendre la politesse.
En guise de réplique, il se prend un direct au foie qui le plie en deux. Finalement, la douleur aux épaules est très supportable.
- Ce n’est pas la question qu’on t’a posée, dit la Fouine en se penchant vers lui, un sourire inquiétant aux lèvres.
Il profite de cette proximité momentanée pour lui cracher au visage.
- Aki, je pense qu’il en veut encore, commente posément la Fouine en s’essuyant la figure.
Le gros – Aki – se met alors en demeure de lui bourrer les côtes de coups de poings.
Quand il s’interrompt enfin, sa victime hoquette de douleur.
- Vous êtes combien, on a dit ! beugle le monstre.
Sunîn ferme les yeux. A-t-il encore une seule côte intacte ? Ou son thorax n’est-il plus qu’une purée infâme ?
Une heure. Une heure pour qu’ils arrivent. Combien de temps est-il resté inconscient ? Cinq ? Dix minutes ? Plus ? Il faut qu’il tienne bon.
- Je m’appelle Matsu Sunîn ! répète-t-il d‘une voix qu’il veut ferme et pleine de défi, mais qui ressemble au piaillement d’un moineau nouveau-né.
Soudain la Fouine empoigne ses honorables attributs et les tord sauvagement. Tout devient blanc et le jeune homme manque de s’évanouir de douleur. Heureusement que ce n’est pas le gros qui s’y est mis, sinon ses chances d’avoir une descendance seraient sérieusement compromises…
- Alors ? On t’écoute !
Quand il a repris son souffle, Sunîn leur fait son plus beau sourire – pas facile avec l’hématome ornant sa mâchoire douloureuse et la douleur lancinante de son bas-ventre – et répond :
- Je m’appelle Matsu Sunîn.
Cette fois, le coup de poing le renvoie directement dans les limbes.

Quelques instants – heures – minutes s’écoulent. Quand il émerge à nouveau, les bandits sont en train de discuter entre eux.
- C’est un samurai – il ne parlera pas. On perd notre temps. Autant s’en débarrasser.
- Tout le monde parle. Suffit d’y mettre les moyens.
- De toute façon, il n’y a personne. On a regardé.
- Ah ouais, comme la dernière fois…
- Quoi !
Ah, ça commence à dégénérer, pense Sunîn derrière ses paupières douloureuses. Allez-y les gars, je ne suis pas pressé…
- Moi, je connais une méthode qui va le rendre plus bavard qu’une pie ivre, dit la voix venimeuse de la Fouine. Apportez le brasero.
Au milieu des murmures excités des bandits, la suggestion recueille l’assentiment général. Ce n’est pas tous les jours qu’ils ont l’occasion de s’amuser avec un samurai de clan.

Quelques minutes plus tard, dans un brasero rouillé des fers rougissent lentement. La fumée épaisse pique les yeux.
Le jeune homme a bandé sa volonté pour résister à ces nouveaux sévices, mais à la vue des fers en train de chauffer, il ne peut s’empêcher de blêmir. Devinant son désarroi, les bandits ricanent, lui font des promesses doucereuses, lui expliquant par le menu ce qu’ils vont lui faire. Sunîn se sent défaillir rien que d’entendre ces abominables descriptions. Non, ce n’est pas possible ! Fortunes Vénérées, je ne veux pas finir ainsi !
Enfin, les fers sont chauffés à blanc. L’un des bandits lui tire les cheveux.
- Eh, réveille-toi ! La fête commence !
Sunîn relève la tête. Tant qu’à mourir…
Le fer incandescent envahit son champ de vision, l’odeur âcre, métallique, le suffoque. Dans la forêt, derrière le tisonnier flamboyant, il lui semble discerner des silhouettes sombres – à moins que son imagination lui joue des tours ? Non, ça a bougé, il en est sûr, enfin presque. Ils arrivent, ils sont là !
Cette pensée galvanise son courage, et alors que le fer incandescent se pose sur son torse, que la douleur irradie et explose dans tout son corps, de toute la force de ses poumons il hurle « MATSUU ! » avant de s’évanouir à nouveau.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 19 août 2010, 12:16

Journal de Hidemasa, 5e jour du mois du Coq.

Seigneur Lune jouait au chat et à la souris hier soir, et si je lui dois probablement une mauvaise nuit, son intervention douteuse nous aura au moins permis de prendre les bandits par surprise et de sauver Sunîn-san de la torture qu’ils étaient en train de lui infliger.
La bataille a été féroce, mais de courte durée. Quatre bandits sont morts ou inconscients, trois sont blessés, deux se sont rendus. De notre côté, Kentohime-san est blessée, ainsi que trois des ashigaru, et nous avons un mort.
Sunîn-san est en triste état. Son corps et son visage sont constellés d’hématomes rouge violacé, et une vilaine marque boursouflée s’étale sur son flanc. Son état n’est pas critique, mais il en gardera toute sa vie des cicatrices impressionnantes.
Une fouille du camp nous a permis de découvrir ceux que nous cherchions : dans une fosse creusée à même la terre, barrée d’une grille en bois, nous découvrons une grappe d’enfants apeurés, qui nous regardent avec de grands yeux. Nous apprenons qu’il y avait deux jeunes filles avec eux ; nous retrouvons l’une d’elle, ligotée, dans la tente déchirée ; l’autre est morte en tentant de s’enfuir.

La fouille du camp révèle aussi des détails insolites. Les chevaux, d’abord. Ce sont des poneys non ferrés, et leur sellerie est d’origine Licorne, comme le sont aussi les bottes des bandits. Un larcin de l’autre côté de la frontière, pourrait-on penser de prime abord.
Mais il y a la carte trouvée dans la tente.
Les cartes sont quelque chose de rare et cher, jalousement gardé. Pas ce qu’on imaginerait trouver dans les mains d’un bandit. En plus, cette carte-ci a été dessinée avec précision, et porte plusieurs signes inconnus. Pour tout dire, cela a tout d’une carte militaire, du type de celles que j’ai pu apercevoir dans les archives réservées – sauf que les codes utilisés ne sont pas, autant que je sache, ceux du clan du Lion.
Enfin, l’étrange objet gaijin, à propos duquel nous nous perdons en conjectures.
Non, ce ne sont pas des bandits ordinaires.
Malheureusement, les survivants ne nous en apprennent pas beaucoup plus. Ils ont été recrutés par Tomaru – l’homme tué par Sunîn – pour faire des raids sur les villages avoisinants. Rien de très différent de leurs rapines habituelles.

Notre retour au village s’opère sans encombre.
Néanmoins, ces nouveaux éléments nous inquiètent. Les villageois sont trop exposés ici, qui sait si d’autres bandes ne rôdent pas dans le secteur. Nous décidons d’évacuer le village dès le lendemain.

La mort n’est ni noire ni rouge, je l’ai toujours su. La mort est blanche.
Blanche comme l’éclat du sabre. Blanche comme les ossements polis par les intempéries. Blanche comme le soleil vertical du désert. Blanche comme le ventre blême des noyés rejetés par la mer. Blanche comme la face sinistre d’Onnotangu.
Blanche comme la mer cotonneuse qui nous enveloppe et nous suffoque dans ce matin qui n’en est pas un.

Hier, déjà, il y avait de la brume. Mais ce n’était rien à côté de cet épais manteau blafard, si dense qu’en tendant le bras on croit s’amputer de sa propre main.
Néanmoins, nous décidons de nous en tenir à la décision prise la veille. Le sentier est escarpé mais encaissé entre les rochers, il nous suffit de le suivre pour redescendre dans la vallée, avec les villageois pour guides. Il nous faut simplement prendre quelques précautions pour éviter que les prisonniers ne s’échappent. Nous les encordons soigneusement les uns aux autres, et encadrons les captifs avec les hommes d’armes ; les villageois passent en tête, et nous fermons la marche.

La mort est blanche. Mais parfois elle emprunte des apparences familières et douces. Les premiers flocons de neige ; la blancheur de la main qui nourrit et apaise ; l’odeur du linge fraîchement lavé ; le lent tourbillon des pétales qu’on effeuille ; les perles des dents entre les lèvres souriantes : l’odeur du riz en train de cuire ; le lissé du papier sous ma main.

Nous descendons dans cet univers cotonneux, quand nous entendons un claquement irrégulier. Clac. Clac Clac. Clac…Clac Clac. Comme un volet mal attaché secoué par le vent. Sauf qu’il n’y a pas le moindre souffle d’air dans ce monde en suspension.
Le brouillard se lève un peu, et nous discernons un vague halo lumineux devant nous, un peu plus haut. En nous rapprochant, nous distinguons qu’il s’agit de la lueur jaune d’une lanterne. Au-dessus, une enseigne de bois ballotte, engendrant le claquement que nous avons entendu.
L’enseigne a une allure vaguement familière. C’est un endroit que je connais, même si le nom m’échappe sur l’instant.
La partie rationnelle de mon esprit me souffle : nous sommes à flanc de montagne, à la frontière du clan du Lion, il est complètement impossible que cette auberge des alentours de Kyuden Ikoma se soit déplacée à cet endroit. Mais l’enseigne n’en exerce pas moins une étrange fascination. C’est un lieu familier, rassurant, où on se sent bien.
Kentohime et Sunîn se sont eux aussi arrêtés.
- C’est étrange…dit la première.
- Oui, je ne sais pas comment la maison du Nuage Céleste est arrivée jusqu’ici…
- Comment ça, la maison du Nuage Céleste ? C’est l’auberge du Cèdre Blanc, tu ne sais pas lire ?
J’interviens.
- Pour moi, c’est l’auberge des Trois Lys.
Nous nous entre-regardons. Quel est donc ce lieu, qu’il nous soit familier à chacun, et néanmoins différent ?
Une appétissante odeur de nourriture arrive jusqu’à nos narines par les pans de toile de l’ouverture.
- Moi, je vais voir ce dont il s’agit, décide Sunîn.
J’hésite un instant, pensant aux ashigaru qui nous précèdent. Mais on n’entend plus le moindre bruit de pas. Ils ont dû continuer à avancer.
Après tout, ils ont les paysans pour les guider, nous n’avons qu’à jeter un coup d’œil, il sera toujours temps de les rattraper plus tard. Je rejoins Sunîn et Kentohime à l’intérieur.
L’auberge est brillamment illuminée. Les tables sont mises. Sur le comptoir s’alignent des plats fumants, tous plus appétissants les uns que les autres. Des flacons de saké tiédis attendent sagement à côté. De la cloison entrouverte à l’opposé de l’entrée, arrive par bouffées une musique entrainante. La salle est déserte.
- Exactement ce dont j’avais besoin pour me rétablir ! s’exclame Sunîn.
- Aubergiste ! Trois brochettes de dango, et deux flacons de saké!
Aucune réponse.
- Il n’y a personne, dit Kentohime, exprimant tout haut ce que nous pensons tout bas, sans quitter des yeux le plat de gyoza fumants, qu’elle lorgne avec convoitise.
- Peut-être pouvons-nous nous servir et laisser une lettre, ou de l’argent ?
Pendant ce temps, Sunîn s’est approché de la cloison entrouverte, et lance :
- Hé ! Venez voir, c’est incroyable !
Dehors, il y a une ruelle commerçante gaiement illuminée de lanternes – jaunes, rouges, roses – et bordée d’échoppes de chaque côté. La musique est plus nette, et il n’y a pas la moindre trace de brume.
Sunin s’est déjà glissé à l’extérieur, et nous nous engageons à sa suite, mi-curieux, mi-méfiants. Les vitrines sont remplies de tissus, de bijoux, de thé, de fruits, de pâtisseries, et de beaucoup d’autres choses encore. Toutes sont ouvertes, toutes sont garnies à profusion, toutes sont désertes.
C’est comme un banquet mis par des serviteurs invisibles, ou une mariée somptueusement parée pour l’arrivée de son seigneur et maître, mais dont l’entourage l’aurait soudain abandonnée.
Tout au bout de la ruelle, il y a un pont écarlate, encadré d’un portail de la même couleur – un torii, comme il y a à l’entrée des sanctuaires ou des demeures de la noblesse. Derrière, on distingue la masse imposante d’un palais, encore plongé dans l’ombre.
Le jeune homme se dirige, comme irrésistiblement attiré, vers le portail écarlate. Je me dis à part moi qu’il n’a pas appris de sa témérité de l’avant-veille…Tout ceci est profondément anormal, je le sens bien. Mais il règne ici une atmosphère étrange, comme il peut y avoir en rêve. Est-ce parce que les miens sont si souvent oppressants que je m’en défie ? Mes deux compagnons, eux, sont sous le charme.
Sunîn n’a pas plutôt mis un pied sur le pont que le pilier de gauche lui tombe dessus. Enfin, plus précisément, ce que j’avais pris pour un bas relief du pilier s’anime sans crier gare, et une créature chauve à la tête écarlate et aux robes de la même couleur se plante en plein milieu du pont. Un démon gardien habillé en moine qu’on aurait plongé de la tête aux pieds dans un bain de teinture rouge …ou dans du sang frais.
- Vous n’avez rien à faire ici ! tonne-t-il. Vous n’appartenez pas à ce domaine ! Fuyez, pauvres fous ignorants, pendant qu’il est encore temps !
La surprise et l’effroi provoqués par cette injonction proférée d’une voix tonitruante se conjuguent fort efficacement pour nous convaincre de décamper. Nous prenons nos jambes à notre cou, et revenons précipitamment sur nos pas.
Dans les boutiques, de nouvelles lumières se sont allumées. Nous revenons à l’auberge, la musique y est clairement audible à présent. Il n’y a toujours personne, mais nous entendons des bruits de pas au-dessus de nos têtes, des bribes de conversations. Kentohime jette un coup d’œil brûlant de concupiscence au buffet, laisse quelques pièces sur le comptoir, s’empare de deux onigiri, et mord dans l’un d’eux, poussant un soupir de délectation, avant de s’emparer d’une poignée de gâteaux de riz.
- Ch’est pour la route, explique-t-elle, fourrant en hâte ses manches de douceurs.
Il faut les efforts conjugués de Sunîn et les miens pour l’arracher au buffet. Nous repassons le seuil, et retrouvons avec soulagement le sentier envahi par la brume, et, quelques minutes plus tard, le reste de la troupe. Inquiets de ne plus nous voir, les soldats nous ont attendus un peu plus bas.

Cette fois-là, nous avons manqué de franchir un pont entre les royaumes. Heureusement, l’avertissement qui nous avait été donné nous a permis de regagner le Ningen-do sains et saufs.
C’est ce que j’ai pensé, alors.
Mais nous devions revoir l’auberge, la ruelle, le torii écarlate, en des circonstances autrement plus dramatiques.
A présent, je me demande si, en fait, en pénétrant dans cette auberge, nous n’avions pas déjà traversé une frontière invisible, attirant sur nous l’attention redoutable des Fortunes, changeant à jamais notre façon de percevoir les choses. Le destin nous avait marqués, chacun à notre façon, nous préparant au rôle que nous avions à tenir.

Pourquoi, sinon, de tous ceux qui étaient passés devant nous sur ce sentier, étions-nous les seuls à nous être arrêtés, les seuls auxquels cette auberge était étrangement familière ?
Pourquoi ?
Une seule réponse. Nous étions appelés, invités.
En passant ce seuil, nous avons simplement suivi l’appel de notre destinée.

L’univers est un labyrinthe rempli de messages et de signes, que nos sens infirmes peinent à saisir, et dont le sens ultime nous échappe.
Mais j’ai au moins appris ceci : le hasard n’existe pas.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 22 août 2010, 17:38

Château de l’Humilité, trois jours plus tard.

L’expression du visage de la guerrière, d’abord incrédule, s’est assombrie progressivement pendant l’exposé de sa jeune sœur et présage à présent une explosion de rage d’une rare violence.
Le capitaine de la garde, debout juste à côté, se décompose à vue d’oeil. Sa figure a pris une vilaine teinte grisâtre. Il s’attend au pire. Il a raison.
- Benkei-san…
Ca commence bas et menaçant dans le creux de la gorge, un feulement sourd, puis ça s’enfle progressivement en un véritable rugissement alors que Hanako déchaine sa colère sur le malheureux officier.
- J’avais déjà constaté que l’entraînement de vos hommes laissait à désirer, mais ceci est un manquement majeur à votre devoir ! Comment pouvez-vous, comment osez-vous négliger la défense de nos frontières ? Etes-vous inconscient, traître ou lâche ? Etes-vous vendu à l’ennemi, que vous lui laissiez ainsi la porte ouverte ? Ou souhaitez-vous être retenu dans la mémoire du clan comme l’incapable grâce auquel six siècles de vigilance ont été réduits à néant ? Je n’ai jamais vu ça !
Elle écume littéralement.
- Hanako-sama, j’ai toujours été loyal au clan ! C’est simplement que…
- Que quoi !
Il avale sa salive, puis poursuit bravement.
- Que toutes nos meilleures troupes ont été réquisitionnées, et qu’il ne me restait plus assez d’hommes pour surveiller la totalité du domaine. J’ai donné la priorité à la protection du château et à celle de votre honorable père…
- Vous n’aviez pas à faire ce choix ! Votre responsabilité couvrait la totalité du domaine. Vous avez failli à votre devoir, de manière inacceptable ! Je vous ordonne de faire seppuku !
Chaque phrase est assénée avec une violence presque physique. L’homme se tasse un peu plus à chacune, puis tombe à genoux, le front contre le tatami, comme un arbre frappé par la foudre.
- Hai, Hanako-sama. Je vais me préparer.
Il se relève comme un somnambule, s’éloigne, le dos voûté, le teint terreux.

Les trois jeunes gens sont restés muets. Kentohime est pétrifiée. Elle pouvait difficilement passer sous silence les problèmes de patrouille, bien qu’elle connaisse suffisamment sa sœur pour redouter ses crises de fureur.
Mais que celle-ci sacrifie ainsi un bon officier la révolte. Elle connaît Matsu Benkei depuis qu’elle est toute petite. Ce n’est pas le plus imaginatif des officiers, mais il est consciencieux et apprécié de ses hommes. Elle devine aussi que c’est pour éviter de causer des soucis supplémentaires à son père qu’il a pris sur lui cette décision. La plus grande partie des troupes a été soudain réquisitionnée, tant ici qu’à Shiro Matsu ; où Benkei aurait-il trouvé des renforts ? La garnison comprend déjà un bon tiers de combattants aux cheveux gris ou au contraire à peine sortis de l’adolescence.

Elle se félicite d’avoir passé sous silence les mésaventures de Sunîn. Les ashigaru tiendront leur langue, mais bien que son cousin semble miséricordieusement inconscient de la honte de la posture dans laquelle ils l’ont retrouvé, Kentohime n’ignore pas que malgré son courage sous la torture seul un seppuku en bonne et due forme pourrait effacer de façon permanente le déshonneur de sa capture. Elle sait aussi que Hanako serait parfaitement capable d’exiger qu’il s’ouvre le ventre.

Pourtant, elle ne peut dénier la logique implacable du jugement de sa sœur. Benkei a failli à son devoir, d’une façon grave, il en porte seul la responsabilité, il doit faire seppuku. Ce sont les règles. C’est normal.
Elle soupire. Quel gâchis….
Puis elle a une brusque inspiration.
Non, ce n’est pas normal. Pas ainsi.
- Venez, dit-elle à ses deux compagnons, les entrainant hors de la pièce.
- Allons voir Aiko-sama.

Les appartements alloués à l’ainée de ses sœurs sont sous la garde vigilante d’Akodo Kyuzo et de ses hommes – une véritable forteresse dans cette forteresse déjà renommée pour la sécurité de ses défenses. Après une brève attente, celui-ci les accompagne dans une pièce assez sombre, comme le sont la plupart de celles du château.
- Aiko-sama, voici vos visiteurs.
La femme au pâle visage se détourne du plateau de go, et les salue d’une légère inclinaison de la tête.
Kentohime s’incline en retour. Elle connaît peu sa demi-sœur, autrement que par les commentaires assassins de Hanako à son sujet.
A bien des titres, c’est une étrangère pour elle. Une étrangère très mal vue dans la famille. Un peu comme ma mère et moi, pense-t-elle avec un peu de tristesse.
Sa sœur aînée a un lourd passif. Bien qu’on la dise une des meilleures stratèges du clan, Aiko a vraiment une réputation exécrable chez les Matsu.
Déjà, elle a suivi le dojo Akodo, et non l’école Matsu – un point noir, et non des moindres ; ensuite, elle a appartenu par alliance au clan du Scorpion, l’ennemi héréditaire, peu avant le coup d’Etat ; puis elle a été bannie du clan par Matsu Tsuko, l’idole défunte de Hanako, et devenue rônin n’a dû qu’à la faveur de l’Empereur de pouvoir réintégrer le clan du Lion.
Hanako lui prête une faiblesse de caractère et des comportements difficilement envisageables pour une bushi du clan du Lion, allant jusqu’à suggérer qu’elle envoie ses hommes se faire tuer sans les mener au combat et qu’elle aurait échoué à faire seppuku – une honte inimaginable. Kentohime a pour le moment refusé d’y prêter foi. Elle connaît trop bien le tempérament excessif de Hanako, et ses rapports houleux avec sa sœur aînée, pour accorder trop de crédit à ses propos.
En tout état de cause, l’hostilité que lui voue Hanako – comme à sa mère et à elle - en fait une alliée potentielle.

Aiko écoute attentivement le récit que fait Kentohime pour la deuxième fois, et semble intéressée lorsqu’elle parle de la carte. Mais celle-ci est restée dans les mains de la cadette.
Quand la jeune fille en arrive à la confrontation entre Benkei et Hanako, elle hoche simplement la tête, sans surprise.
- Elle n’a pas le droit de faire cela. Elle n’a pas le droit de lui ordonner de faire seppuku. Seul notre père peut prendre cette décision, conclut la jeune fille.
A nouveau ce regard attentif.
Dans ce visage impassible, cela donne à Kentohime l’étrange impression d’être fixé par un lézard, ou un serpent : un prédateur lent, patient, ancien, qui malgré son immobilité est sensible au moindre signe, au moindre détail de son environnement. Elle comprend mieux le surnom de « Lionne de Pierre » qui lui a été donné à l’Académie, ainsi que les commentaires de Sunîn sur son intraitable sensei.
- Vous avez raison, Kentohime-san. Allons voir notre sœur.
La voix est douce, un peu voilée, et néanmoins chargée d’autorité. La voix de quelqu’un habitué à commander.
Kentohime sursaute. A force de la voir silencieuse, elle avait fini par croire qu’elle était vraiment muette.
Avec le même formalisme, elle répond :
- Merci, Aiko-sama.
A la porte, il y a un bref échange muet avec l’officier, et après une hésitation, celui-ci s’écarte et s’incline.

Quelques instants plus tard, le petit groupe, Aiko en tête, a rejoint la pièce où Hanako vient de rendre son verdict. Celle-ci s’y trouve encore, et lève les yeux, le sourcil froncé.
- Que se passe-t-il ?
- Tu ne peux ordonner à Matsu Benkei de faire seppuku, Hanako, entame Aiko sans préambule.
- Ha oui ? Et pourquoi donc ?
- Parce que tu ne commandes pas les troupes de ce château.
- Qui le fait alors ? Toi, peut-être ?
Le ton est lourd de dérision.
- Seul notre père peut prendre ce genre de décision, intervient Kentohime.
- Quand j’aurais besoin de tes conseils, Kento-chan, je te le dirais, réplique Hanako sans quitter Aiko des yeux.
Dans sa bouche, le suffixe affectueux est méprisant, presque une insulte.
- Pourquoi protèges-tu cet incapable de Benkei ? Il a failli à son devoir, il a laissé des ennemis rentrer sur nos terres, il a déshonoré notre famille. Le laisser se trancher le ventre, c’est même trop généreux !
- Je ne le protège pas. Mais ce n’est pas à toi de décider cela.
Le ton d’Aiko est très calme, à l’opposé de la colère et du mépris affiché par son interlocutrice.
- Qu’espères-tu, en te réfugiant derrière ce formalisme absurde ? Cet homme est déjà mort !
- Parfait. Merci, Hanako, conclut Aiko en tournant les talons, laissant sa sœur interloquée.
Puis la figure de celle-ci devient rouge de colère. Si des regards pouvaient tuer, la femme qui sort de la pièce serait déjà morte une bonne douzaine de fois.
Hanako a admis avoir outrepassé son autorité…réalise Kentohime.
Dans le couloir, elle s’incline devant son aînée.
- Permettez-moi d’aller alerter Benkei-san, je vous rejoins ensuite chez Jinsei-dono.

Les pieds de Kentohime volent dans le couloir. Peut-être va-t-elle éviter la mort inutile d’un homme qu’elle apprécie.
Après avoir prévenu l’officier, à la fois défait et surpris, de surseoir à ses préparatifs de seppuku, la jeune fille rejoint le petit groupe dans l’antichambre, où se trouve déjà sa mère.
- Vous avez de la chance, leur annonce doucement Kyoko, il vient de reprendre conscience.
En entrant dans la pièce, le cœur serré, Kentohime réalise que l’état de son père s’est encore dégradé pendant leur courte absence. Le vieil homme ressemble à une chrysalide vidée de sa substance. Ses joues cireuses sont presque translucides, ses yeux éteints.
- Otô-sama, souffle-t-elle, les larmes aux yeux.
- Ma petite princesse…
La voix est faible, un souffle. La tentative de sourire transforme le visage hâve en tête de mort. Le voir ainsi lui arrache le cœur. Elle se force à lui sourire en retour.
- Père, nous avons inspecté les parties éloignées du domaine, et éliminé une bande de bandits. Par sécurité, nous avons rapatrié les villageois de Henkan Sonraku au village du Rocher. La menace est écartée.
- Bravo, Kento-chan…Je n’en attendais…pas moins de toi…
- Merci, Père. Par contre, nous nous sommes aperçus que le nombre de patrouilles sur le domaine avait été diminué suite à la réduction des effectifs. Hanako a demandé à Benkei-san de faire seppuku.
- Quoi ! s’écrie le vieil homme, se redressant brusquement, saisi d’une énergie soudaine.
Dans son visage émacié les pommettes se colorent d’une tache d’un rouge fiévreux, les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites brillent d’un éclat plus vif.
- Elle n’en a pas le droit !
Il s’en étrangle d’indignation. Sa phrase se termine par une quinte de toux, qui se prolonge de façon inquiétante. Son visage s’empourpre, vire au rouge violacé, alors que ses poumons défaillants tentent désespérément de s’emplir de l’air qui leur manque.
Kyoko, alarmée, lui tapote le dos, mais le vieillard, les yeux exorbités, peine à respirer. Ses lèvres bleuissent.
- Allez chercher tout le monde, vite !
Quelques instants plus tard, il y a des bruits de pas précipités. Hanako déboule en premier dans la pièce, saisit immédiatement la situation, et se dirige tout droit vers son père. La respiration de celui-ci est basse et sifflante.
- Père, dit-elle d’un ton urgent, je vous en prie, désignez votre successeur.
Le mourant cligne des yeux, et ouvre la bouche, rassemblant ses dernières forces.
- Ce… sera…aaa…kkk…
Sa phrase s’achève dans un râle. Son corps s’arque dans un dernier sursaut, puis sa tête roule sur le côté, et il retombe, inerte. Son épouse se penche vers lui, et annonce d’une voix étonnamment calme que Jinsei-dono a rendu l’âme.
Nous voilà bien avancés, commente mentalement Hidemasa, qui s’était préparé à noter les dernières paroles du mourant.
- Vous l’avez tous entendu. Notre père m’a désignée pour diriger ce domaine, déclare Hanako d’une voix forte.
Aiko l’affronte du regard. La tension est perceptible entre les deux sœurs.
Kyoko intervient d’une voix ferme.
- Pour l’instant, il y a des rites à observer, et un deuil à faire. Dans quarante-neuf jours, le successeur de mon époux sera nommé. Dans l’intervalle, en tant qu’épouse j’assurerai la direction de la province, ainsi que le veut la coutume.
Personne n’a rien à rétorquer à cela.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 23 août 2010, 20:49

Journal de Hidemasa, 8e jour du mois du Coq.

Hier soir est mort Matsu Jinsei-dono. Est-ce son ombre qui ne trouve pas la paix, inquiète pour la paix de ses terres, déchirée par la haine entre ses filles ? Je l’ignore. Mais j’ai de nouveau mal dormi.

Je me suis retrouvé dans cette ruelle commerçante encadrée de boutiques et de lanternes, si étrangement familière. Mais là, j’ai réalisé pourquoi. C'est la rue principale de mon village natal. Je reconnais cette barrière, cette boutique, l'arbre où je grimpais étant enfant. Là, au coin de cette rue, se trouve la ruelle transversale qui mène chez mes parents.
J’accélère le pas, je courrais presque, si cela n'était pas en dessous de ma dignité de samurai, comme lorsque je revenais chez moi, le coeur gonflé de joie, après ces longs mois passés au dojo.
Mais la ruelle est plus obscure que dans mon souvenir, et les maisons y ont un aspect silencieux et désert. Plus j’avance, plus les maisons sont délabrées. Tout semble à l'abandon. Les bannières déchirées claquent sinistrement dans le vent glacé, les planches disjointes bâillent, un vantail s'ouvre avec un grincement. Une sourde angoisse m'étreint alors que j’approche de la demeure de mes parents. Elle est toujours là, mais comme le fantôme à peine reconnaissable du lieu qui m'a vu naître. Les shoji sont éventrés, les ouvertures béantes comme les orbites d'un cadavre. Tout ici respire la désolation et la mort. Le coeur battant, je pousse la porte. Là, dans l'obscurité, il y a quelque chose - quelque chose qui bouge...
Rassemblant mon courage, je me mets en garde et crie haut et fort : "Je suis Ikoma Hidemasa, fils d'Ikoma Tatsuya et d'Ikoma Hayako...Qui va là ?"
Je manque de crier d'effroi alors que des ailes couleurs de nuit explosent tout autour de moi dans un fracas de fin du monde.
Derrière, mon regard est irrésistiblement attiré par la masse indistincte à présent dévoilée. Je la connais, et je redoute de la reconnaître. Je veux savoir, et j’ai peur de savoir.

Je me suis réveillé avec un sentiment déchirant, et une obscure certitude : rien ne sera plus jamais comme avant.
J’ignorais qu’au même moment, pas très loin, quelqu’un d’autre se réveillait en sursaut d’un cauchemar d’une troublante similitude avec le mien.

Pourtant notre retour au château s’est passé sans encombre. Nous avons confié les bandits capturés au magistrat de Kenson Mura, Matsu Shinjiki, un homme blasé et solennel, aux traits profondément marqués, compétent, fier et assez froid, connu dans la région pour sa justice efficace et expéditive. S’il y a des informations à tirer de ces malfrats, je ne doute pas qu’il saura les extirper, même si je ne suis pas sûr d’apprécier les méthodes employées.

Tandis que nous nous occupions de justice et de faire progresser l’enquête, Sunîn-san n’a pas eu plus pressé que de visiter la maison de thé du village. A chacun ses priorités, ai-je pensé, plutôt critique sur ce que j’ai d’abord pris pour de la légèreté. Puis j’ai réfléchi que pour quelqu’un ayant frôlé une mort horrible d’aussi près que Sunîn, c’est tout à fait humain que de vouloir compenser en profitant des plaisirs de la vie au maximum. On n’apprécie jamais autant la vie que lorsqu’on a failli la perdre.
Quelques coupes de saké et la présence de jolies filles ont suffi à lui faire en partie oublier cette pénible expérience, si j’en juge par sa mine fatiguée et réjouie du lendemain. Les tortures des bandits n’ont pas dû laisser trop de séquelles… Peut-être – mais c’est sans doute un faux espoir – aura-t-il appris un peu de prudence de cette mésaventure.

Dame Kyoko a sagement réglé le sujet du seppuku de Matsu Benkei en nommant l’officier à une autre affectation, le poste de guet de Beiden, et en le remplaçant au Château de l’Humilité par un vétéran, Matsu Kouji. Je me suis étonné que cette femme, née Ikoma comme moi, formée à la diplomatie et non aux arts militaires, sache aussi bien dénouer cette situation épineuse. Mais elle est intelligente et fine, et sa décision, calmement présentée, n’a pas à ma grande surprise suscité d’opposition, tout au plus un haussement d’épaules dédaigneux de Hanako. En me renseignant, j’ai compris pourquoi : le poste de guet de Beiden, où sont stationnés une centaine d’hommes, est un avant-poste particulièrement dangereux.

Ce matin est arrivé le fils aîné de Jinsei-dono, Akodo Inejirô, venu de la capitale, qui appartient à la garde rapprochée de l’Empereur, la célèbre Garde Noire. Inejirô est un homme discret approchant de la quarantaine, aux cheveux noirs striés de gris noués en arrière, parlant peu, au visage marqué et à l’expression un peu lasse. Il est venu pour le défunt, et déplore simplement d’être arrivé trop tard. Je devine qu’au chagrin d’avoir perdu son père s’ajoute une tristesse secrète. Il m’a fait l’impression d’un homme profondément honorable.
Ce soir, lors de la veillée funèbre, toute sa famille sera réunie autour du mort.


Journal de Hidemasa, 10e jour du mois du Coq.

Ce matin, le corps de Matsu Jinsei-dono a été brûlé selon les rites. Toute la population du château et du village était là, ainsi qu’un petit nombre de visiteurs. A la demande de son épouse, j’ai fait l’éloge du mort. J’ai vu l’émotion qui étreignait ces gens, ces soldats féroces, ces paysans durs à la tâche, j’ai vu les yeux humides dans les figures austères, et j’ai ressenti, comme jamais auparavant, la noblesse de notre mission d’omoidasu. En témoignant de la vie du daimyo, de ce qu’il a fait pour cette province et ses habitants, de sa sagesse, de sa vaillance et de sa force, j’ai donné la voix à toutes les larmes qu’ils se retiennent de verser, à tous les sourires émus qu’ils n’osent se permettre, au profond respect qu’ils témoignent à leur seigneur défunt. Dame Kyoko m’a adressé un regard de reconnaissance. Je suis fier de m’être acquitté de cette tâche en faisant honneur à mon école.

Après la cérémonie, Akodo Inejirô est reparti pour la capitale. Malheureusement, son devoir ne lui permet pas de rester plus longtemps ici. Avec lui, s‘envolent les espoirs de Dame Kyoko. Je ne sais ce qu’ils se sont dit au juste, mais elle espérait visiblement qu’il interviendrait dans la succession de son époux, et il est tout aussi évident qu’il s’est refusé à le faire.
Intrigué, j’ai fait un peu de recherche dans la généalogie de la famille, et j’ai compris pourquoi Inejirô-san ne porte pas le nom Matsu, et pourquoi, aîné des enfants du daimyo, il n’est pas l’héritier.
Cela remonte en fait à deux générations. Akodo Daio, héritier de la famille Akodo, avait épousé Matsu Sodohime, fille du daimyo de la famille Matsu pour rétablir la paix entre les deux familles. Afin d’éviter l’inévitable querelle de préséance, Daio avait pris le nom de son épouse, à la condition que ses héritiers mâles portent le nom Akodo. C’est ainsi que les fils aînés de Matsu Jinsei ont pris le nom Akodo, et les filles, le nom Matsu.
Je comprends mieux l’insistance de Hanako, demandant à son père de désigner son successeur. Faute de décision de sa part, le domaine revient à Aiko, la première-née. Une éventualité que sa sœur cadette n’est probablement pas prête à envisager.

Je ne croyais pas si bien dire.


Château de l’Humilité, le lendemain.

Le bûcher a brûlé toute la nuit. Ce matin, seules restent quelques cendres encore fumantes, et ces particules grises seront bientôt dissipées par le vent froid qui souffle des montagnes.
Le temps est couvert, le ciel d’un gris changeant. Un ciel qui peut aussi bien rester nuageux que charrier de la pluie, ou même de la neige.
La foule venue pour la cérémonie funèbre du daimyo est déjà repartie. Quelques visiteurs attardés se préparent à les suivre. Ne restent sur place que la garnison et les proches.

Dans l’intimité de ses appartements, Kyoko serre sa fille dans ses bras, un de ces rares moments d’affection qu’elle ne peut se permettre en public. Aujourd’hui, elle pourrait excuser ce geste intime par le chagrin de la mort de son époux. Mais ce n’est pas la mort du vieillard, même si c’était un homme bon, qui cause sa détresse. Jinsei a eu une vie bien remplie, et il est mort dans son lit entouré de sa famille.
Non. L’angoisse de Kyoko est pour les vivants. Pour un mois encore, elle détient l’autorité en ces lieux. Mais après, que va-t-il se passer ? Que va-t-elle devenir ? Que va devenir sa fille ?
Pour beaucoup ici, elle est restée l’étrangère. Personne ne la soutiendra si Hanako décide de l’envoyer terminer ses jours au couvent. Et alors, qu’adviendra-t-il de Kentohime ?
Soudain, il y a des exclamations étouffées dans la cour. Kyoko fait glisser la cloison, saisie d’un sombre pressentiment.

Leurs longs cheveux noirs balayés par le vent, deux femmes se tiennent debout sur les remparts. Deux sœurs ennemies, aux traits semblables, si différentes. Unies par les liens du sang, mais que tout oppose.
Des gardes, portant l’ocre de la forteresse ou le brun de l’Académie, les observent à distance respectueuse. La tension de la confrontation a attiré d’autres spectateurs plus occultes, comme Kentohime et sa mère. Tous sentent que le sort du domaine est en train de se jouer, là, sous leurs yeux.

L’une, grande et bronzée, flamboyante dans son armure noire et or, le port fier, le verbe haut, ses sabres crânement fichés dans son obi, toute son attitude clamant : je suis forte, craignez-moi. La quintessence de la bushi Matsu arrogante.

L’autre de taille moyenne, vêtue d’un kimono sombre, la figure pâle comme quelqu’un n’ayant pas vu le soleil depuis longtemps, ou revenant d’une longue période dans l’Outremonde. Pas d’armes, juste un éventail. Une démarche mesurée, contrôlée. Très droite, parfaitement immobile, le masque dur de son visage ne trahissant aucune émotion.

La deuxième a plongé son regard sombre et méditatif dans le paysage changeant des nuages qui filent au-dessus de la vallée. Elle tourne en partie le dos à la première, qui l’apostrophe d’un ton urgent.
- Aiko, il n’est pas bon que Kenson Gakka reste sans seigneur. Malheureusement, notre père n’a pu désigner clairement son successeur. Je sais qu’il voulait me nommer, mais certains, ici, le contestent. Nous ne pouvons laisser la dissension s’installer dans les troupes, cela nuit à la discipline. Il existe un moyen de trancher les choses. Un duel, toi et moi. La gagnante héritera de la forteresse et du domaine.
Silence. L’intéressée ne bronche pas. Elle ne paraît même pas avoir perçu sa présence.
- Eh bien ? Je n’ai pas entendu ta réponse ?
- Ta proposition ne m’intéresse pas.
- Renonces-tu à ton droit d’aînesse ? Ou crains-tu de ne pas être à la hauteur ?
La femme au pâle visage abandonne sa contemplation du paysage, et se retourne enfin.
- Ni l’un, ni l’autre. Je ne ferai pas ce duel, Hanako.
Hanako la regarde, incrédule, puis poursuit d’une voix basse, intense, contenue.
- Ainsi, c’était donc vrai. Je n’y croyais pas vraiment. On m’avait dit que tu te contentais d’envoyer des troupes, sans combattre toi-même, que tes sabres restaient toujours au fourreau. Mais je suis forcée de me rendre à l’évidence. Tu ne les portes même plus. Tu est devenue lâche.
Une pause. Le mépris de Hanako se fait incrédule et écrasant en constatant l’absence de réaction de son aînée.
- Est-ce du sang qui coule dans tes veines, ou de l’eau ? Est-ce cela que tu as appris, est-ce cela que tu enseignes à l’Académie Akodo ? Heureusement que notre père n’est plus de ce monde pour assister à ça…
Aiko est toujours impassible, mais on sent une tension dans sa posture. Sa voix est égale.
- Je ne me battrai pas contre toi, Hanako.
Les bushi présents laissent échapper un soupir collectif. La perte de face est colossale.
Aiko tourne les talons et s’en va, sous les yeux de l’assistance pétrifiée.
Hanako lance derrière elle :
- Tu n’es pas digne de diriger ces terres ! J’en appellerai à Matsu Ketsui-dono !
L’injonction résonne, chargée de menace, alors que se répercute dans la cour silencieuse le nom de l’impétueuse daimyo de la famille Matsu.

En écho, plus haut dans les montagnes, un grondement sourd se fait entendre. Il y aura de l’orage ce soir.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 30 août 2010, 23:32

Journal de Hidemasa, 18e jour du mois du Coq

Après un aller retour à Shiro Matsu, je suis revenu au Château de l’Humilité, dernière escale avant mon retour en terres Ikoma.
J’ai eu l’occasion de discuter avec la mère de Kentohime, elle m’a appris que celle-ci faisait des cauchemars depuis notre excursion dans l’entre-deux-mondes. Elle s’inquiète pour sa fille et m’a demandé de me renseigner pour elle sur les Baku, ces créatures du Yume-do qui mangent les cauchemars.
Je ne lui ai pas soufflé mot de mon sommeil troublé, mais cela m’a d’autant plus motivé à répondre à sa requête. Je suis parti consulter les archives de la grande Bibliothèque, et j’y ai trouvé plusieurs éléments intéressants.

Leur légende est ancienne. On trouve les Baku mentionnés à plusieurs reprises, avec des descriptions imagées, divergentes et certainement inexactes : une trompe et des défenses d’éléphant, des cornes et des griffes de tigre pour l’un ; la tête d’un éléphant avec une crinière de lion, le corps d’un cheval ou d’un lion, la queue d’une vache pour l’autre ; d’autres enfin leur donnent l’apparence d’un porc, avec des membres appartenant à d’autres espèces.
Malgré leur apparence féroce, on leur attribue plutôt des pouvoirs bénéfiques. En plus de dévorer les cauchemars, ils protègent contre le mal et les épidémies, apportent la chance. Certaines légendes, cependant, les montrent comme dévorant tous les rêves et pas seulement les cauchemars, et finalement ôtant toute paix de l’esprit au dormeur.
Malheureusement, je n’ai découvert aucun élément expliquant comment il est possible d’en capturer un.
Je me suis alors intéressé aux lieux qui pourraient me permettre de gagner le Yume-do, le royaume des rêves, autrement qu’en m’endormant le soir.
J’ai découvert que dans les lieux réputés pour exaucer les vœux des rêveurs, il en existe un, le temple du Reflet du Courage, justement à proximité du Château de l’Humilité.
Cette coïncidence m’est apparue comme un signe. Je suis aussitôt reparti pour la forteresse, et j’ai fait part de ma découverte à Kentohime et à sa mère.
Avec Kentohime, nous avons résolu d’aller dormir au sanctuaire demain soir. C’est une nuit de pleine lune, cela devrait être favorable à notre entreprise, du moins je l’espère.

Le soir venu, nous partons au temple du Reflet du Courage. L’endroit n’a rien d’impressionnant. Situé au creux d’un méandre de la rivière, c’est un petit bâtiment de pierre grise et moussue niché au creux d’un bosquet soigneusement entretenu. En fait, le lieu est plutôt agréable et tranquille ; en été, ce doit, j’imagine, être un lieu de rendez-vous apprécié des amoureux. En d’autres circonstances, j’aimerais y revenir.
Là, en cette fin d’automne, la température est fraîche et elle baisse très vite dès le soleil couché. Prévoyante, Kyoko-sama nous a pourvus d’épaisses couvertures pour nous protéger du froid. Les fantassins qui nous escortent et vont veiller sur notre sommeil s’empressent de faire un feu. La nuit va être froide.
Le soleil s’est couché, et la brume se lève, dense et chargée d’humidité par la proximité de la rivière. Kentohime et moi avons également allumé un feu dans l’un des larges foyers de pierre à l’intérieur du temple ; nous nous sommes allongés, grelottants, de chaque côté. Elle n’a pas l’air très rassuré.

Pourtant, c’est elle qui s’endort la première, et au bout d’un moment j’entends son souffle, doux, régulier. Je suis quant à moi incapable de dormir.
Les flammèches du feu dansent et crépitent dans le courant d’air qui filtre au travers des planches disjointes de la porte ; elles se courbent, se dressent, virevoltent comme une chose vivante. Soudain elles se baissent, comme aplaties par une main géante, se teintent d’une lueur bleuâtre ; puis elles flambent d’un éclat vif, et enfin s’éteignent, épuisées par cet effort, ne laissant que quelques braises. Il fait noir dans le temple, une obscurité dense, palpable.
Ce n’est qu’un courant d’air, me dis-je, le cœur battant à tout rompre.
Une étrange sensation me picote la nuque – quelque chose se passe, là, au fond du temple, je le sens, je le sais, avec une certitude qui transcende le témoignage de mes sens.
Je tourne la tête, me redresse. Là-bas… il y a quelque chose qui brille. Quelque chose qui ne devrait pas y être. Une arche argentée, avec deux portes, l’une claire, l’autre sombre. Je me lève et je m’approche, la bouche sèche, le sang tambourinant dans mes tempes. La brume m’environne, la mer de nuage lèche mes mollets. J’approche mes mains. En fait ce ne sont pas des portes, juste un caprice de la lune : une moitié de l’ouverture envahie de brume est éclairée, l’autre non - un visage dans l’ombre.
S’agit-il de ce que je cherche ? S’agit-il autre chose ? Je me souviens qu’il y a eu dans ce temple plusieurs disparitions inexpliquées…
Une seule façon de le savoir.
Je passe sous l’arche.

J’ai du mal à me rappeler de ce qui a suivi. Je me souviens de l’obscurité, des lumières dansantes, ou peut-être étaient-ce des étoiles ; je me souviens d’une plaine écarlate ondulant comme la mer ; d’un jardin ombreux où chuchotent des voix, familières et mélancoliques ; d’une mer argentée d’où émergent des rocs noirs.

- Tu n’es pas un rêveur.
Surpris, je lève la tête. La créature est perchée en haut d’un pilier rocheux au relief torturé. D’elle, je ne vois que l’ombre d’un large chapeau, et les pans déchiquetés de son manteau de suie.
- Je cherche à trouver un Baku.
La créature a un rire comme du papier déchiré. Autour de nous, les rochers gris, tranchants et aiguisés comme des rasoirs, sous un ciel du même gris, ni clair, ni obscur, sans jour, sans nuit.
- Tu les as trouvés. Monte sur ce rocher.
J’escalade un promontoire proche. La roche est hérissée de lances de pierre, d’arêtes tranchantes comme le fil d’un sabre ; en quelques instants j’ai les mains en sang, et mes jambes ne valent guère mieux.
- Regarde.
Au départ, je ne vois rien, que cette étendue grise, profondément hostile, puis je distingue les formes qui bougent entre les rochers. Grises aussi, d’un gris fuligineux, de la taille d’un petit poney, mais avec un je-ne-sais-quoi de sinueux, de furtif dans l’allure malgré leur taille ; elles se faufilent entre les rochers avec des grognements, leur long museau reniflant dans les interstices. Cela tient du tapir, du lion et de l’éléphant, avec de longs poils gris sale. Je ne m’étonne plus de la diversité des descriptions que j’en ai trouvé.
- Si tu vas au milieu d’eux, ils te voleront toute substance.
J’ai un sursaut.
- Mais comment…
Comme s’il avait deviné ma question, l’autre répond.
- Il n’y a qu’une seule raison de chercher un Baku…et qu’une seule façon de les attirer. Cherche un Baku un peu à l’écart, et appâte-le avec un de tes rêves. Plus il sera fort, plus tu l’attireras loin. S’il s’évanouit avant que tu sois sorti du Yume-do, le Baku ne laissera de toi qu’une coquille vide.
- Un rêve…ou un cauchemar ?
L’autre hausse les épaules, ou ce qui lui en tient lieu.
- Peu importe, tant que c’est suffisamment puissant.
- Merci.
A nouveau ce rire de papier froissé, se terminant par une résonance de cailloux qu’on entrechoque.
- Ne me remercie pas, Hidemasa.
- Comment…
Je n’ai pas le temps de terminer ma question. Son manteau déchiqueté s’est transformé en ailes couleur de suie, des ailes immenses, qui mangent le ciel ; et l’oiseau s’envole dans un bruit de tonnerre.

Le temps de baisser à nouveau les yeux, et je me rends compte que son envol a perturbé fortement les mangeurs de rêves, qui se sont égaillés dans toutes les directions. L’un des Baku vient vers moi
Merci, Corbeau des Rêves.
Je me concentre. Mon pire cauchemar, voilà ce que je vais lui donner.
Mais mes souvenirs sont indécis, confus, envahis par une ombre qui estompe tous les détails. Allons, reprends-toi ! Toutes ces nuits passées à mal dormir, et tu es incapable d’en évoquer un seul clairement ?
Le Baku en dessous renifle, indécis. Les pustules noires de mes cauchemars sont bien trop petites pour faire plus que l’intriguer momentanément. Il grogne, balance sa tête hirsute et grotesque, aux défenses protubérantes. Il va faire demi-tour.

Soudain, une image m’envahit, inattendue, d’une grande douceur. L’image de Saeko, comme je l’ai vue la dernière fois que j’ai rendu visite à ses parents. Sae-chan et moi, nous nous connaissons depuis longtemps ; depuis notre enfance nous sommes promis l’un à l’autre par nos familles respectives. Saeko est une jeune fille sans histoires, que certains disent assez ordinaire, mais son sourire timide est pour moi le plus beau de la terre. Quand nous sommes ensemble, nous n’avons pas besoin de beaucoup parler ; elle sait, comme je le sais, qu’elle portera nos enfants. Elle sera là, en train de préparer le repas, quand je reviendrai d’une longue journée passée à ranger et à compulser des volumes antiques dans les arcanes de la Grande Bibliothèque. Elle sera là à mes côtés, quand nous irons nous coucher, et le matin quand je me réveillerai. C’est un rêve banal, un rêve de bonheur tout simple, mais que je chéris quand le temps me paraît long, ou la tâche ardue.
Je secoue la tête en souriant, et je me rends compte qu’une brume irisée m’entoure, tremblotante, et que ça et là entre les rochers se tendent des arcs translucides teintés d’indigo, de jaune, de vert feuille, de rose tendre, éclatantes dans cet univers gris.
Le Baku s’est arrêté, fasciné. Je retiens ma respiration, et recule, très doucement. La brume irisée bouge avec moi, avec sa longue traînée de plumes couleur d’arc en ciel. Le Baku suit, sa trompe fouissant le sol, recueillant une à une les gouttelettes irisées, sans en perdre une seule. Je recule. Il me suit toujours.

Un temps indéfini se passe, alternance de chaleur, de froid, de lumière, de ténèbres. Mais je n’ai d’yeux que pour la créature qui grignote peu à peu la brume irisée avec des grognements affamés. Quand enfin je repasse l’arche, il n’en reste plus que quelques iridescences pâles, à peine visibles.
Je me hasarde à jeter un coup d’œil. Kentohime dort toujours auprès des braises mourantes. Une ombre masque sa bouche, comme une griffure de ténèbres sur son visage blanc. Au-dessus d’elle, l’obscurité est mouvante. Dans son sommeil, elle gémit.
- Vite, Baku, dévore son cauchemar !
J’encourage la créature, qui après un dernier reniflement dans ma direction se met à trottiner vers Kentohime, sans que ses pattes massives munies de griffes fassent le moindre bruit.
L’ombre qui couvre la bouche se déplace brusquement. J’ai beau écarquiller les yeux, je ne distingue rien dans cette obscurité mouvante.
Le Baku n’a visiblement pas le même problème ; il bondit au-dessus du corps étendu de Kentohime et embroche de ses défenses une chose aux longues pattes filiformes, pourvue d’ailes longues et étroites et d’un bec – à moins que ce ne soit un rostre, aussi grand qu’un bras d’homme ; la chose se débat mais elle n’est pas de taille pour les griffes puissantes, et le Baku achève son repas avec un grognement de satisfaction.
Je reste figé, tandis que le mangeur de rêves s’étire lentement, puis se faufile paresseusement par les planches disjointes, qui paraissent pourtant bien incapables de laisser passer sans dégât une telle masse, et disparaît.
Je me hâte au chevet de Kentohime. Son visage est calme, apaisé ; trop calme, peut-être…
- Kentohime ?
Je l’appelle à nouveau, un peu plus fort. Elle finit par rouler sur le côté, et ouvre les yeux.
- Qu’y a-t-il ?
Mon soulagement est intense.
- Non, rien. Vous pouvez vous rendormir.
Je ranime le feu, rajoute du bois, puis me roule à nouveau dans ma couverture glacée.
Malgré le froid, je m’endormis d’un sommeil profond.

Kentohime ne fit plus jamais de cauchemar. Les miens perdurèrent. Sa mère me remercia.
Elle ne sut jamais que pour elle, cette nuit-là, j’avais sacrifié le plus beau et le plus doux des rêves.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 02 sept. 2010, 20:02

II – Fuseki (Début de partie)

Prologue

Un homme de haute taille, au visage pâle encadré de cheveux gris, habillé d’un kimono de soie sombre, était assis en face d’un jeu de go. Sa mise n’avait rien de remarquable, hormis le discret motif blanc de chrysanthème ornant ses manches.
Son adversaire n’était nulle part en vue, si tant est qu’il y en eut un ; mais cela n’empêchait le joueur de réfléchir à la partie en cours. A la partie – et à d’autres choses. Bien plus qu’un jeu, le go avait toujours été pour lui un moyen de se concentrer.
Sur le plateau quadrillé, les noirs étaient dans une position difficile ; les blancs avaient une base solide, et plusieurs possibilités d’attaque. Pis encore, ils étaient dans une position idéale pour tirer parti de la moindre défaillance. Prendre l’initiative – la source de toute victoire au go – était malaisé.
Le territoire central était le point névralgique ; le défendre en y mettant toute ses forces, c’était s’exposer à un encerclement. Ne pas le défendre, s’avouer vaincu en laissant une brèche béante.
Le front du joueur se plissa de concentration, puis il eut un léger sourire.
Il y avait un moyen de reprendre la main. Ce serait un bon test, aussi, de l’ambition de l’adversaire.
Parfois, il faut sacrifier une portion de territoire pour emporter la victoire.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 07 sept. 2010, 17:04

Journal de Hidemasa, dixième jour du mois du Chien.

J’ai laissé derrière moi le château de l’Humilité, ses tensions, ses rancœurs, ses incertitudes. L‘aînée est repartie à l’Académie, avec son escorte et son élève, Sunîn. La cadette a rejoint Shiro Akodo, laissant la place à Kentohime et à sa mère. Mais je soupçonne que cela soit le calme qui précède la tempête. Les gens de ce domaine sont probablement peu enthousiastes à l’idée que Matsu Aiko prenne la suite de son père, mais ils redoutent surtout un conflit ouvert entre les deux sœurs.
Quant à moi, je suis enfin de retour sur mes terres, et les bruits de couloirs circulent plus vite qu’à l'ordinaire en ce moment. Sans prêter l'oreille, je suis parvenu à apprendre trois choses...
Des troupes du clan de la Licorne et de la Grue feraient mouvement de l'autre côté de la chaîne du toit du monde. Cela ne présage rien de bon. Il faudrait faire des recherches sur les stratégies utilisées par le passé pour défendre les accès sud de nos terres en cas d'attaque.
Par ailleurs, le daimyo du clan de la Grue, Kakita Yoshi, organise un tournoi dont l'enjeu n’est nul autre que la Cité des Apparences, cette ville disputée depuis des temps immémoriaux par le clan du Lion et celui de la Grue, et actuellement sous la gouvernance de nos ennemis. Quel peut être son intérêt dans tout cela ?
Humilier les Lions une fois de plus en affirmant la supériorité en duel du clan de la Grue ? Ce serait risqué, même s'ils décident des épreuves...
Abandonner une cité à problème de façon honorable ? Si oui, quels peuvent bien être ces problèmes insurmontables qui inciteraient le daimyo du clan de la Grue à céder la Cité des Apparences ?
En tout cas, l’enjeu a mis le feu aux imaginations. Les guerriers se disputent l’honneur de savoir qui seront ceux qui défendront nos couleurs au tournoi.
Enfin, j'apprends qu'une alliance aura lieu à la fin du mois à Otosan Uchi, entre les clans du Lion et du Phoenix.
Se peut-il que le tournoi soit uniquement une diversion ? Le clan de la Grue compte-il empêcher cette union ?
Je me pose trop de questions, peut-être. Les récits de bataille que j'ai lu récemment ont dû me monter la tête, je vois la félonie partout. Les hommes ne peuvent pas être tous aussi fourbes ! Calmons-nous... Un samurai doit être impartial en toutes circonstances, je ne dois pas me laisser influencer par mes lectures !
J’ai reçu une convocation de mon daimyo à me rendre à la capitale. Je suppose que j’en saurais plus long là-bas.


Château de la Voie du Sabre, quelques jours plus tard.

Les deux jeunes gens sont assis, jambes pendantes, sur les créneaux de l’une des plus hautes tours du château. L’à-pic est vertigineux.
Cela ne dérange guère Sunîn, qui apprécie la vue spectaculaire sur les environs. En plus, l’autre avantage, c’est qu’il est peu probable qu’on vienne le chercher ici.
Dans la cour règne une effervescence certaine, alors que progressent les préparatifs pour le convoi destiné à accompagner son honorable tante et sensei à la capitale. Les moines de l’Académie ont une sainte horreur des inactifs, et Sunîn ne tient pas particulièrement à se voir affecté à une tâche passionnante comme vérifier un par un l’état de tous les harnais des chevaux, ou faire le décompte des cadeaux officiels.
Mais la capitale est une destination qui l’enthousiasme nettement plus que le Château de l’Humilité. Et surtout, il a obtenu l’autorisation que Shirai puisse venir.
- Et voilà. Dans une semaine, on sera installé, toi et moi, dans une des meilleures maisons de thé de la capitale. On sera reçus comme des princes. Les plus belles geisha, le meilleur saké…
Sunîn ponctue sa phrase d’un geste large. C’est toute la capitale qu’il offre à son ami, comme s’offre à leurs yeux le paysage. Les étranges yeux dorés de Shirai brillent. Il boit ses paroles.
- Tu crois qu’on aura le temps ? Je croyais que tu voulais participer au tournoi…
- Pas participer, gagner !
Sunîn sourit largement. Son sourire veut dire : je plaisante. La lueur qui brille dans ses yeux dit : pas vraiment. La subtilité passe tout à fait au-delà de la tête de Shirai, éperdu d’admiration. Il demande timidement :
- Et le mariage ? Ta tante ne va pas te demander de rester avec elle ?
- Pour la cérémonie, oui…Mais tu sais, c’est un mariage po-li-ti-que.
L’emphase qu’il met à ces mots trahit le peu d’estime de Sunîn pour ce genre de chose. Quelle drôle d’idée, aussi. Sa tante est bien trop vieille pour se marier, sans même parler d’une descendance. Il s’agirait du mariage de sa jolie cousine, il comprendrait…Mais cette femme dure, austère, autoritaire, recluse depuis plusieurs années, qu’on imaginerait parfaitement finir de se dessécher dans sa tour sur des volumes poussiéreux…vraiment, cela le dépasse.
Une seule explication.
Ça, c’est la po-li-ti-que.

***

Otosan Uchi, Cité Intérieure, pavillon de la délégation Ikoma.

- Vous êtes chargé de relater l’union de Matsu Aiko-sama avec Asako Koui-sama, et à travers ce mariage, le renforcement des liens entre le clan du Phoenix et le nôtre. N’hésitez pas à citer tous les membres de l’assistance – qu’ils soient ou non de notre clan. Transcrivez fidèlement le déroulement de la cérémonie, les allocutions, les propos échangés. Il faut être minutieux dans ce genre d’évènements. L’Empereur nous a fait un grand honneur en ayant ordonné cette alliance. Si votre récit est trop long il sera toujours temps d’en enlever les éléments superfétatoires.
- Hai, Sume-dono.
- Hmm…Et inutile de faire des allusions aux querelles passées, il suffit que notre Céleste Empereur ait décidé que ces liens devaient être renforcés pour soutenir la Paix Impériale.
- Hai, Sume-dono.
Mon daimyo m’adresse un clin d’oeil de connivence, pour que je comprenne bien l’importance de mon rôle. Ikoma Sume-dono est un vieil homme aux cheveux blancs, aimable, assez loquace, qui a le talent de mettre à l’aise n’importe qui, malgré le rang et les années qui nous séparent. Je ne suis pas complètement dupe de cette familiarité apparente, mais je reste impressionné par le charisme de celui qui préside aux destinées de ma famille, et que je rencontre pour la première fois.
Je ne sais pas au juste pourquoi il m’a désigné. Peut-être l’éloge que j’ai rédigé pour le défunt daimyo a-t-il réussi à retenir son attention ? En tout cas c’est un grand honneur, et je dois dire que je suis un peu intimidé. L’assistance sera certainement remplie d’augustes personnages, j’espère ne pas commettre de bévues.
En attendant, le mariage est dans quelques jours, ce qui me laisse le temps de visiter la capitale et d’assister au tournoi.

La Cité Interdite, Pavillon du clan du Lion.

Ils ont déchargé les malles, les coffres, les bagages ; déballé les vêtements, les onguents, les parfums ; aligné les montagnes de cadeaux, estampes, armes, bibelots, ouvrages précieux ; rangé les ustensiles et les vivres.
Les chevaux sont dans les écuries, soigneusement bouchonnés, les harnais brillent comme de l’or bruni, les crinières sont nouées de jaune orangé ; les gardes de l’escorte ont investi les halls, les serviteurs les buanderies, les salles d’eaux et les cuisines ; les honorables invités ont pris possession de leurs appartements.
Bien que cette arrivée tienne du déménagement d’une petite ville, tout ceci s’est déroulé de façon ordonnée et disciplinée.
Akodo Kyuzo a supervisé à la fois le convoi en palanquin, le voyage et l’installation. Ce n’est qu’une fois le mariage célébré qu’il sera libéré de sa charge, et il entend bien conduire sa tâche à la perfection.
Le reste – ce brusque changement de consignes, ce mariage tardif - ne le concerne pas.
Depuis un peu plus de deux ans, sa mission était de veiller à ce que l’honorable Matsu Aiko, stratège renommée et sensei d’art de la guerre, demeure dans ses quartiers réservés de l’Académie, et d’assurer la garde de ses sabres – séparément.
Maintenant, ses ordres sont de l’accompagner jusqu’à la cérémonie à la capitale.
S’il se demande ce qui a conduit l’Empereur à marier cette nièce en disgrâce ayant passé largement la trentaine, cette prisonnière de haut rang assignée de façon permanente à résidence, Kyuzo n’en laisse rien paraître. Il ne sait déjà pas pourquoi une telle décision a été prise il y a sept ans, il ne va pas se hasarder à émettre une hypothèse sur cette étrange remise de peine.
- Avez-vous besoin de quelque chose, Aiko-sama ?
- Non merci Kyuzo, répond l’intéressée sans lever les yeux de son jeu de go.
Dans le coin inférieur droit du go ban, les pions noirs et les pions blancs se font face, en une diagonale parallèle.
- Ah, si. Pouvez-vous demander à Sunîn-san de venir ici, je vous prie ?

Sunîn arrive un petit moment plus tard, le teint brouillé, la mise en désordre. A vrai dire, il aurait bien prolongé un peu sa nuit. Les maisons de thé de la capitale sont encore plus exceptionnelles que ce qu’il imaginait, et leur saké est mémorable.
Sa gueule de bois aussi. Il a l’impression qu’un charpentier sadique lui plante un à un des clous dans le crâne, ricanant d’un air malveillant à chaque impact.
- Bonjour, sensei.
Sa tante lui jette un regard incisif.
- Est-ce là ce que je t’ai appris, Sunîn ?
Le jeune homme émet un borborygme incompréhensible, qui sera pris, l’espère-t-il, pour une tentative d’excuse.
- Pendant que tu te reposes, tes ennemis s’entraînent, poursuit-elle avec sévérité.
- Mais, sensei, il n’y a pas de guerre, ou d’ennemis, ici !
Elle se contente de le regarder sans mot dire.
Au bout d’un moment, Sunîn pousse un soupir à fendre l’âme.
- Bon, d’accord, j’irais faire mes kata.
Quand j’aurais les idées un peu plus claires, complète-t-il mentalement.
Incroyable. Sa première visite à la capitale, ils sont ici pour faire la fête, et elle trouve encore le moyen de lui casser les pieds avec des histoires d’entraînement.
Aiko ne montre ni agrément ni désagrément à cette affirmation, mais pointe du doigt le plateau de go.
- Que vois-tu là, Sunîn ?
Le jeune homme manque de répondre « Des pions » mais se retient. Les Fortunes savent ce qu’elle serait capable d’imaginer comme tâche vexante en guise de punition pour cette insolence.
- Les noirs ne sont pas en très bonne position, hasarde-t-il.
- Exact. Et pourquoi ?
- Eh bien, il y a des blancs au-dessus et en dessous…
- En d’autres termes ?
- Eh bien, heu…ils sont encerclés ?
- Pourtant, l’un des axiomes du go est de jouer au centre. Pourquoi les noirs sont-ils menacés ?
Sunîn pousse un immense soupir. Sa tête résonne comme l’un des énormes tambours taiko utilisés pour les festivals, ses lèvres sont plus sèches que le sable des Terres Brûlées, sa bouche a des relents d’un fétide à faire fuir les rats des égouts de la capitale, ce n’est vraiment pas le moment de lui parler de problèmes de stratégie.
- Parce qu’ils ont perdu le lien avec leur base, poursuit-elle patiemment. Que peut-on faire dans une telle situation ?
Silence.
- Bon, regarde bien la formation, là, dans le coin. Nous en reparlons demain, quand tu auras décuvé. Pour l’heure, va t’entraîner au dojo.
- Hai, sensei.
Sunîn sort de la pièce avec un soulagement mal dissimulé. Ses entretiens avec sa tante sont toujours aussi inconfortables. Face à elle, il redevient le petit garçon redoutant les jugements sans appel de ce professeur autoritaire et impitoyable.
Bien qu’il le cache, Sunîn en éprouve un profond ressentiment. D’une phrase, parfois d’un mot, sa tante tranche dans ses excuses, ses tentatives de diversion, ses envies et sa superbe, et le met face à une vision de lui-même difficile à accepter. D’autant plus difficile à accepter qu’elle appuie précisément là où ça fait mal, avec une implacable lucidité. Que ce ne soit ni de la cruauté, ni un désir de l’humilier, rend la chose encore pire.
Face à elle, il n’a plus dix-sept ans mais à nouveau dix ans. Qu’elle l’écrase de la sorte, il a du mal à l’accepter, quels que soient sa renommée, son savoir ou ses hauts-faits.
On ne pardonne pas à quelqu’un qui vous démolit systématiquement vos illusions. Et vos rêves.
Cette femme-là n’a jamais dû profiter de la vie, songe-t-il, c’est pour cela qu’elle empoisonne celle des autres. Il n’y a qu’à voir ce qu’elle a fait depuis deux jours qu’ils sont à la capitale ; au lieu d’aller se promener en ville, elle est restée claquemurée en tête-à-tête avec son plateau de go, sans accepter aucune visite. Vous parlez d’un passe-temps…
Bon, si elle n’en a pas envie, ce n’est pas une raison pour qu’il se prive, lui. D’autant plus qu’il a vu que sa jolie cousine et sa mère sont arrivées hier. Une bonne occasion d’aller voir ce fameux tournoi…

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 18 sept. 2010, 22:09

Otosan Uchi, district Chisei.

Les gardes postés à l’entrée du quartier où se passe le tournoi ont examiné leurs papiers avec une lenteur exaspérante, retournant la feuille trois fois, presque déçus de ne pas y trouver de défaut. Shirai est plutôt intimidé, mais Sunîn est en train de bouillir sur place. Seul le charmant sourire de sa cousine, qui semble se soucier comme d’une guigne de ce rapport de force administratif, le retient d’exploser.
Enfin, ils les laissent entrer.

Les ruelles sont tendues de bannières couleur de ciel, de nombreux commerçants s’activent à leurs échoppes, des rires se font entendre autour de la scène d’un théâtre en plein air, de délicieuses odeurs flottent dans l’air. La foule se presse, curieuse, animée, s’écartant sur le passage des samurai.
Mais malgré cette ambiance festive, les jeunes gens ne peuvent s’empêcher de remarquer la façon dont les toisent les samurai vêtus de bleu. L’antagonisme entre le clan de la Grue et celui du Lion n’est pas chose nouvelle ; mais là, bien que le tournoi soit ouvert à tous, ils ont le sentiment d‘être des intrus.

Deux courtisans, perchés sur leurs socques de bois, s’éventent en passant.
- Pouah ! Quelle odeur ! Ca sent le fauve ! lance le premier, d’une voix clairement destinée à se faire entendre.
- Vous ne vous attendiez pas à ce qu’ils se lavent, en plus ? rétorque l’autre.
Sunîn se retourne d’un bond, prêt à faire un mauvais parti à l’impudent.
Mais les deux courtisans se sont déjà éloignés avec de petits rires. Ce n’était que le premier des incidents auquel ils devaient faire face ce jour-là.

Enfin, ils arrivent devant un pavillon tendu de bleu devant lequel attendent déjà une dizaine de samurai. En plus des duellistes du clan de la Grue, il y a là des guerriers venus des montagnes du Dragon, vêtus de vert, d’autres des terres du Phénix, habillés d’écarlate, et plusieurs samurai du clan du Lion.
- Ah, ce doit être l’inscription pour le tournoi ! s’exclame Sunîn, se dirigeant à grands pas vers la file.
Kentohime plisse le front et demande, hésitante :
- Mais quelles sont les épreuves, au juste ?
Un petit rire s’élève.
- Un samurai ne doit-il pas exceller en tout ?
C’est un jeune homme portant l’emblème de la Grue qui vient de se retourner pour lui répondre.
- Donc dans les armes, les arts, l’érudition…Rien que de très ordinaire dans votre famille, j’imagine, poursuit-il, goguenard.
- Tout à fait, Kakita-san, réplique Kentohime sans se démonter.
- Si vous venez assister au tournoi et voulez voir une belle démonstration au sabre, cherchez les duels de Kakita Fujio, déclare-t-il avec suffisance.
- Je compte participer au tournoi, Kakita-sama. Mon nom est Matsu Kentohime. Je vous souhaite une bonne journée.
Il y a cinq minutes, elle hésitait à s’inscrire, mais le dédain affiché par l’impudent vient de précipiter sa décision. Sans prêter plus attention, elle s’engouffre dans le pavillon.

A l’intérieur, Sunîn et Kentohime s’inscrivent sans autres encombres, sous l’œil vigilant d’un des membres du jury, un vieil homme au regard aigu, qui se trouve être un éminent sensei de l’académie Kakita. Ils en apprennent aussi un peu plus long sur le règlement du tournoi et sur les épreuves.
Les premières sont variées et permettent de sélectionner les participants du deuxième tour : épreuves d’habileté, kata, coupe de bambous ou de calebasse, épreuve de connaissance du bushido, épreuves artistiques, combats. Puis viennent les duels, qui départagent les participants du deuxième tour et les finalistes.
Les deux cousins ressortent du pavillon. La mention d’épreuves artistiques plonge Sunîn dans des abîmes de perplexité. Non, la dégustation de saké ne fait probablement pas partie des arts admis…

Perdu dans ses pensées, il se retrouve nez à nez avec une toute jeune fille aux longs cheveux et aux yeux très clairs, vêtue d’un élégant kimono bleu azur et portant deux sabres ouvragés. Elle lui arrive à peine à l’épaule. Dans ses étranges yeux couleur de ciel danse une lueur bien particulière.
- Pardonnez-moi, Matsu-sama, mais je souhaiterai voir si votre sabre coupe bien, dit-elle d’une petite voix flûtée.
- Vous souhaitez… ? commence Sunîn, estomaqué.
- Je souhaite un duel avec vous. Je me nomme Kakita Asuka, mon père est Kakita Nemishi et ma mère est née Doji Ajitobi. Le père de mon père est Kakita Riuji et la mère de mon père est née Kakita Akiko. Le père de ma mère est Doji Akira et la mère de ma mère Doji Hinuchi. Et vous êtes… ?
- Matsu Sunîn ! répond fièrement l’intéressé. Mais je croyais que les duels n’étaient autorisés que dans le cadre du tournoi ?
- Venez par ici.
Elle l’entraîne dans un passage entre deux échoppes. Derrière se trouve un espace, pas très grand, abrité des regards.
- Ce lieu vous convient-il, Matsu-san ?
Ce duel n’a aucune raison d’être. Mais comment résister à pareille entrée en matière ?
- Ce sera parfait…Asuka-san.
Ils se mettent en garde, la main posée sur la garde de leurs sabres. Elle fait un pas vers lui, puis un autre, ses yeux très clairs plantés dans les siens, se rapproche encore.
Sunîn a un large sourire. Ca lui plait de plus en plus, cette histoire.
Puis elle avance d’un bond, le touchant presque. Se rappelant soudain qu’il s’agit d’un duel, Sunîn dégaine en réflexe son katana. Enfin, il essaye. En vain. Pour une raison qu’il ignore, son sabre ne bouge pas d’un pouce.
Baissant les yeux, il comprend pourquoi. Elle a sorti de quelques doigts la lame de son sabre, et bloque très efficacement la sortie de son propre sabre.
- Il me semble que vous êtes arrêté, Matsu-san.
Elle recule, et dégainant son sabre avec une vitesse foudroyante, pose la lame de son katana sur son cou. Ses yeux à présent sont d’un bleu étincelant, un bleu de glacier, mais leur froideur est démentie par la douceur de son sourire.
- Matsu-san, je remporte ce duel.
Elle rengaine élégamment, s’incline, et disparaît entre les bâtiments sans autre forme de procès. Le jeune homme la regarde partir, puis rejoint l’artère principale, un sourire un peu jaune au coin des lèvres. Il est conscient de s’être fait avoir, mais est incapable de lui en vouloir.

Kentohime et Shirai le rejoignent quelques instants plus tard.
- Où étais-tu passé ? On t’avait perdu de vue !
- Rien de grave, j’ai fait un duel, c’est tout.
- Un duel ?
- Tu as gagné ?
Les deux questions jaillissent simultanément.
- Qu’est-ce que tu crois, lance-t-il à Shirai avec un coup d’œil entendu.
- Avec qui ?
- Une fille.
Il hausse les épaules.
- De qui s’agit-il ?
- Elle s’appelle Asuka. Kakita Asuka.
Asuka…
La prochaine fois, se promet-il, elle ne l’emportera pas aussi facilement.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 27 sept. 2010, 23:34

L’incident suivant faillit dégénérer.

- Hé, Hidemasa !
Le jeune homme se retourne, et sourit en apercevant ses compagnons d’il y a un mois. Il ne connaît pas l’adolescent aux cheveux de feu et aux singulières pupilles allongées, mais il a l’air d’être un ami de Sunîn.
- Sunîn, Kentohime ! Depuis quand êtes-vous arrivés ?
Alors que les jeunes gens devisent aimablement et que Hidemasa fait connaissance de Shirai, l’allure insolite de ce dernier attire l’attention d’un petit groupe de l’autre côté de la rue.
- Tiens, ils laissent leurs animaux familiers sortir, maintenant !
- Je me demande s’il ne fait que miauler, ou s’il parle, aussi ?
- Le nourrit-on de souris ?
Complètement inconscient des quolibets dont il est l’objet, Shirai semble perdu dans ses pensées. Par contre, le sang de Sunîn ne fait qu’un tour.
Il a déjà du mal à se retenir quand on sous-entend qu’il est habillé à la mode du siècle passé ou que son haleine va faire tomber ces dames comme des mouches, mais au moins, ce n’est que son amour propre qui est mis en cause, et il est de taille à se défendre. Qu’on s’attaque à son ami, c’est une autre affaire.
- Retirez ce que vous avez dit, vous !
Les trois samurai se mettent à rire.
- Retirer quoi ?
- Vous avez entendu quelque chose ?
Le dernier fait un commentaire obscène.
S’avançant à grands pas vers le premier, Sunîn lance :
- Retirez vos propos, j’ai dit ! Sinon…
Le mieux habillé des trois plisse aristocratiquement le nez.
- Tiens, le lionceau a des griffes ! Mais vous sentez encore trop la glaise, mon jeune ami, pour que j’aille y salir mon sabre.
Il se tourne vers ses deux acolytes.
- Allez-y, rossez-moi cet insolent. Donnez-lui une bonne leçon, qu’il apprenne le respect dû à…
Un coup de genou bien placé le plie en deux et l’empêche d’achever sa phrase. Coup de genou enchaîné par un coup de poing dans les côtes.
Chagrinés, les deux autres se précipitent, bokken à la main, et entreprennent de faire pleuvoir une véritable grêle de coups sur le jeune homme, qui esquive comme il peut, tandis que le premier se recule, grimaçant de douleur.
Aussitôt, un cercle s’est formé autour de l’altercation. Kentohime et Hidemasa échangent un regard. Doivent-ils intervenir, ou non ? D’un côté, leur ami se fait attaquer par deux adversaires, de l’autre, ils savent que s’ils s’en mêlent, ça risque de dégénérer, et il n’y a guère d’honneur à se battre en pleine rue comme des chiffonniers.
Alors qu’ils hésitent, le combat dégénère en pugilat. Sunîn ne se contente pas d’esquiver, mais distribue généreusement les horions, dans un style qui pour être peu orthodoxe se révèle efficace.
Mais avec deux adversaires entrainés, il a affaire à forte partie. Un coup de bokken le touche dans les côtes, un autre à l’épaule, envoyant de douloureuses vibrations et paralysant momentanément son bras droit.
- Allons, que se passe-t-il ici ? intervient une voix pleine d’autorité. Cessez cela immédiatement !
La voix résonnante appartient, contre toute vraisemblance, à un vieillard chenu aux yeux perçants, habillé de bleu sombre brodé d’argent.
- Kakita Tsuruki-san ! Vous faites honte à votre illustre père, et à l’esprit de ce tournoi ! Ce comportement est indigne de vous, indigne d’un samurai ! Présentez vos excuses, et quittez immédiatement ce lieu que vous déshonorez !
- Mais, Ijimashi-sensei…!
Le regard impérieux du vieil homme le coupe dans sa réplique. De mauvaise grâce, il s’incline, murmure des excuses, et s’éloigne avec ses acolytes.
Après son départ, le vieil homme s’incline profondément devant Shirai.
- Kitsu-sama, je suis profondément désolé de cet incident. Je vous prie de bien vouloir pardonner ce comportement et l’insulte qui vous a été faite.
- S’il y a offense, elle est déjà oubliée, Ijimashi-sama, intervient Hidemasa, qui a reconnu dans l’intervenant un des trois membres du jury du tournoi. Merci de votre intervention.

Peu après, un samurai portant le vert du clan du Dragon s’approche à son tour et apostrophe jovialement Sunîn.
- Bravo ! Il ne l’avait pas volé, ce Tsuruki ! Je me présente, je m’appelle Ogai, Mirumoto Ogai. Participez-vous au tournoi ?
- Matsu Sunîn, ravi de faire votre connaissance, Ogai-sama. Oui, bien sûr, je participe au tournoi, et ma cousine aussi.
- Ogai suffira, réplique l’autre avec un clin d’œil. Franchement, ça m’a fait plaisir de voir un de ces samurai arrogants recevoir la monnaie de sa pièce. C’est la première fois que je viens à la capitale, et je les trouve vraiment odieux. Heureusement que cette ville a d’autres agréments !
Nouveau clin d’œil.
- Non loin d’ici, il y a une maison de thé qui propose un saké dont vous me direz des nouvelles…Allons ce soir y fêter ça !
Sunîn a une mine appréciative. Déjà à cette perspective, le souvenir des coups qu’il vient de recevoir s’estompe. Puis après un instant de réflexion il ajoute :
- Il y a des geisha, dans cette maison de thé ?
- Oui, bien sûr !
Autant demander à un âne s’il a des oreilles.
- Et les geisha sont douées dans les arts ?
- Heu…oui.
Mais où veut-il en venir ? Ogai ne s’est jamais posé de questions sur les talents des geisha – artistiques ou pas.
- Très bien. Parce qu’il faut que j’apprenne quelque chose d’artistique.
- D’artistique … ?
La perplexité d’Ogai atteint un nouveau sommet.
- Oui, pour les épreuves.
- Aaaah..je comprends, dit le samurai du clan du Dragon en lissant sa moustache. Vous êtes un malin, vous !
Sunîn se tourne vers Hidemasa, Kentohime et Shirai.
- Bon, mes amis, je vous laisse. Je vais de ce pas réserver mon professeur particulier pour ce soir. Si nous ne nous revoyons pas, je vous dis à demain matin pour les épreuves !
La rossée semble complètement oubliée.
Kentohime le regarde, et un sourire s’épanouit sur sa figure, alors qu’elle se retient à grand peine d’éclater de rire. On ne le changera pas.
- Bonne soirée, cousin. Je me charge d’escorter Shirai-san à ses logements. Souhaitez-vous que je transmette par la même occasion un message de votre part à mon honorable sœur, Aiko-sama ? ajoute-t-elle avec malice.
Sunîn bredouille que non, ce ne sera pas nécessaire, et se hâte de rejoindre le samurai du clan du Dragon. La jeune fille le regarde s’esquiver avec un petit rire, et se dirige vers la sortie du district.

Mais ils n’étaient pas au bout de leurs peines.

- Tiens, si ce n’est pas ma petite Matsu…Alors ma belle, pas encore découragée par l’ampleur de la tâche ?
Kentohime reconnaît l’importun de la matinée, Kakita Fujio.
- Kakita-sama, il me semble que ce sera au jury d’en décider. Pardonnez-moi, mais je suis attendue.
Elle ne va pas lui faire le plaisir de lui montrer qu’elle se souvient de son nom.
- Ca tombe bien, j’attendais quelqu’un, justement. Que diriez-vous d’aller continuer ailleurs cette plaisante conversation ?
- Je n’irais nulle part avec vous, Kakita-sama, ou alors, ce sera un sabre à la main. Me suis-je bien fait comprendre ?
- Que vous voilà prompte à venir vous embrocher sur mon sabre ! Ah, la fougue des Matsu ! J’exaucerai volontiers votre souhait, ma belle, et sans user de mon katana… Venez me trouver ce soir à la maison des Lys, et c’est avec plaisir que je vous initierai à cet art…Enfin, si vous osez vous mesurer à moi…
Sourire éclatant.
L’allusion est si grossière que Kentohime en reste suffoquée sur le coup.
- Ne voyez-vous pas que vous importunez cette jeune dame ?
C’est un jeune samurai du clan de la Grue qui vient d’intervenir.
Fujio se tourne, ennuyé.
- Ne vous mêlez pas de ça, samurai.
- Et moi je vous dis que vous semblez avoir oublié les convenances et la simple courtoisie due à une dame. Veuillez passer votre chemin, je vous prie.
- Vous prenez la défense d’un tas de graisse Matsu ? lance Fujio, ébahi.
L’autre reste très calme, mais sa tension monte visiblement.
- Pour l’honneur de notre clan, j’oublierai ces mots, samurai. Maintenant, je vais raccompagner cette dame, et vous arrêterez désormais de l’importuner.
L’autre le foudroie du regard, mais cela n’affecte en rien la posture résolue de son interlocuteur.
- Grand bien vous en fasse ! lance-t-il, dépité, en tournant les talons.
Le jeune homme attend que Fujio se soit éloigné, puis s’incline devant Kentohime. Il a un visage agréable, sans être vraiment beau, et de grands yeux bruns expressifs.
- Je suis vraiment navré de cet incident, qui donne une bien pauvre image de mon clan. Permettez-moi de vous raccompagner, je m’en voudrais que vous soyez encore importunée. Je me nomme Kakita Hoshi.
Il s’incline avec révérence.
- Merci de votre aide, Hoshi-sama. Mon nom est Matsu Kentohime.
- Kentohime-sama , si vous voulez bien me suivre, nous rejoindrons plus vite les quartiers du clan du Lion en passant par ici.
Les deux jeunes gens avancent en échangeant des politesses. Bien que le jeune homme soit tout à fait respectueux, Hidemasa ne peut s’empêcher de noter avec un peu d’amusement qu’il ne semble pas insensible à la beauté de Kentohime.
Ils finissent par rejoindre leurs quartiers, où Kentohime remercie à nouveau leur accompagnateur. Hoshi prend congé en s’inclinant très bas.

Demain, commencent les épreuves du tournoi.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 02 oct. 2010, 19:12

Le ciel commence à pâlir, éteignant les étoiles une à une. Sur le plateau de go, les pierres noires et blanches commencent à esquisser une trame complexe. Mais il est encore trop tôt dans le jeu pour dire qui va prendre l’avantage.
Une seule formation est claire, l’embryon de diagonale parallèle dans le coin inférieur gauche du go-ban.
Shicho. L’échelle. Un pion, suivi inexorablement par un autre, jusqu’à ce que leur double course absurde aboutisse à un mur. L’escalade inutile à l’issue prévisible, que même quelqu’un n’ayant jamais joué est capable d’anticiper, pour peu qu’il sache compter.
Un grincement métallique, suivi du « Qui va là ? » méfiant d’une sentinelle, et d’un bref échange à mi-voix. La femme lève la tête. Sous ses prunelles sombres ses paupières sont bistrées par la nuit.
Elle expire lentement, se lève, se dirige d’un pas mesuré vers le shoji donnant sur le jardin, et attend.

La soirée à la maison de thé a été bonne, très bonne. Mirumoto Ogai est un gai compagnon, qui partage les goûts de Sunîn pour le saké et les jolies femmes.
Ce n’est qu’après avoir éclusé un nombre respectable de flacons que le jeune homme se rappelle le prétexte invoqué - les cours artistiques. Après quelques tergiversations, il finit par opter – largement influencé par les charmes de son interlocutrice – pour l’origami.
Au milieu des gloussements de ses compagnes, qui entreprennent de créer pour le bénéfice des autres convives un divertissement improvisé à base de toutes sortes d’animaux de papier, la courtisane lui montre comment faire une fleur, puis une grenouille en papier, et enfin lui tend un carré de papier aux vives couleurs.
- A vous, seigneur.
Le premier essai de Sunîn est pitoyable, et il finit par transformer sa tentative de grenouille en un cornet improvisé où il lampe une nouvelle goulée de saké.
Le deuxième est un peu mieux, mais nécessite un gros effort d’imagination pour l’assimiler de près ou de loin à un batracien.
Pour le troisième, Sunîn décide que son inspiration et son apprentissage seraient grandement facilités sur une table faite d’un dos nu, et après qu’une courtisane embarassée et rieuse se soit exécutée, la grenouille réalisée est d’une exécution quasi parfaite.
De là les choses s’enchaînent fort agréablement, toujours accompagnées de l’excellent saké de la maison de thé.
La nuit est bien avancée quand les deux compagnons, devenus les meilleurs amis du monde, décident de regagner leurs logements respectifs. C’est donc en bâillant et dans un état de fraîcheur très relative que Sunîn regagne son pavillon.
Il est un peu plus tard que ce qu’il avait escompté, mais quelques heures de sommeil lui suffiront pour être à nouveau frais et dispos.
Il passe par derrière, et c’est là qu’il aperçoit, se détachant à contre-jour sur le bleu pâlot du ciel, la silhouette formidable de sa tante, immobile et raide comme la justice.
Oh non, pense-t-il. Mais c’est trop tard, elle l’a vu. Il plaque un sourire de façade sur sa figure, et s’avance d’une allure qu’il veut alerte et conquérante.
- Eh bien, sensei, je vois que nous nous sommes tous deux levés de bonne heure ce matin ! Vous voyez, je suis vos conseils…L’entraînement, ya que ça de vrai !
Après tout, il vient de faire un entraînement – intensif – à l’origami.
S’ensuit un de ces silences inconfortables dont elle a le secret. Puis la voix de sa tante s’élève, implacable.
- Matsu Sunîn… ! Crois-tu que c’est ainsi que tu vas te distinguer dans ce tournoi ? Tu empestes l’alcool à dix pas !
- Mais, sensei…
- Va te laver ! Et prie les Fortunes de ne pas complètement déshonorer le clan aujourd’hui !
Impossible de discuter avec elle, c’est toujours pareil.
Comment sait-elle qu’il s’est inscrit, au fait ?


Journal de Hidemasa, vingt-troisième jour du mois du Chien.

Le daimyo du clan de la Grue a ouvert le tournoi en milieu de matinée. L’ambiance qui règne entre les participants est l’inverse de ce qui a été demandé. Le mépris et la provocation sont les empereurs des samurai des clans de la Grue et du Lion ce matin, comme nous en avons eu un aperçu hier.
Cela dit, la cérémonie d’ouverture aura au moins clarifié un point. Nous avons compris pourquoi Kakita Yoshi-dono a organisé le tournoi. En mettant un enjeu aussi prestigieux, aussi disputé, il compte se faire bien voir de l’Empereur et enterrer une fois pour toutes la question de cette cité.
La Cité des Apparences n’aura jamais porté aussi bien son nom.

Quoi qu’il en soit, les épreuves ont débuté en milieu de journée. Ketohime et Sunîn se sont inscrits au tournoi, au même titre que Hanako d’ailleurs. Le conflit des générations sera à son paroxysme si l’un des deux rencontre sa tante au terme de ce tournoi.
Au moins ce serait une bonne nouvelle pour le clan du Lion.
Kentohime-san se débrouille très bien sur le plan physique, elle a impressionné plusieurs des jurés, notamment lors du test des calebasses. En revanche, elle a encore un peu de mal à l’oral, même si on sent qu’elle se donne à fond dans chaque épreuve.
Sunîn en revanche ne devrait pas passer les éliminatoires.

Fin du premier jour du tournoi.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 16 oct. 2010, 23:49

Un peu plus tôt, au Nord, dans les montagnes du Phénix.

- Je pense que cela annonce un voyage…
- Un voyage ! S’il ne s’agissait que de cela, il n’y aurait pas une entière délégation au château ! Non, autre chose se prépare. Une alliance, ou une guerre, ou les deux.
- Je partage l’opinion de Kune-sama, dit une voix cultivée. Pour une simple mission, ils n’auraient dépêché qu’un messager. Ce n’est pas comme s’il était de haut rang.
- Ah oui, et depuis quand prédisez-vous l’avenir, O-Tama-sama ?

Koui sourit et ferma mentalement son esprit à leurs querelles incessantes.
Les consignes qu’il avait reçues depuis quelques mois étaient fort étranges. Tantôt ses maîtres lui demandaient de s’appliquer à l’art de la médecine, tantôt ils l'incitaient à s'investir dans des prières permettant une certaine maîtrise du terrain sur un champ de bataille. Et bien sûr sans lui expliquer quoi que ce soit.

- Si tu t’en vas, tu ne me laisseras pas, dis ? dit une petite voix. J’ai peur quand tu n’es pas là…
Le jeune homme sourit avec affection.
- Jamais. N’aie pas peur. Tant que tu le souhaiteras, je serai ton ami.
- Ah, je suis rassurée, alors.

Il ferma les yeux. Sans doute cette délégation allait-elle lui apprendre de quoi il retournait.


Se penchant un peu à l’extérieur, Asako Hinoko vit son fils, méditant, solitaire, dans le jardin.
Il avait toujours été doué. Un enfant précoce, qui percevait plus que ne voyait l’œil, qui étonnait ses sensei par la clairvoyance et la maturité de ses propos. Elle avait toujours été fière de lui. Sans doute étaient-ce les exceptionnelles qualités de son fils – ses talents de médecin, sa maîtrise de l’art - qui avaient amené le clan du Phénix à le proposer, malgré son jeune âge.
Il y avait peut-être un autre facteur, plus obscur, plus secret, moins glorieux. Mais celui-là, pour rien au monde elle ne se le serait avoué.

L’envoyé examina le jeune homme d’un œil inquisiteur. Ses traits étaient harmonieux, son expression paisible ; il avait dix-huit ou vingt ans peut-être, et l’allure d’un lettré.
« Un époux largement versé dans l’art de la médecine, et qui sache traiter des cas, heu, inhabituels » - telle avait été la demande impériale.
Serait-il à la hauteur ?
Puis il croisa le regard intelligent du jeune homme, ses grands yeux bruns pensifs, d’une maturité et d’un calme qui étonnaient dans cette jeune figure. Hmm…ce n’était pas un mauvais choix.
De plus, ce n’était pas un choix qui leur coûtait bien cher.

Il répéta patiemment le message qu’il avait déjà délivré quelques mois plus tôt à sa famille.
- Vous avez été choisi par le clan pour contribuer à consolider les liens entre le clan du Lion et le nôtre, en accord avec l’esprit de pacification de notre auguste Empereur, que les Fortunes lui prêtent longue vie. Vous allez épouser la propre nièce de l’Empereur, c’est un immense honneur qui est fait à votre famille, et la gloire de cette union rejaillira sur elle et sur vous.
Le jeune homme s’inclina profondément, répondant d’une voix claire :
- Je suis honoré.
L’envoyé attendait des questions, des commentaires. Il n’y en eut aucun.


Dans le palanquin qui l’amenait pas à pas vers la capitale, Asako Koui méditait le reste des paroles de l’émissaire.
"Votre tâche est double. D’abord, il vous faudra être digne de votre nouveau rôle, et savoir tenir votre rang. Ensuite, vous avez pour tâche de veiller sur votre épouse. Malgré de glorieux états de service, celle-ci a été durement éprouvée par la guerre, et sa santé laisse à désirer. Elle en a gardé…certaines séquelles physiques, peut-être aussi psychiques. Il vous faudra donc veiller sur la bonne santé de son corps et de son esprit, de façon de lui permettre d’accomplir au mieux ses devoirs."

Koui n’avait posé aucune question – il savait bien qu’on ne lui aurait pas répondu – mais il avait compris qu’avant d’être un mari il serait le médecin personnel - peut-être le garde-malade - de sa future épouse.
Il fit la sourde oreille aux commentaires amusés, ironiques et désapprobateurs qui fusèrent sans interruption après le départ de l’envoyé Asako.
Quelle que soit la situation, il se devait de se préparer à cette tâche le mieux possible.

Il n’avait guère d’expérience de la Cour.
Depuis son gempukku , il avait été affecté à de menues besognes : collecte d’herbes médicinales, rangement de la bibliothèque commune de son dojo. Puis il avait été détaché comme aide soigneur auprès d'une vénérable Dame de la famille Doji, lors de la cour d'Hiver se déroulant à Kyuden Asako. Assez rapidement, il avait été chargé de recenser les habitants d'un ensemble de petites vallées attenantes à la frontière du clan du Dragon. Punition, peut être dans l'esprit de la personne qui l'y avait nommé, mais pas pour lui. La vie simple et les relations amicales qu'il avait noué rapidement avec les habitants de cette région avaient été un véritable bol d'air frais après l'éprouvant hiver qu'il venait de vivre. Non que Dame Hiromi fut une mégère, mais simplement parce que la Cour d'Hiver, pour le peu qu'il en avait vu, lui avait parue extrêmement complexe et néfaste. A en croire Hiromi-hime, pas un seul sourire pendant cette période ne pouvait être franc, pas un seul compliment, pas une seule plaisanterie, ne devait être prise pour ce qu'elle semblait être. Tout n'était que duperie, tromperie, manipulation, et guerre. Elle avait bien employé ce terme, en précisant qu'au moins sur un champ de bataille, on savait qui étaient ses alliés et ses ennemis, pas à la Cour. A la Cour, jamais on ne pouvait en être sûr.
C’était donc avec un sentiment très mitigé qu’il envisageait les célébrations à venir et sa nouvelle vie.
Avec les heimin, les enfants, les relations étaient basées sur la confiance et l'aide réciproque. Il n'avait pas à douter des sourires des enfants, pas plus que des remerciements des malades qu'il soignait. C’était là son univers, les joies simples qu’il goûtait. Il était heureux d’aller de route en chemin, de vallée en col, d’herbage en forêt, appréciant les plaisirs simples de cette vie errante, et n’avait pas eu d’autre ambition que de la poursuivre.
Mais là, il abandonnait son nom, son clan, ses montagnes bien-aimées, pour épouser une inconnue de haute naissance à la santé chancelante.

- On ne m’ôtera pas de l’idée que tu as dû déplaire à quelqu’un d’autre de haut placé, pour te retrouver ici, fit la voix de Mikohime. D’habitude le clan du Phénix répugne à se séparer de ses shugenja…
- Pourquoi vois-tu toujours le mauvais côté? interrogea en retour celle de Kune. C’est un grand honneur !
- Pour une fois, je suis de l’avis de notre vénéré sensei.
- Comment ? Vous aussi, Tatsumoto-sama ?
- Eh bien, je dois dire qu’un peu de changement n’est pas pour me déplaire…
- Mais qu’y trouvez-vous de si réjouissant ? D’habitude vous êtes le premier à vous offusquer !
- Il n’est pas impossible que ce mariage soit un signe des Fortunes…
Cette dernière phrase prit dans l’esprit du jeune homme une résonance particulière, comme cela arrivait de temps à autre dans leur incessant bavardage. Il se souvint d’un échange surpris entre ses sensei, de coups d’œil discrets et d’allusions à demi-mot.

Sadame, la destinée, avait-elle choisi cette voie pour se manifester ?

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