(Nouvelle) Le sacrifice

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matsu aiko
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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 21 août 2011, 20:17

Il y avait quelqu’un que Hidemasa espérait trouver à la sortie, mais il en fut pour ses frais. Leur guide si obligeant s’était évaporé.
Les trois amis se dirigèrent vers une autre maison de thé, moins renommée mais, ils l’espéraient, plus tranquille, la maison de la Rosée matinale. Là, avec force saké, ils échafaudèrent des hypothèses jusque tard dans la nuit. Ils tombèrent d’accord sur trois choses : Un, il fallait en savoir plus sur la victime. Deux, sur le propriétaire initial de la bague. Trois, sur le dénommé Geki, dont les apparitions opportunes et la disparition encore plus opportune étaient très louches. Sur cette conclusion, l’heure étant bien avancée, ils se décidèrent à rentrer au Palais.

Le lendemain, après les salutations au gouverneur, ils entamèrent leur enquête. La piste « Oharu » ne leur apprit rien de neuf : c’était une geisha renommée, elle voyageait souvent, elle était très demandée. L’examen de la bague par des orfèvres de la ville leur confirma la valeur de l’objet, et qu’il n’était pas l’œuvre d’un des artisans locaux. Ils cherchèrent des traces du rônin, mais il n’était nulle part en vue.
L’après-midi leur apporta un message du capitaine de la milice, qui les invitait à passer le voir.
- Nous avons interrogé une bonne partie du personnel de la maison du Lotus. Ce n’est pas encore fini, mais je peux déjà vous donner quelques informations.
- La victime recevait des visiteurs illustres, et voyageait fréquemment en direction des Terres Licorne, ce qui tend à corroborer les indices trouvés sur place. Une amie de la victime a indiqué qu’elle avait des clients particuliers, chez lesquels elle se rendait ; elle devait justement voir l’un d’eux, qu’elle voyait une fois par mois, demain soir. Et de votre côté, quelles nouvelles ?
Hidemasa lui résuma les quelques informations de la matinée. Tsune parut un peu déçu.
- Mais j’espère bien en apprendre plus sous peu, conclut le jeune homme.
Son souhait devait être exhaucé le soir même.

Geki sortait enfin de l’auberge du Lièvre de la Lune, son sabre au côté. La chance lui avait souri, et il avait réussi la veille non seulement à rembourser sa dette, mais aussi à amadouer momentanément Hoga, en lui faisant une « donation » spontanée d’une partie de ses gains en remerciement de la grande tolérance dont il avait fait preuve.
- C’est oublié, avait lâché ce dernier, magnanime. Mais qu’on ne t’y reprenne plus !
Geki l’avait remercié, et profitant de son retour en grâce était revenu le lendemain, prenant garde à miser de façon raisonnable, et tout s’était passé au mieux.
Il était donc de belle humeur en traversant le quartier marchand.

- Tiens, comme on se retrouve…Ca tombe bien, on te cherchait.
Le rônin sursauta, puis s’inclina obséquieusement en reconnaissant ses interlocuteurs. Il s’apprêtait à demander si le spectacle leur avait plu mais n’en eut pas l’occasion.
- Dis-moi, Geki, pourquoi nous as-tu orienté vers la maison du Lotus ?
- Mais…parce que c’est la meilleure maison de thé de la ville…
- Et pourquoi vers cette geisha ?
- Eh bien, parce qu’elle est très renommée…Sa performance vous a-t-elle déçu ?
- On va dire ça…répondit Sunîn, avec un sourire en coin.
- Que penses-tu de ce bijou ? intervint Hidemasa, sortant la chevalière de sa manche.
- Une bien belle bague, et qui doit avoir une grande valeur…Si vous me la confiez, je dois pouvoir vous obtenir une estimation de son prix, et peut-être vous trouver un acheteur…
- Tu ne l’as jamais vue auparavant ?
- Non, seigneur.
- Cette bague, nous l’avons trouvée à côté du corps de la geisha que tu nous as indiquée. Elle a été assassinée. On a aussi trouvé de l’or, et d’autres choses bizarres qui nous font dire que c’était plus qu’une simple geisha.
- Il me semble avoir entendu dire qu’elle était originaire de la famille Shosuro, seigneur…Son meurtre pourrait être lié à de nombreuses causes…
- Qui t’a payé pour nous orienter vers elle ?
Leur attitude s’était faite menaçante. Geki avala sa salive. De là à ce qu’ils l’amènent au bourreau…
- Messeigneurs, je ne suis qu’un simple rônin, je ne connais rien à toutes ces choses. J’ai suivi les ordres qu’on m’a donné, mais je me sens dépassé par les évènements et je crains que quelque chose de bien plus grave se trame, alors je vais vous répondre… se hâta-t-il de dire.
C’est Ikoma Denzaemon-sama, le karo du gouverneur, qui m’a payé pour vous accompagner, vous aider et vous aiguiller vers Dame Oharu et la maison du Lotus…Je n’avais aucune idée de ce qui allait se passer…

Les trois jeunes gens s’entre-regardèrent. Ses paroles avaient l’accent de la vérité.
Ils l’interrogèrent davantage, et apprirent que ce n’était pas la première mission que lui confiait le karo. Ils insistèrent encore un peu, pour la forme, mais le rônin ne savait rien de plus. Ils finirent par le laisser partir, en lui ordonnant de ne pas souffler mot de leur conversation.

- Crois-tu qu’il va tenir sa langue ? demanda Kentohime.
Sunîn haussa les épaules.
- C’est son intérêt.
- Et il y a une autre personne à laquelle nous avons des questions à poser…conclut Hidemasa.
Ils rentrèrent au Palais, pensifs. Quel était au juste le rôle du karo dans cette affaire ? Tout ceci ressemblait fort à un coup monté…

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matsu aiko
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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 23 août 2011, 21:06

Trois jours s’étaient passés, trois jours de festivités et de mondanités. Il était plus que temps de passer aux choses sérieuses.

Ce matin Aiko avait demandé à Kentohime de l’accompagner, et dispensé le jeune médecin de venir.
- Nous ne saurions trop louer votre hospitalité, Chuzen-sama. Mais même les meilleures choses ont une fin. Et j’ai reçu une mission de l’Empereur.
La fermeté du ton ne laissait guère de place à l’atermoiement.

Le gouverneur ne s’y trompa pas. Il sourit aimablement, et fit signe à son karo.
Denzaemon arriva, les bras chargés de parchemins, et commença à dérouler avec soin une carte sur la table basse.
- Vous voulez parler de ceci, je suppose ? demanda Chuzen.

Son attention immédiatement captivée, Aiko s’approcha et examina la carte d’un œil critique. Kentohime l’imita.
Le gouverneur se pencha, pointa du doigt une ligne bleue qui serpentait au travers de la carte.
- La rivière des Lucioles, qui prend naissance au Nord dans les terres Shinjo. Affluent de la rivière de l’Or, qui se déverse au Sud dans les anciennes Terres du Scorpion. La frontière naturelle avec le clan de la Licorne.
Là, la rivière est encaissée, il y a toute une série de rapides qui la rendent infranchissable. Mais ici – son index pointa une étroite bande de terre, courant de la berge opposée à la Cité de La Grenouille Riche au début des montagnes – elle peut être traversée, en bateau ou à gué. C’est le point de passage obligé pour toute armée située à l’Ouest de ces terres. C’est – aussi – le point de plus grande vulnérabilité de toutes les Terres du Lion vis à vis du clan Licorne.
Si les troupes Licornes doivent attaquer, c’est là qu’elles le feront, comme elles l’ont toujours fait. Et c’est cette forteresse – il pointa un carré sur la carte – que vous allez prendre en charge. La tâche n’est pas facile, et très exposée ; mais j’imagine que pour quelqu’un de votre expérience, ce n’est pas pour vous faire peur. Il y a des troupes sur place, qu’il faudra certainement réorganiser, et des défenses à vérifier dans la perspective d’une attaque.

Kentohime se pencha sur la carte. Il y avait un nom, inscrit minutieusement en fins caractères : Shiro Nishi. La forteresse de l’Ouest.
- D’autres troupes seront envoyées vers le front au fur et à mesure des possibilités, reprit le gouverneur. Coordonner la défense du front avec la totalité des troupes sur place sera également de votre responsabilité.
- Qui est actuellement en charge de ce château ? s’enquit Aiko après un silence.
- Ikoma Nagoya. Un homme vaillant, mais dont l’âge avancé l’empêche malheureusement d’être à même d’assurer correctement cette responsabilité stratégique. J’ai fait préparer des documents vous donnant toute autorité sur la forteresse et ses habitants. Denzaemon, je vous prie.
Le karo posa silencieusement sur la table un rouleau marqué du sceau du gouverneur, et le poussa en direction d’Aiko. Celle-ci n’y toucha pas, continuant, impassible, à fixer son interlocuteur.
- Je me suis aussi fait la réflexion qu’un guide connaissant bien la région pourrait vous être utile…Denzaemon, employez-vous toujours ce rônin…comment s’appelle-t-il…ah oui ! Geki !
Le karo se figea un instant.
- Hai, Chuzen-sama.
Kentohime intervint à brûle-pourpoint.
- Denzaemon-sama, expliquez-moi pourquoi vous avez demandé à ce rônin de nous orienter vers la geisha Oharu, de la maison du Lotus ? Geisha que nous avons trouvée assassinée, avec dans ses affaires ceci et de l’argent Licorne ? dit-elle en exhibant la chevalière.
- Mais…c’est ma bague ! s’exclama le gouverneur. Je la croyais perdue !
- Depuis combien de temps a-t-elle disparu ?
- Je ne sais pas…Une semaine, peut-être ?
Puis le front du gouverneur se plissa.
- Denzaemon, vous avez des explications à me fournir, dit-il lentement.
Le karo se prosterna, posant le front à terre.
- Chuzen-sama, je reconnais avoir orienté ces jeunes gens vers cette maison de thé et cette geisha, dit-il d’une voix ferme.
- Pourquoi l’avez-vous fait ?
- Je vous soupçonnais de pactiser avec l’ennemi, et que cette geisha porte des messages de votre part en territoire Licorne.
Kentohime retint son souffle. On ne voyait rien de l’expression du karo, toujours prosterné, et sa voix était restée égale malgré l’énormité de l’accusation. Le gouverneur transperçait du regard l’homme à terre. Aiko n’avait pas bronché.
- Comment osez-vous insinuer que je puisse trahir le clan ! s’indigna Chuzen avec véhémence.
- Vous avez raison. Une telle attitude envers son seigneur est impardonnable. Permettez-moi de faire seppuku afin de laver cette honte.
La voix de Denzaemon était toujours égale.
- Soit. Je vous l’accorde, répondit le gouverneur après un silence. Faites vos préparatifs pour demain matin.

Le karo sortit à reculons, toujours la tête baissée. Kentohime se mordit les lèvres. Elle avait le sentiment d’avoir commis une terrible erreur.
Après qu’il soit sorti, le gouverneur abrégea la conversation. Il remit carte et documents à Aiko, d’une manière un peu brusque qui ne lui ressemblait guère, et en guise de congé lui signifia qu’une escorte était à sa disposition dès qu’elle était prête à partir.

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matsu aiko
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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 09 sept. 2011, 22:12

Bien des pensées tournaient dans la tête de Kentohime après la fin de l’entrevue. Après maintes hésitations, elle s’en vint toquer à la porte de Denzaemon, s’attendant à trouver porte close. Il lui ouvrit, sans paraître surpris.
- Ne soyez pas triste, dit-il en guise de préambule. Si cela n’avait pas été vous, cela aurait été quelqu’un d’autre. A partir du moment où la geisha a été tuée, je savais que mes heures étaient comptées.
Il hocha la tête, fataliste.
- Mais pourquoi n’avez-vous rien dit ? explosa la jeune fille.
Il se tut un moment. Son visage était toujours celui d’un petit fonctionnaire insignifiant, mais ses yeux bruns étaient calmes, son port digne. A cet instant Kentohime lui trouva plus de noblesse qu’il n’en avait jamais eu.
- La voie du Lion ne dit-elle pas qu’il y a plus d’honneur à servir un mauvais maître qu’un bon ?
Il eut un sourire désabusé.
- J’étais dans une impasse… J’étais pris entre mon devoir à mon seigneur et mon devoir au clan. Il m’était impossible d’agir directement. Un seppuku de protestation ne l’aurait pas ébranlé…j’y ai bien pensé. J’aurais simplement échoué dans ma mission.
Puis j’ai appris votre venue, et j’ai cru avoir trouvé la solution à mon dilemme. En tant qu’émissaires de l’Empereur, vous étiez les seuls à pouvoir intervenir, les seuls qu’il ne pouvait faire disparaître, pas impunément, pas ouvertement.
Vous êtes toujours les seuls. Ne croyez pas un mot de ce qu’il a pu vous dire.
Un silence
- Par contre j’aurais une faveur à vous demander…Vous serait-il possible de faire ramener mes sabres dans le Hall des Ancêtres ? Je souhaiterais qu’ils soient transmis à ma famille.
- Hai, je le ferai, promit-elle.


Dans la nuit, près du sanctuaire de l’Honneur.


- Est-ce que vous voyez quelque chose ? chuchota Kentohime
- Non..répondit Sunîn sur le même ton.
Kentohime se mordit la lèvre. Elle les avait entraînés ici sur une intuition, qui semblait à présent bien peu réaliste, faisant l’amalgame entre les mystérieux rendez-vous mensuels de la geisha assassinée et les apparitions à proximité du sanctuaire. Et, comme de juste, la butte était déserte.
Bon. Autant aller jusqu’au bout. D’un geste résolu, elle retourna l’épais kimono, exposant le côté blanc à l’extérieur, et l’enfila, complétant son costume d’un voile blanc sur la figure.
Elle fit un signe de tête à Sunîn, et se leva. Il fallait qu’elle en ait le cœur net, qu’elle suive l’intuition qui les avait menés jusqu’ici, jusqu’à cette petite butte que l’on disait hantée.
Elle s’avança, le cœur battant. Allait-elle au devant d’un fantôme, ou d’une embuscade ?
Elle se sentait terriblement exposée, désarmée, tout en blanc dans la nuit.

Un pas encore. Devant, un bruissement. Cinq silhouettes sombres se dressèrent, émergeant des buissons.
- Tu es en retard, commenta une voix masculine.
- Pas pu faire autrement, répondit-elle à voix basse
En dire le moins possible, retarder au maximum le moment où…
- J’ai entendu dire qu’il y avait eu du grabuge, à la maison du Lotus.
- Oui. Une descente de la milice. C’est pour cela que je n’ai pas pu venir plus tôt.
- Enfin, tu es là, c’est ce qui compte. Le vent s’est levé, et sous peu il devrait ébranler les murs de cette cité…Nous avons peu de temps pour finir nos préparatifs. Le cuisinier, où en es-tu ?
- J’ai réussi à me faire embaucher aux cuisines de la milice. Ils sont ravis de mes services. J’ai fait du stock, je suis paré.
- Parfait. Et toi, Oharu ?
Kentohime réfléchit furieusement. Elle avait espéré gagner un peu plus de temps, mais cela semblait mal parti.
- Eh bien…
Etait-ce son hésitation, ou autre chose qui l’avait trahi ? Il y eut un feulement métallique.
- Ce n’est pas Oharu !
L’une des silhouettes avait dégainé. Deux de ses acolytes l’imitèrent, se mettant en garde basse. Le quatrième fit quelque chose avec ses manches, tandis que le cuisinier se reculait prudemment.
Instinctivement, Kentohime se baissa. Bien lui en prit.
Avec un sifflement suivi d’un choc mat, deux étoiles d’acier se plantèrent dans le tronc juste derrière elle.
Elle maudit sa décision de ne pas prendre son sabre. Bien sûr, c’était mieux pour le déguisement, mais ce n’était son tanto qui allait lui servir à quelque chose …

- Amenez-la moi ! Il faut qu’on sache qui l’a rencardée !
Les deux hommes s’approchèrent de part et d’autre, lui coupant la retraite.
La jeune fille sortit son tanto, l’un des deux hommes ricana, et d’un preste mouvement de son sabre la désarma, envoyant voler le poignard dans les broussailles, avant de pointer sa lame sur sa gorge.
- Et maintenant, on ne bouge plus du tout, du tout, murmura-t-il.
L’autre s’avança.

D’un geste vif, Kentohime se dégagea et plaqua ses paumes de chaque côté de la lame, s’attendant à moitié à ce que le premier frappe d’estoc et lui ouvre la gorge.
Mais son adversaire poussa un drôle de petit soupir, et trébucha. L’homme au sabre recourbé jura.
- Juste à temps, cousine, commenta la figure souriante de Sunîn, avant d’engager son adversaire.
Kentohime ne perdit pas de temps, et lança sa jambe en arrière de toutes ses forces. Il y eut un ‘ouf’ étouffé qui lui donna quelques précieuses secondes – assez pour lancer son encombrant manteau sur l’homme aux shuriken, qui s’apprêtait à aligner Sunîn.
« Le cuisinier » s’était prudemment éclipsé, mais ils étaient deux contre quatre, dont trois adversaires frais.
- Je me charge de celui-ci, lança entre ses dents l’homme au sabre recourbé. Vous deux, occupez-vous de la fille.
Kentohime se retourna. Celui auquel elle avait asséné un coup de pied dans le ventre se rapprocha, avec une expression de mauvais augure. Elle avait eu de la chance, mais là elle ne s’en tirerait pas aussi facilement.

De son côté, Sunîn se débarassa d’une bourrade de son adversaire blessé, qui partit rouler à terre, et se tourna vers celui qui venait de parler – le chef.
Le sabre courbe se redressa, puis partit à gauche, puis à droite, en haut, en bas, dessinant un lacis d’argent dans la nuit, presqu’invisible tant il était rapide.
Hu ho. Pas le même calibre que les autres. Les choses se corsaient.

A nouveau, Kentohime se retrouvait prise entre deux feux. Et elle n’avait même plus son tanto. Avec un grognement, l’homme lui attrapa le poignet et lui tordit violemment le bras. Mais la jeune fille n’était pas une frêle courtisane sans défense, c’était une guerrière entraînée, et le plus surpris fut l’homme quand elle roula à terre et le projeta au-dessus d’elle.

De son côté Sunîn avait affaire à forte partie. L’écheveau d’acier qui lui faisait face semblait impénétrable. Il avait déjà tenté trois fois d’attaquer, sans succès. Et l’autre s’était relevé, et s’approchait en clopinant. Sunîn sentait bien que dès qu’il serait occupé ailleurs, le premier en profiterait et lui règlerait proprement son affaire. Il fallait qu’il le touche – là, maintenant.

Il ouvrit délibérément sa garde, lui laissant une ouverture que tout sabreur digne de ce nom ne pouvait négliger. Le filet d’acier se concentra brusquement en un point unique qui s’abattait sur lui. Sans réfléchir plus avant, il hurla « Matsu ! » et frappa de toutes ses forces. Une douleur brûlante lui traversa la poitrine. Il eut néanmoins la satisfaction de sentir craquer les os du crâne de son adversaire. Victoire !

L’homme aux shuriken s’était débarassé du manteau, et guettait une occasion d’intervenir là où Kentohime et son adversaire luttaient au corps à corps.
L’issue était indécise. L’homme était plus grand, plus lourd, et plus rompu au combat, mais il était encore à moitié assommé par sa chute, et la jeune fille se défendait avec une rare vigueur.
Puis Kentohime vit le sabre court à la ceinture de son adversaire. Ils me veulent vivante, pensa-t-elle, saisie d’une brusque illumination. L’inverse n’était pas vrai.
Elle empoigna d’une main l’encolure du kimono de l’homme, de l’autre dégaina le sabre court, et dans le même mouvement enfonça celui-ci dans la gorge de son adversaire, perforant d’un coup le palais et la cervelle. L’homme s’effondra comme une masse sur elle, l’inondant de son sang.

Sunîn se tourna vers son second adversaire. Sa lame luisait d’une façon sinistre. Ils étaient tous les deux blessés, à présent.
Il fut pris d’un vertige. Sa blessure saignait en abondance. Je ne vais pas tenir longtemps…
A sa droite, il y eut du mouvement et un grognement étouffé. Par les Fortunes, il est encore vivant !
- Rendez-vous, vous êtes cernés ! tenta-t-il.
Le chef se releva et eut un rire bas.
- Cerné par toi, tu veux dire ?
Il leva son sabre.
Sunîn eut l’étrange impression qu’alors qu’il s’affaiblissait à chaque seconde, l’autre devenait de plus en plus fort, comme si le sang qu’il perdait renforçait son adversaire. Un homme normal aurait dû avoir le crâne fendu, avec le coup qu’il lui avait asséné…
S’il me touche à nouveau, je suis mort, pensa Sunîn, lucide.
Il se mit en garde malgré tout. Ils étaient tous blessés, il y avait encore une chance…
Il fallait qu’il tienne bon.

Il y eut un bruit de galopade, accompagné de nombreux cliquetis.
- Rendez-vous, vous êtes cernés !
C’était la voix de Hidemasa. A ses côtés se tenait une bonne dizaine de miliciens, et Akodo Tsune.
- Je vous l’avais bien dit, sourit Sunîn au travers du voile rouge de sa fatigue.
Son adversaire jura entre ses dents, et sans lui prêter plus d’attention s’élança dans les fourrés avec une incroyable promptitude.
Pris d’une inspiration soudaine, Sunîn dégaina son wakizashi, et le lança droit dans la direction où l’autre venait de disparaître. Dans les histoires, le sabre pourfendait la cible tel le doigt vengeur des Fortunes. Là, le sabre virevolta en l’air, et partit garde en avant. Il y eut un un choc mat. Le fuyard s’effondra, proprement assommé.

Le combat s’acheva promptement. Le cuisinier s’était enfui, l’homme aux shuriken avait été blessé par Kentohime et fait prisonnier, ainsi que le premier adversaire de Sunîn, gravement blessé ; le chef des bandits était inconscient. Sunîn était mal en point, Kentohime, bien que couverte de sang, n’avait que quelques contusions.

Pendant qu’on leur prodiguait les premiers soins, Hidemasa entreprit d’interroger les prisonniers. Le rônin blessé se réfugia dans le mutisme, mais l’homme aux shuriken, un dénomé Tetsu, ne se fit pas prier pour révéler tout ce qu’il savait, malgré les regards assassins de son collègue.
Il avait été recruté comme les autres mercenaires par le guerrier du clan de la Licorne, qu’il connaissait sous le nom de Kemaru, pour diverses opérations, toutes en vue d’une attaque de la ville – éliminer certaines personnes, rendre malades les miliciens, préparer des dispositifs incendiaires…il n’était pas au courant de tout, c’était Kemaru qui avait tout organisé.

Hidemasa caressa sa moustache.
- Très bien, décida-t-il. Comme tu as décidé de coopérer avec la justice, je t’accorde la vie sauve. Tu pourras même avoir des papiers pour quitter la ville, si tu me rends quelques services.
- Merci seigneur ! Vous êtes très généreux !
L’homme s’inclina profondément, et s’éclipsa aussitôt, sous l’œil dubitatif de Tsune.
- C’est un petit malfrat, Ikoma-sama. Impossible de vous y fier.
- Il peut m’être utile. Mais j’espère que celui-ci – il désigna le prisonnier inconscient – nous en dira plus quand il sera réveillé…
Sunîn et Kentohime échangèrent un regard.

Tsune fit signe aux miliciens d’embarquer les prisonniers, et insista pour les escorter jusqu’au Palais.
- Vous êtes blessés. Je ne serai tranquille qu’en vous sachant en sécurité.
Et puis, je vous dois bien ça. Grâce à vous, ce crime a été élucidé, et une grave menace écartée. A présent que nous sommes au courant de leurs plans, il sera facile de les contrecarrer.
Etait-ce vraiment le cas ? se demanda Kentohime. Ils avaient coupé un bras, mais qu’en était-il de la tête ?

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 25 sept. 2011, 17:08

Au petit matin, Palais du gouverneur.

- Sensei, on ne peut pas laisser faire ça ! s’insurgea Sunîn. Nous avons des preuves, et nous en aurons encore plus quand le chef des bandits aura avoué ! On ne peut laisser un homme honorable faire seppuku, et laisser le traître survivre ! Où serait la justice dans tout cela ?
La femme en brun ne leva pas les yeux de son plateau de go.
- De plus, le gouverneur a largement dépassé l’inkyo…c’est à vous de prendre la tête de la Cité de l’Honorable Sacrifice ! renchérit Kentohime.
Aiko posa un pion, et examina le go-ban. Sur ce quadrant, la situation des noirs était critique.
- Si l’Empereur souhaitait que je remplace Ikoma Chuzen à la tête de cette ville, il l’aurait spécifié. Et l’inkyo n’est pas un argument. Pensez-vous annoncer à Sume-dono qu’il est trop vieux pour diriger la famille Ikoma ?
- Mais on ne peut pas continuer à le laisser faire ! Il a certainement vendu des secrets militaires à l’ennemi ! explosa Kentohime.
Son interlocutrice leva les yeux.
- Quelqu’un a déjà accusé Ikoma Chuzen, et payé le prix de cette accusation.
Une pause.
- Nous partons dans trois jours à Shiro Nishi. Et à présent, il est temps de nous rendre à la convocation. On nous attend.
Elle se leva.
Sunîn retint de justesse une réflexion mordante, et se leva à son tour, grinçant des dents. Kentohime suivit après un instant d’hésitation.

Dans la cour intérieure du Palais, une estrade tendue de blanc avait été préparée. Denzaemon s’y tenait, habillé de blanc, agenouillé les mains sur les cuisses. Un grand calme semblait l’habiter.
Derrière lui, le second désigné pour l’occasion se tenait debout, le sabre dégainé.
Tout autour étaient assis les samurai de la garde du gouverneur, et plusieurs notables de la ville, silencieux et immobiles. Bien que le rituel se déroule à l’intérieur, préservant la dignité de celui qui allait mourir, le gouverneur n’en avait pas exclu les personnalités de la ville. Kentohime remarqua Tsune, un peu sur le côté. Au niveau de l’estrade centrale, un espace vide avait été laissé à leur intention. Ils s’y installèrent. Quelques instants plus tard arrivait le gouverneur, qui s’assit à son tour. Le silence se fit encore plus pesant. Puis ce dernier prit la parole.
- Denzaemon-san. Vous avez proféré des paroles impardonnables à l’encontre de votre seigneur. Néanmoins, par égard pour vos années à mon service, je vous permets aujourd’hui de laver votre faute. Etes-vous prêt ?
- Hai, Chuzen-sama.
- Procédez.
Inclinant la tête, l’homme debout tendit son sabre, un aide fit couler de l’eau dessus.
Denzaemon prit le pinceau, et avec soin inscrivit quelques caractères sur la feuille de papier. Sa main ne tremblait pas.
Le vent qui se lève
Fait tournoyer les feuilles
Impermanence

Ses mots, presque murmurés, restèrent suspendus dans le silence.
Puis il dénuda sa poitrine, empoigna le sabre court posé devant lui, enveloppant soigneusement la partie haute de la lame dans du papier.
Il inspira, et plongea le sabre court dans son ventre.

L’homme derrière lui attendit quelques instants, et au signe de tête du gouverneur, abattit son sabre. Le corps décapité s’affaissa lentement sur le côté. L’homme ramassa la tête, la plaça sur un plateau, et vint la présenter au gouverneur.
- Denzaemon avait failli, mais son honneur, et celui de sa famille, sont à présent lavés de toute tâche, déclara-t-il. Je souhaiterai également souligner le courage et l’action décisive de ces jeunes gens, sans lesquels sa forfaiture n’aurait pu être démasquée.
Il inclina la tête dans leur direction.

Kentohime était restée pétrifiée par le rituel sanglant qui venait de se dérouler. Elle ne pouvait qu’admirer le courage et la dignité dont avait fait preuve Denzaemon, et se jura de respecter le serment qu’elle lui avait fait. Pas un instant, il n’avait hésité, et seul un gémissement avait franchi ses lèvres. Que le gouverneur les rende publiquement complices de cette exécution déguisée lui donnait la nausée.

Ce n’était pas le cas de Sunîn. Il n’avait pas regardé le condamné, il était resté les yeux rivés sur sa tante. Même si elle avait refusé d’intervenir, un espoir tenace continuait de l’habiter. Ce n’était pas possible, elle n’allait pas laisser mourir un innocent, dont le seul crime était d’avoir voulu agir pour le bien du clan, elle allait intervenir, elle allait dénoncer le véritable coupable, elle allait faire quelque chose…Mais le visage d’Aiko était resté parfaitement impassible, sans montrer la moindre trace d’émotion, même au moment où l’homme s’était tranché le ventre, même au moment où le sabre s’était abattu. Et là, à ce summum d’hypocrisie, elle ne réagissait toujours pas. Une violente bouffée de haine l’envahit. Non, elle n’allait rien faire. L’expression figée, il se força à incliner la tête, comme il savait que l’exigeait l’étiquette, brûlant tout du long de colère contenue.

Un peu plus tard, bureau du gouverneur.

- C’est tout ce qu’ils ont dit, Chuzen-dono. Et il y a aussi ceci, murmura l’homme agenouillé, en poussant devant lui le courrier ouvert avec soin.
Le gouverneur parcourut la lettre. Elle était écrite avec une calligraphie appliquée, un peu scolaire, et était signée Ikoma Hidemasa.

« Seigneur,

Nous partirons le 18e jour du mois du Sanglier, pour la forteresse de l'Ouest, à l'extrémité de la province.
Les derniers jours ont été des plus étranges, tant dans la façon dont nous avons été accueillis par le gouverneur de la cité du sacrifice que dans les agissement d'Aiko-sama.
Le départ d'Aiko-sama sera expliqué de diverses façons.
La version officielle est une nomination pour prendre en main la forteresse de l’Ouest et assurer la défense de la frontière.
Officieusement, Aiko-sama s'est faite manipuler par le gouverneur Chuzen.
Malgré son évident talent en matière de stratégie, elle n'a pas réagi lorsque le gouverneur lui a suggéré que la forteresse de l'Ouest serait un meilleur endroit pour elle que son propre palais.
Elle n'avait pas non plus réagi lorsque sa soeur s'était imposée pour la succession du domaine familial alors qu'elle en était l'héritière légitime.
L'inaction peut devenir un problème si Aiko-sama est amenée à négocier avec l'ennemi à l'avenir.

Une information supplémentaire est à porter à votre attention. J'ai de sérieux doutes quant-à la loyauté du gouverneur.
Des informations récoltées par Sunin et Kentohime et moi-même permettent de supposer que celui-ci aurait donné des informations sur la région et les alentours au clan de la Licorne. Ces informations ont pu être recueillies grâce à Ikoma Denzaemon, le karo du gouverneur, un homme honorable qui a payé cette initiative de sa vie.
Les précédents évènements nous font penser que les Licornes chercheraient à affaiblir notre flanc en vue d'une éventuelle invasion. Des espions capturés par mes camarades et moi-même ont tenté d'empoisonner la milice de la ville pour la rendre inefficace. Le gouverneur a mis cette traîtrise sur le dos de ce même Denzaemon.

Et ce n'est qu'une partie du problème.
Le magistrat local est décédé, et le gouverneur met du temps à le remplacer. A noter que mon serviteur personnel, un ronîn du nom de Geki, m'a informé que le magistrat en poste à la forteresse avait succombé récemment. Son coeur s'est arrêté de battre.
D'autre part, les récents évènements m'ont permis de mettre à jour la vérité sur l'origine du nom de la Cité de l'Honorable sacrifice. »

La lettre se poursuivait avec l’histoire d’Ayame et de Toriuji, citant également les parchemins qui avaient permis d’arriver à ces conclusions.

« La version traditionnelle, bien qu'erronée, continue d'être racontée aux pèlerins pour l'instant, mais j'ai demandé à l'un des moines de conter également la véritable histoire à ceux qui souhaitaient l'entendre.
Je souhaiterai que la véritable histoire soit rétablie de manière officielle par la famille Ikoma, d'une part pour respecter l'âme de la jeune femme, d'autre part parce que l'Honneur est la vertu cardinale du clan du Lion. La cité de l'Honneur sacrifié n'est pas un surnom décent pour une cité placée sous notre tutelle.
Sauf nouvel évènement, je vous ferai parvenir mon prochain rapport d'ici deux semaines.
Bien à vous,
Votre serviteur,
Ikoma Hidemasa »

Le gouverneur se redressa. Apparemment, ses craintes à l’égard des réactions de la fille de Matsu Jinsei n’étaient pas justifiées. Elle avait bien compris qui tenait le manche. Mais deux précautions valaient mieux qu’une.
- Bon travail, Uso. Faites surveiller tous leurs faits et gestes, et continuez à intercepter les courriers. Si l’un d’entre eux fait mine d’envoyer un messager, amenez-moi le message, puis faites disparaître le messager. Si elle, ou quelqu’un de son escorte, reçoit du courrier, amenez-moi les lettres au préalable.
- Amenez-moi mon secrétaire. J’ai une lettre à lui dicter.
Le rapport parviendrait au supérieur du jeune homme, bien sûr. Loin de lui l’idée d’empêcher les archives Ikoma de s’enrichir d’une nouvelle version de la légende de la cité. Mais dans un courrier quelque peu expurgé.

Une fois qu’ils seraient à Shiro Nishi, le problème serait résolu, de toutes façons.

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Message par matsu aiko » 08 oct. 2011, 17:50

IV – Le visage de l’ennemi

Prologue

Il est un bout de terre au bord d’une rivière, toujours noyé dans les brumes ; sur la rive se trouve une forteresse, trop modeste pour mériter le nom de château, à peine celui de fortin ; les toits et les murs sont en mauvais état, des tuiles et des moellons manquent ; une brèche dans le mur ouest a été sommairement colmatée de planches.
Le temps y est froid et humide, les terres sont souvent inondées, les récoltes chiches ; les eaux tumultueuses de la rivière sont poissonneuses, c’est la principale provende.
Aux pieds de la forteresse se trouve un village assoupi, aux trois quarts vides ; jadis il hébergeait deux mille âmes, maintenant peut-être une soixantaine de familles, à peine le quart.
De l’autre côté de la rivière se trouvent les terres d’un autre clan. C’est l’unique raison d’être de cette forteresse et de ce village. Beaucoup ont combattu ici, beaucoup sont tombés, lors d’innombrables incidents de frontière, oubliés pour la plupart des historiens. Ici, depuis des générations, sous une forme ou une autre, il y a toujours eu la guerre.
Pourtant, de ceux qui restent ici, il en est qui ne voient pas le délabrement des murs, les champs en friche ou les maisons abandonnées. Leurs yeux qui ne cillent pas ne fixent qu’une seule direction ; certains n’ont plus de mains, d’autres plus de pieds, certains sont à peine des esquisses d’hommes ; mais jamais leur vigilance ne se relâche.
Car ils ont une mission : empêcher l’ennemi de franchir la rivière. C’est pour cela qu’ils sont là, c’est pour cela que la forteresse, et le village, le sont ; pour cette seule raison.
Le vent souffle le long de leurs armes antiques, emporte les échos de signaux et de consignes dont la signification a été oubliée depuis longtemps ; le brouillard les noie dans son néant blanc, la neige les étreint de ses baisers glacés ; mais toujours ils montent le guet.
Ils sont là. Ils attendent.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 08 oct. 2011, 17:54

Cité de l’Honorable sacrifice, le matin du départ.

Trois jours, avait-elle dit. C’était juste assez, pour préparer ce dont ils avaient besoin, ou pensaient avoir besoin, pour leur installation à Shiro Nishi. Personne n’avait su les renseigner vraiment sur l’état de la forteresse. Ils avaient donc tenté de penser à tout : construction, ravitaillement, armement, moyens de transport, médicaments, communication. Ils avaient acheté des outils, du bois, de la pois, des clous, des cordes, des sacs ; du riz, des haricots, de l’huile, du poisson séché, de la sauce soja ; des flèches, des carquois, des lances ; réservé une caravane, et le transport d’un train de bois depuis les montagnes ; acquis à prix d’or des pigeons voyageurs.

Le plus difficile avait été le recrutement. Trouver des manœuvres n’était pas compliqué. Mais il y avait fort à parier que la Forteresse de l’Ouest ne disposait pas des corps de métier adéquats pour remettre en état les défenses. Ils avaient tenté de recruter charpentiers, maçons, armuriers, mais les rumeurs de la guerre imminente rendaient l’entreprise malaisée. Peu semblaient tentés de se rapprocher du front, quelle que soit la somme proposée. Un charpentier finit par se laisser convaincre, et une poignée d’ouvriers.

Néanmoins, tous ces efforts avaient porté leurs fruits. Ils étaient là, en ce petit matin froid, tout leur équipement réuni, prêts à partir. Les respirations des hommes et des chevaux fumaient dans l’air glacial. Au total, ils étaient environ une cinquantaine, entre leur petite troupe, les serviteurs, les ouvriers nouvellement embauchés, l’escorte d’honneur, et la troupe de miliciens envoyée par Akodo Tsune.

Sunîn tapa du pied pour se réchauffer, avec une impatience mêlée d’un peu de nervosité. Il n’y avait toujours aucun signe de la caravane, qui allait transporter tout leur équipement. Or c’était lui qui avait négocié avec les caravaniers – c’était sa quote-part des taches à accomplir.
Sa tante s’avançait d’un pas lent et régulier, passant en revue hommes, bêtes et matériel, inspectant chaque arme, chaque vêtement, chaque monture, chaque colis. Ca allait encore être sa fête…

Mais l’avance inexorable cessa. Aiko s’arrêta net.
- Qui es-tu ?
- Je m’appelle Geki, j’ai été embauché par Hidemasa-sama.
Celui-ci intervint pour confirmer le fait, et qu'il avait jugé être à même de le faire de son propre chef. Aiko lui jeta un coup d'oeil incisif, puis retourna le feu de son attention sur le rônin.
- Qui t'a payé pour nous accompagner ?
- Heu, c'est Hidemasa-sama.
- Ce n'est pas la question que je t'ai posée, rônin. Qui t'a payé ou qui t'a ordonné de nous accompagner ?
Bredouillements et dénégations du rônin, et pause, longue et significative, d’Aiko.
- Rônin, je te connais. Tu as déjà trahi ton maître précédent, le karo. Comment penses-tu me convaincre que tu n'es pas un espion à la solde des Licornes, alors que je devrais te livrer au bourreau par simple précaution ?
Le rônin s'étrangla. Aiko lança, d’un ton dangereusement calme :
- Réfléchis bien à ta réponse, rônin. Tu as intérêt à être convaincant.

L'autre commença à composer une réponse hésitante. Aiko eut un geste d'impatience.
Elle s'apprête à m’envoyer au bourreau ! pensa-t-il.
- Non, je vous le jure, Aiko-sama, je ne suis pas un espion des Licornes, sur mon honneur de samurai !
- Tu te réclames de ton honneur de samurai ? Tu es prêt à faire ton devoir, à vivre et à mourir comme un samurai, pour le service du clan du Lion ?
- Je ne suis pas digne d'être comparé à un samurai du clan du Lion, Aiko-sama, mais je ferai de mon mieux.
Aiko se tourna vers Hidemasa.
- Donne-lui ton wakizashi, ordonna-t-elle.
Le jeune homme s'exécuta avec la plus grande répugnance.
- Bien. Fais seppuku. Maintenant.
Le rônin suffoqua, puis se mit torse nu. Il demanda à Aiko la faveur d'utiliser plutôt le sabre de ses ancêtres, qui se trouvait dans ses affaires. Elle le lui accorda.
- Prépare-toi à l’assister, ordonna-t-elle à l’omoidasu.
Hidemasa eut l'air au moins aussi choqué que le rônin, et s’en fut chercher son katana et un kimono blanc dans ses affaires.

Koui avala sa salive, et prit la parole d’une voix douce.
- Tous les hommes meurent un jour…Mais ainsi, vous aurez une meilleure incarnation dans votre prochaine existence...
C’était tout ce qu’il pouvait faire pour tenter d’adoucir le sort du malheureux.

Le rônin ne répondit pas. Il empoigna résolument son wakizashi, le dégaina. Il ferma un instant les yeux et murmura :
Pour l'honneur du Lion
Mes ancêtres m'entendront
Ma vie pour le clan

Il inspira, et sans hésiter plongea la lame dans son ventre.

Quelques instants passèrent, insoutenables, où seuls résonnaient les grognements sourds du rônin. Hidemasa avait dégainé son katana, mais l’arme tremblait de façon visible. Il était blanc comme un linge.
- Arrête ! ordonna Aiko au rônin.
Le sabre de ce dernier lui échappa des mains, alors qu’il prenait une inspiration soudaine, comme un noyé qui remonte à la surface. Le sang dégoulinait de l’entaille latérale, en grandes traînées écarlates.
Aiko se tourna vers Hidemasa :
- Tu es à présent responsable de lui. S'il survit, il pourra rester avec nous.
Sur ces entrefaites, elle tourna les talons. Le rônin s’évanouit. Koui se précipita pour panser sa blessure, sans néanmoins faire appel aux kamis, pour respecter les consignes.

Une fois cette tâche terminée, le jeune médecin se releva, se dirigea vers Aiko, puis s’interrompit en voyant son expression. Il valait mieux qu’il attende un peu. Là, elle n’était pas approchable.
Il donna des instructions pour installer le rônin inconscient dans un brancard. L’entaille, heureusement, n’était pas aussi profonde qu’elle en avait l’air. Mais à cet endroit, une blessure était généralement fatale, ne serait-ce que par les risques d’infection si l’hémorragie n’achevait pas le blessé.

Il lui fallut toute sa diplomatie pour parvenir à tirer une réponse d’elle. Elle finit par répliquer, les dents serrées :
- Sachez, mon époux, que je ne fais jamais rien de gratuit.
- Je n’en doute pas, mon épouse. Mais pouvez-vous m’expliquer ?
Elle lâcha d’un bloc :
- Nous partons au front, avec des troupes réduites. Je ne peux prendre aucun risque. Un espion Licorne aurait combattu et tenté de s’enfuir. Un ex-Scorpion aurait tout fait pour éviter de se trancher le ventre. Je sais à présent qu’il n’est ni l’un ni l’autre.
Non, en effet. Il est inconscient, probablement mourant à l’heure qu’il est…pensa Koui.
- Je comprends, mon épouse. Merci de m’avoir répondu.
Elle est dure – dure comme le silex. Aucune compassion, aucune empathie.
Revenant auprès du petit groupe abasourdi et prostré, il commenta à mi-voix, pensif :
- Aiko-sama a une façon bien à elle de créer la cohésion dans son entourage…
- Oui, par la haine, dit Sunîn d’une voix sans timbre.

Un peu plus tard sur la route, Hidemasa, le regard sombre, vint à son tour s'entretenir avec Aiko.
- Ce matin, vous m'avez ordonné de donner mon wakizashi. Je ne confie pas mon honneur à un rônin.
Par ailleurs, je suis ici pour vous servir de conseiller, et si vous ne me faites pas confiance, je préfère démissionner.
- Qu'est-ce qui est le plus important pour vous, votre honneur, ou la sécurité de l'Empire ?
- La sécurité de l'Empire.
- Bien. Vous aviez de fait engagé votre honneur, en supposant que vous étiez à même de décider si ce rônin était digne ou non de nous accompagner.
Sinon, la démission est un mot qui n'existe pas ici.
Ce sera tout.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 22 oct. 2011, 14:31

Journal de Hidemasa, 19e jour du mois du Sanglier

La mort est blanche, ai-je écrit un peu plus tôt.
Après ce qui s’est passé hier, dois-je m’étonner d’avoir mal dormi, et que de n’avoir émergé de mon cauchemar que pour avoir l’impression de me réveiller dans un autre ?
Peut-être le temps qui passe n’est-il que cela, des réveils successifs dans des cauchemars emboîtés, jusqu’à ce que le dernier nous délivre sur les rives brumeuses du lac des morts.
Ces pensées morbides ne me ressemblent pas. Peut-être est-ce l’influence de ce brouillard froid, humide, pénétrant jusqu’à l’os, qui noie le paysage dans un néant blanc que l’on dirait tissé des âmes mêmes des morts.
J’ai été secoué par ce qui s’est passé hier. Et je m’étonne de l’avoir été autant. Après tout, quelques jours auparavant, nous avions été les témoins d’un autre seppuku.
Mais là s’arrête la ressemblance. Il n’y a rien de commun entre la cérémonie formelle, le rituel plein de sérénité, de dignité et de noblesse, qui a conclu la vie d’un homme honorable et courageux, et l’acte brutal, d’une violence inouïe, d’une cruauté sans nom, auquel mon serviteur a été contraint - et moi avec.
Le rônin est inconscient. Koui-sama dit qu’il a une chance de s’en tirer. Si c’est le cas, il reviendra de loin. Pour le moment, je suis responsable d’un cadavre en puissance.
Un samurai doit toujours être prêt à mourir. C’est ce qu’on nous enseigne. Jamais je n’avais réalisé à quel point cette exigence est difficile à tenir.
Je pensais en être capable. Maintenant, j’en suis un peu moins sûr.


L’escorte d’honneur ne les avait pas accompagnés au-delà des portes de la ville. Mais il restait quand même une vingtaine d’hommes d’armes pour les accompagner pendant les deux jours qu’allait durer leur trajet jusqu’à la forteresse de l’Ouest. Plus qu’il n’en fallait dans des circonstances normales ; tout juste suffisant pour traverser des terres à la lisière d’une frontière menacée.
Mais l’épais manteau blanc du brouillard les avait dissimulés aux regards des ennemis, à moins que ceux-ci, l’hiver approchant, n’aient renoncé à harceler les rives. Toujours est-il que le premier jour de voyage, et la nuit, se passèrent sans encombre.
Ils n’allaient pas très vite, ralentis comme ils l’étaient par les chariots et le matériel. Le rônin n’avait toujours pas repris conscience. Koui estimait cependant qu’il avait passé le cap le plus dangereux. Si les Fortunes étaient favorables, il survivrait.
L’air était de plus en plus humide, de plus en plus froid ; le brouillard les glaçait jusqu’à l’os. Les pas des chevaux, les roues des chariots, les voix résonnaient de façon étrange, et on n’y voyait rien, dans ces limbes cotonneuses les cernant de toute part. Heureusement, il n’y avait qu’une route. La route du bout du monde, songea Kentohime.
Puis elle perçut le grondement de l’eau, et distingua la masse sombre d’un château, droit devant. Leur destination. Encore quelques minutes, et ils pourraient se mettre au sec, et manger quelque chose de chaud. A cette pensée, son ventre se mit à gargouiller, à son grand embarrassement.
De la forteresse parvenaient des bribes de voix ; on les avait aperçus.

Soudain l’air siffla, et il y eut un choc mat, tout près. Sa monture fit un écart, Kentohime réussit à la maitriser. Un carreau d’acier de près d’un mètre de long était planté dans le sol, encore vibrant de l’impact.
Sans le moindre doute, il venait du château.
Ils étaient encore loin. Mais ils portaient la bannière du clan du Lion, et celle de la Cité de l’Honorable Sacrifice, bien en évidence. Se pouvait-il que les gardes ne les aient pas vues avec le brouillard ?
Un nouveau sifflement - un deuxième carreau. Celui-ci rata de peu un des soldats de tête.
Ils étaient trop loin pour appeler, trop loin pour les arcs. Par contre, ils étaient tout à fait à portée de leurs machines de siège.
Jurant énergiquement, Sunin arracha la bannière orangée au porte-enseigne et galopa à bride abattue vers le château, s’égosillant tout du long.
Il surgit en trombe devant les portes du château et cria :
- Ouvrez, au nom de l’Empereur et du clan du Lion !
Le crissement sinistre de la corde en train d’être tendue s’interrompit.
- Qui êtes-vous ? répondit une voix féminine et peu amène.
- Je suis Matsu Sunîn, et j’appartiens au clan du Lion !
- Qu’est-ce qui nous prouve que vous n’avez pas volé cette bannière ?
- Quoi ! Vous osez me traiter de voleur ? C’est plutôt à vous de vous excuser ! Vous nous avez tiré dessus ! Nous accompagnons Matsu Aiko-sama, nièce de l’Empereur, ouvrez les portes, je ne le répèterai pas !
Il y eut quelques conciliabules, et avec un grincement, les portes s’ouvrirent.
Devant Sunîn se tenait une petite troupe d’hommes d’armes à l’air méfiant, tenant des lances. Les fers avaient cet aspect usé et meurtrier des lames ayant beaucoup servi et bien entretenues. Il s’avança, très conscient que sur les remparts, les arcs étaient toujours bandés.
Ils sont nerveux, dans le coin…pensa-t-il.

A son tour, le reste du convoi arriva aux portes du château.
- Désolée, grommela de mauvaise grâce la femme qui avait déjà parlé. On vous avait pris pour l’ennemi.
Hum, songea Kentohime. Ils y voyaient suffisamment pour les ajuster, mais pas assez pour identifier les bannières ? C’était louche.
- Je m’appelle Matsu Kentohime. Pourrions-nous parler au seigneur Ikoma Nagoya ?
- Ikoma Fumiko. On l’a prévenu de votre arrivée. Mettez vos chevaux là-bas.
Son interlocutrice pointa la droite de la cour. Sous un mur hâtivement colmaté de planches s’étendait un bâtiment bas et délabré, au toit de chaume partiellement roussi. Les écuries, ou ce qui en tenait lieu.
Sans commenter la sécheresse de l’accueil, Kentohime examina du regard la forteresse, une simple enceinte carrée maçonnée jusqu’à mi-hauteur. Le reste des bâtiments ne valait guère mieux que les écuries. Seule la tour principale était en bon état.
Une ruine. Une ruine rafistolée de bric et de broc. Encore pire que ce à quoi ils s’attendaient…

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 02 nov. 2011, 22:42

La salle n’était pas très grande, et leur petit groupe la remplissait à moitié. L’autre moitié était constituée de gardes à l’air hostile, et d’une estrade en bois.
Sur celle-ci était assis un homme aux cheveux blancs impeccablement liés en arrière. Son armure d’un style ancien avait connu des jours meilleurs. Il avait passé la soixantaine, mais il se tenait très droit, et le regard perçant qu’il dirigeait vers les nouveaux venus ne montrait aucun signe de faiblesse. Son expression était rigidement contrôlée, et sans la dilatation de ses narines, nul n’aurait pu deviner l’étendue de la fureur qui menaçait de l’étouffer.

Nagoya reposa sur le sol la lettre qu’il venait de parcourir. Malheureusement, le sceau du Chrysanthème garantissait sa validité.
Ce chien de Chuzen est parvenu à ses fins…Quatre siècles, quatre siècles que notre famille défend la frontière, et c’est ainsi que nous sommes récompensés ! Spoliés de nos terres, de notre héritage, par des laquais venus de la cour…
Mais l’Empereur avait parlé. Il n’y avait rien à faire.

Il se leva péniblement. Son armure, si familière à son corps, lui parut peser une tonne.
- Je suis un serviteur de l’Empereur. Shiro Nishi est à vous.
Plutôt périr qu’admettre publiquement la victoire de ce chien sans honneur de Chuzen, qui avait tant de fois tenté d’obtenir son allégeance.
- Roku-san, vous aménagerez les appartements du premier étage pour accueillir les nouveaux seigneurs de ces lieux.
Un samurai au chef aussi blanc que son seigneur prit un air choqué.
- Mais, Nagoya-sama, ce sont les v…
- Vous m’avez entendu.

Les gardes échangèrent des regards. Beaucoup étaient blêmes. En silence, ils le laissèrent traverser leurs rangs. Aiko se dirigea vers l’estrade, où elle s’installa, faisant signe à Koui de l’imiter.
Soudain, un jeune garçon, huit ans peut-être, sortit de la foule et les apostropha.
- Vous n’avez pas le droit de faire cela ! Je vous déteste !
- Ichiro, ça suffit ! Viens ici ! lança une adolescente d’une quinzaine d’années.
Le vieux guerrier se raidit, mais continua à avancer sans mot dire.
La femme sur l’estrade lança d’un ton de commandement :
- Arrêtez, Nagoya-san.
Le vieux guerrier se retourna. Ses yeux étaient pleins de chagrin et de colère.
- Le Fils du Ciel nous a demandé de faire respecter la Paix Impériale. Nous pouvons choisir comment nous acquitter de cette mission. Moi, Matsu Aiko, fille de Matsu Jinsei et Matsu Kaoru, petite fille d’Akodo Daio et Matsu Sodohime, nièce de l’Empereur, suis à présent en charge de cette forteresse et des terres avoisinantes, ainsi que de la défense du front. Mais votre famille défend cette frontière depuis trop longtemps pour que nous puissions nous passer de votre concours. Vous continuerez à résider ici, et à commander vos gens, sous ma responsabilité et celle de mon époux. Ceci s’applique aussi à votre famille.
Nagoya s’inclina roidement, puis se retira sans un mot. La colère et l’humiliation étaient toujours présentes.

Aiko se tourna vers le jeune homme à ses côtés.
- Koui-san, je dois partir pour une mission urgente, je serai de retour dans quelques jours. Je vous charge de me remplacer dans l’intervalle.
Puis elle enchaîna :
- Kentohime-san, vous assurerez la supervision des défenses pendant mon absence. Faites l’état des lieux, et faites en sorte que ce château soit prêt à faire face à une attaque de l’ennemi. Ceci devrait vous aider dans votre tache, ajouta-t-elle en lui tendant un ouvrage passablement écorné.
- Vous, vous venez avec moi, lança-t-elle à l’officier commandant l’escorte en provenance de la Cité de l’Honorable Sacrifice.

Akodo Suke maugréa silencieusement. Ils venaient de faire deux jours de route. En plus, il était censé repartir à la ville une fois les honorables visiteurs arrivés sains et saufs à destination. Mais que pouvait-il dire ? Il s’inclina avec un soupir contenu et partit seller sa monture. Aiko sortit juste après lui.

Koui les regarda partir avec un sentiment mitigé. Peut-être aurait-il dû insister pour l’accompagner. Et si elle avait une nouvelle crise ? En même temps, elle l’avait mis en charge, il ne pouvait s’opposer à cet ordre et lui faire perdre la face.

Kentohime était restée figée sur place. Elle avait compté sur l’expérience de son aînée, sa maîtrise de la stratégie, et voilà qu’elle les désertait sans crier gare, au moment précis où ils avaient le plus besoin d’elle.
Elle baissa les yeux sur l’ouvrage qu’Aiko lui avait confié. Le livre des trente-six stratagèmes et des seize stratégies. Sa panique naissante se mâtina de fierté. Sa sœur lui faisait confiance, à elle, pour mettre en place la défense de la forteresse en son absence. Elle allait faire son possible pour se montrer digne de cette confiance.
D’abord, s’occuper de l’état des lieux.


- Alerte ! Danger ! Invasion ! Ennemi ! Ennemi !
Le signal parcourut la longue ligne du guet comme les flammes d’un incendie portées par le vent.
A nouveau, le signal retentit.
- Alerte ! Danger ! Invasion ! Ennemi ! Ennemi !
Lentement, les têtes se tournèrent, avec une hésitation, peut-être un peu d’étonnement, ou d’hébétude. Ce n’était pas la direction habituelle.
Mais le message était fort et clair, il n’y avait pas à s’y tromper.
Un, puis deux, puis trois s’ébranlèrent. Une à une, leurs silhouettes s’estompaient alors qu’ils s’enfonçaient dans le brouillard. Leurs pas ne faisaient pas de bruit.
Un à un, ils se dirigeaient vers le château.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 08 nov. 2011, 22:45

Bon, résumons la situation, pensa Kentohime.

Pour commencer, le château.
L’enceinte en bois était endommagée du côté nord et du côté est, mais dès qu’ils auraient reçu leur chargement de bois, c’était l’affaire de deux jours de travail, selon le charpentier.
De façon plus inquiétante, les fondations, une enceinte maçonnée de la hauteur d’un cavalier, présentaient une fissure sur le mur est, probablement due à un glissement de terrain. Fissure qui risquait de s’agrandir, le terrain avoisinant étant gorgé d’eau. Assainir la muraille demanderait des travaux de terrassement importants, il faudrait creuser des fossés tout autour du château, qui draineraient l’excès d’eau et permettraient les réparations, d’après les manœuvres.
La tour principale était en bon état, hormis quelques moellons descellés, qu’il fallait réparer rapidement. L’un d’eux avait failli lui tomber sur la tête alors qu’elle examinait les fondations. Les bâtiments latéraux étaient en meilleur état qu’il ne semblait de prime abord. Ils permettaient d’héberger une bonne centaine de personnes, largement plus que la garnison actuelle. Bien sûr, il faudrait remplacer le toit de chaume des écuries, mais ce n’était pas la paille qui manquait.
En terme d’armement, le château bénéficiait de deux trébuchets et de deux balistes, bien entretenus par Ikoma Fumiko. Les armes et armures disponibles permettaient d’équiper les troupes actuelles, mais guère plus, et de nombreux équipements étaient réparés avec des moyens de fortune et usés jusqu’à la corde. Si une armure cédait, il n’y avait pas de pièces de rechange. Heureusement, c’était quelque chose auquel Kentohime avait pensé, et le forgeron du château, Togai, mari de Fumiko avait accueilli ces ressources inespérées avec enthousiasme. Avec les pièces qu’elle avait apporté, il se faisait fort de remettre en état les armures existantes et d’en assembler cinq supplémentaires.

Kentohime fit la grimace. Les troupes, c’était le point le plus crucial.
Elle récapitula, comptant sur ses doigts les différentes familles.
Un, le vieux seigneur, Nagoya, sa petite fille Yoko, âgée de quinze ans, son petit fils Ichiro, huit ans. Leurs parents étaient décédés – morts au combat, de ce qu’elle avait pu comprendre.
Deux, son conseiller Roku, à peine plus jeune que son maître, son fils Tomaru, trente ans, capitaine de la garnison, sa belle-fille Masumi, vingt-cing ans, enceinte de son quatrième enfant, sa fille Naoko, dix-huit ans, en charge des archers.
Trois, Fumiko et Togai, tous les deux la trentaine, respectivement en charge des engins de siège et de la forge, et leurs trois enfants.
Plus trente ashigaru, entraînés et équipés.
Et c’était tout.
Trente-cinq combattants, dont cinq samurai.
Comment avaient-ils pu tenir aussi longtemps ?
Leur arrivée avec les vingt hommes d’armes de la milice avait plus que doublé le nombre de samurai, et presque la totalité de l’effectif.
Koui était parti au village mitoyen, Nishi Mura. Elle espéra – très profondément et très sincèrement – qu’il reviendrait avec des forces vives, tant pour effectuer les travaux de terrassement que pour renforcer la garnison.


- Un trou à rats, un tas de cailloux entouré d’une palissade ! Peuh ! Est-ce donc à cela qu’en est réduit le clan du Lion pour garder la frontière ! De mon temps, jamais il n’y aurait eu un tel laisser-aller !
- Allons, justement, c’est parce que la situation est grave qu’ils ont été envoyés ici…Le gouverneur l’avait bien dit, que le vieux seigneur n’avait plus toute sa tête…
- Parce que tu crois un seul mot de ce qui est sorti de la bouche de ce traître ? Ma pauvre fille, tu es bien naïve ! Ils se sont faits complètement avoir, voilà la vérité !
- Dans toute destinée, il y a un dessein, ce n’est pas parce que celui-ci est caché qu’il n’existe pas.
- Caché, c’est le cas de le dire ! Une vraie purée de pois ! Comme ici, tiens…
- J’ai peur…dit la petite.

Il y eut un silence que Koui accueillit avec soulagement, et un peu d’inquiétude en entendant les exclamations étouffées des autres.
- ….Est-ce que tu crois qu’ils vont me faire du mal ?
- Non, répondit-il fermement, tendant son esprit pour percevoir ce qu’elle voyait, mais déterminé à la rassurer. Tant que je serai là, ils ne te feront pas de mal.

Oui, il la sentait aussi, toute cette animosité, toute cette colère. Il ne savait pas d’où elle émanait, de la sensation tenace d’inutilité que lui avaient laissé ses divers entretiens avec des interlocuteurs peu enclins au dialogue, de la présence d’esprits hostiles, ou de l’atmosphère même de ce lieu voué à la guerre.
L’hostilité était bien présente, dans l’obéissance maussade, vaguement méprisante, des soldats, dans le chagrin du karo, dans la défiance du petit-fils de Nagoya et la fureur tout juste contenue de ce dernier envers les intrus venus le déposséder de sa responsabilité séculaire.
Mais elle était présente aussi entre les soldats de la forteresse, et ceux de la Cité de l’Honorable Sacrifice, qui se regardaient en chiens de faïence depuis leur arrivée.

Il avait fait de son mieux pour la désarmer, allant voir les uns et les autres, se présentant avec sa douceur et sa bienveillance coutumières. La plupart l’avaient écouté sans mot dire, certains s’étaient plus ouverts en apprenant sa qualité de médecin. Tomaru, le capitaine de la garnison, lui avait même adressé une supplique inattendue de la part de cet homme qu’on devinait par ailleurs solide et courageux. Masumi, sa belle-sœur, était proche du terme, et l’enfant ne se présentait pas bien. Pouvait-il faire quelque chose ?
Koui avait senti dans ses propos une sincérité urgente, l’avait rassuré de son mieux, et promis qu’il irait la voir.

Masumi était une jolie jeune femme au visage volontaire mais creusé par la fatigue, qui en dépit du stade avancé de sa grossesse continuait à superviser le ravitaillement et la distribution des vivres dans le château, ainsi qu’à s’occuper de ses deux jeunes enfants. Son époux, le frère cadet de Tomaru, était mort au combat, et Kei, son premier fils, à neuf ans était encore trop jeune pour porter les armes. Malgré les cernes accentués sous ses grands yeux noirs et son ventre distendu, Koui sentait chez elle une force d’âme peu commune.
La sage-femme du village avait déjà tenté de changer la position du bébé, mais à quelques jours du terme, l’enfant se présentait toujours par le siège. Masumi semblait aussi fataliste que son beau-frère était inquiet, et accueillit les propos rassurants du jeune homme sans autre commentaire que :
- Si mes ancêtres me prêtent leur force, je vivrai.
- Cela va de soi, Masumi-san. Cela va de soi...
Koui sourit et inclina respectueusement la tête.
- Cependant, n'oublions pas que les ancêtres veillent sur nous et observent nos actions, mais c'est à nous qu'il revient d'agir. Ils nous prêtent force et sagesse, nous ne devons pas être des fardeaux en nous reposant entièrement sur eux. Ils ont déjà vécu leurs vies et fait leurs propres choix. Ils peuvent être nos conseillers, nos guides, nous aider s’ils le souhaitent, mais nous ne devons pas entièrement nous reposer sur eux sans nous investir nous-mêmes avant tout...
Masumi lui jeta un regard surpris et répondit respectueusement :
- Je suis honorée par l'attention que vous voulez bien prêter à une simple mère de famille ainsi que par la sagesse de vos propos, Koui-sama. Cependant... Pardonnez-moi cette question, mais vous n'êtes pas né dans le clan du Lion, n'est-ce pas ?
Koui sourit puis répondit :
- Parce que vous pensez que la Roue Céleste varie d'un clan à l'autre ? Vision intéressante, mais qui vous attirerait les foudres de nombres d'éminents spécialistes... Allons, ne vous posez pas trop de questions, si vous croyez en eux non seulement d'une façon forte, mais aussi sincère, et pure, vos ancêtres vous soutiendront, à n'en pas douter. Oh, je vois que je vous ai troublée, veuillez m'en excuser. Ce n'est point le lieu ni le temps, j'entends déjà les reproches m'assaillir... Et je ne voudrais pas vous importuner plus avant.
Il s’éloigna, baissant peu à peu la voix.
- Oui, oui, je m'en vais. Ne vous inquiétez pas, elle comprendra un jour…
Juste avant de sortir il lui lança :
- Portez-vous bien, Masumi-san, je sais que certains vous observent d'ores et déjà...
La jeune femme le regarda partir, perplexe.

Enfin Koui était allé au village.
Le chef du village était un vieil homme, du nom de Puit. La sage-femme, Pluvier, faisait aussi office de rebouteuse. Il y avait également un potier. Le reste du village était composé d’une cinquantaine de familles, des fermiers et des pêcheurs.
Les villageois se montrèrent passablement intimidés par son arrivée. Qu’un samurai, et a fortiori un jeune seigneur, prenne la peine de venir les voir, les jetait dans l’embarras le plus total. Koui entreprit alors de parler aux enfants, s’enquérant du nom et des goûts de l’un, des avis de l’autre, discutant avec eux avec sa simplicité coutumière, comme s’il avait toujours été là. Il n‘en fallut pas plus pour qu’il se retrouve entouré d’une nuée d’enfants lui posant des dizaines de questions. Riant de leur curiosité dévorante, il se tourna vers Puit :
- Eh bien, ils sont très éveillés….Qui se charge de leur éducation ?
- C’est moi, seigneur, se courba le vieil homme, craignant une réprimande. C’est parce que leurs parents sont aux champs…
Koui le félicita, le vieux eut un large sourire édenté. La glace était rompue.

Au travers de leur conversation, il devina leur vie très dure, menacée à la fois par l’ennemi, qui pouvait à tout moment survenir et détruire le fruit de leurs efforts, et par les inondations et les intempéries, tout aussi imprévisibles. Comme au château, ils vivaient dans un état d’alerte permanente. Les travaux des champs avaient lieu sous l’œil vigilant de plusieurs guetteurs, souvent les enfants, qui tiraient une grande fierté de cette mission importante.
Il rentra à la forteresse un peu rasséréné. Là au moins, il avait apaisé les esprits.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 16 nov. 2011, 22:59

Sunîn fronça le sourcil, l’air concentré.
La forteresse de l’Ouest. Un tas de cailloux et de planches, quelques vieillards impotents, des gamins et une poignée de soldats. C’était ça, les défenses du clan du Lion ?
Il examina la carte dessinée par Hidemasa, l’île au confluent des deux rivières, où se trouvait la ville franche des rônin, à quelques heures de cheval à peine. Son visage s’éclaira soudain. Cette ville était un risque – et aussi une opportunité.
Quand on n’a pas l’avantage du nombre, il faut prendre l’initiative, c’est ce qu’il avait appris.
- Hidemasa, il faut que je parte. Je vais aller repérer les forces ennemies et voir si je peux recruter des rônin.
L’autre haussa les sourcils.
- Les Licornes nous connaissent, nous ne les connaissons pas, on ne peut pas risquer d'avoir un tel désavantage tactique. Personne ne nous a ordonné de rester au fort, après tout. De plus, la Cité de la Grenouille Riche est bourrée de rônin prêts à se vendre au plus offrant. Ils sont sur le chemin des armées Licorne. Il va de soi que ceux-ci vont les recruter en masse. Mieux vaut aller le faire avant eux et leur damer le pion !
- Recruter des rônin ? Mais que leur proposer pour les convaincre de venir ? Il suffit de regarder cette forteresse pour comprendre que les caisses sont vides…
- Fais-moi confiance, sourit Sunîn d’un air assuré, avant de tourner les talons sous le regard dubitatif de Hidemasa.
Le jeune homme s’engouffra dans l’écurie et se mit à seller sa monture en sifflotant un petit air allègre. Son coeur s’emplit de fierté en pensant à la noblesse de sa périlleuse mission. Grâce à lui, le fort allait être sauvé et l’ennemi vaincu. Même son intraitable tante serait impressionnée par son génie stratégique et son sens du bushido.
- Seigneur ? monta de l’ombre une voix enrouée.
Surpris, Sunîn se retourna. La figure hâve et fiévreuse du rônin émergea de l’obscurité.
- Oui, qu’y a-t-il ?
- Vous partez, seigneur ?
- Oui, à la Cité de la Grenouille Riche.
- Laissez-moi vous y accompagner, seigneur.
- Toi ? Tu n’es pas en état !
- Si, cela va mieux, Koui-sama m’a très bien soigné…et je connais le chemin, je peux vous guider, seigneur.
Sunîn hésita. Il avait voulu garder son entreprise secrète, et n’avait mis personne dans la confidence à part Hidemasa. Mais le rônin avait un argument de poids. Il ne connaissait pas la région, et la nuit tombait bientôt. De quoi aurait-il l’air, s’il se perdait ?
- D’accord, Geki, si tu insistes, répondit-il, grand seigneur.
- Merci seigneur, donnez-moi quelques instants.
- Je compte sur ta discrétion Geki, c’est une mission secrète ! acheva Sunîn en hissant un volumineux paquet sur son cheval.
Une deuxième monture fut promptement sellée. Le rônin s’y hissa péniblement, et suivit Sunîn vers les portes de la forteresse.

Les traits harmonieux du jeune médecin se durcirent momentanément.
Sunîn. Il aurait dû s’en douter. Il s’était bien juré de veiller au grain, mais avec les villageois et le problème de Masumi, son attention avait été retenue ailleurs.
Pourtant, son ton était toujours égal quand il ordonna fermement :
- Lancez-vous à leur poursuite, ils n’ont que peu d’avance. Ramenez-les ici, par la force si nécessaire.
La troupe s’ébranla, torches à la main. Douze gardes de la forteresse. Suffisamment, l’espérait Koui, pour les retrouver…et pour ôter à Sunîn toute velléité de résister. Il se voyait mal expliquer à son honorable épouse la disparition de son neveu.
Koui était aussi inquiet pour le rônin. Certes, il avait usé de ses arts à leur arrivée pour le soigner le mieux possible, estimant que les Fortunes s’étaient déclarées en faveur de sa survie. Mais l’homme avait été grièvement blessé, il aurait dû rester en convalescence, il n’était pas en état de marcher, encore moins de chevaucher ou de se battre.
C’était déjà stupéfiant qu’il ait trouvé la force de monter à cheval. Sa blessure au ventre devait lui faire souffrir le martyre. Si elle se rouvrait…
Néanmoins leurs vies à tous – Aiko, Sunîn, le rônin, et ceux restés à la forteresse - étaient dans les mains des Fortunes.
Le serpent de feu s’enfonça dans la nuit.

Quelques heures plus tard, la patrouille ramenait deux captifs solidement ligotés : Geki, et un rônin porteur d’une coiffe-panier en osier dissimulant son visage, qui disait s’appeler Heichi – Sanglier. Masquant son soulagement, Koui ordonna de mettre leurs « invités » aux arrêts sous bonne garde. Un peu de réflexion solitaire ne pourrait leur faire que du bien. Si Sunîn persistait dans sa mascarade, dans deux ou trois jours il relâcherait « Heichi » avec comme consigne de lui ramener Sunîn dans la matinée, sinon il lui en cuirait. S’il n’avait pas l’intelligence de saisir la chance qu’il lui offrait de faire amende honorable et de sauver la face des nouveaux arrivants, alors « Heichi » devrait en répondre à Aiko, avec ce que cela impliquait…
Mais les évènements tournèrent bien différemment de ce à quoi Koui s’était attendu.

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Re: (Nouvelle) Le sacrifice

Message par matsu aiko » 01 déc. 2011, 19:30

Avec une grimace, Sunîn étira ses membres endoloris. Ils n’y étaient pas allés de main morte.
Ils n’avaient pas opposé de résistance, mais cela n’avait pas empêché les soldats de la patrouille de les ligoter comme de vulgaires poulets. Seule la crainte de trahir son identité d’emprunt avait retenu Sunîn d’exprimer haut et fort son indignation d’un tel traitement.
Là, le sang commençait tout juste à circuler à nouveau dans ses doigts gourds, et cela faisait un mal de chien. Enfin, ils leur avaient au moins ôté leurs liens, c’était déjà ça.
Et il n’était pas si mal logé que ça. Ils lui avaient donné à manger, ils lui avaient même laissé ses armes. La petite pièce n’était pas le cachot humide auquel il s’était attendu, plutôt une petite chambre inutilisée du rez-de-chaussée, munie d’une solide porte de bois. De l’autre côté de la porte il savait qu’un garde était posté.
Il avait réfléchi, et conclu qu’il n’avait aucune envie d’attendre patiemment dans cette petite pièce.
Pour le moment, personne n’avait vu son visage, rien ne prouvait son identité. Il fallait qu’il s’évade – le plus tôt serait le mieux - cache ses habits de rônin, et réapparaisse en tant que Sunîn comme si de rien n’était. Et s’ils ne l’avaient pas vu dans l’intervalle, c’est qu’ils ne l’avaient pas bien cherché !

Tel était le plan, il était audacieux, et très risqué. C’était bien pour cela qu’il allait le mettre à exécution.

Il examina à fond la pièce, à l’affut de toute échappatoire. Deux des murs étaient en pierre, la seule fenêtre était une étroite meurtrière, les deux murs restants étaient de solides cloisons en bois, comme la porte. Par contre le plafond était beaucoup plus intéressant. Des dalles blanches juxtaposées – un faux plafond.
De l'autre côté de la porte tout était silencieux. Le garde s’était-il endormi, était-il parti, ou montait-il toujours la garde ? Hormis tenter de crocheter la porte, il n’avait aucun moyen de le savoir. Autant ne pas gâcher ses chances de s’évader.
Non, mieux valait explorer en premier le faux plafond.
Avec mille précautions, il grimpa sur un coffre vide, guettant une réaction de l’autre coté de la porte. Pas de bruit.
Il souleva une des dalles blanches du plafond, qui se décolla de quelques pouces. Gagné.
Avec précautions, il la déplaça sur le côté, dévoilant un interstice obscur avant de s’y hisser à la force des bras. Il eut un rire silencieux, pensant à la tête des gardes qui retrouveraient demain la cage vide, comme s’il n’était jamais venu. Aussi bien, ils penseraient avoir affaire à de la magie…
L’espace était très étroit. Il valait mieux qu’il se déleste de tout son équipement. Il se déshabilla, puis poussa armes, coiffe-panier, et son kimono de rônin, dans un recoin entre deux poutres. Il ne voulait rien laisser de son passage, pas même un cheveu. Il pourrait toujours venir chercher tout cela plus tard, l’urgence était de regagner sa chambre.

Même ainsi, il était en sueur. La progression dans le faux plafond n’était pas facile. Les bruits résonnaient de façon très nette, entre les pas sur le plancher au-dessus de lui et les voix des gardes en dessous. Le moindre de ses mouvements devait se répercuter de la même façon.
Sunîn tenta de se remémorer ce qu’il savait de la cartographie des lieux. Au rez-de-chaussée, le hall d’accueil, la salle de garde. Au premier étage, les appartements du vieux seigneur, de sa famille, et maintenant ceux de Koui et d’Aiko.
Il avançait en rampant, à tâtons, s’appuyant sur les montants. Une faible lueur provenait des dalles devant lui. Des bruits de voix – ce devait être le hall principal. Redoublant de prudence, il poursuivit sa lente progression.
Un peu plus loin, entre deux poutres, il découvrit un petit paquet rectangulaire, soigneusement enveloppé, sur une des dalles du faux plafond.
Mmm…très tentant de l’ouvrir…
Il soupesa l’objet, enveloppé dans un tissu plutôt rêche. C’était léger, pas trop couvert de poussière, avec quelque chose qui tinta à l’intérieur quand il le souleva.
Non, ma situation est déjà délicate…je reviendrai plus tard.
Quelques mètres plus loin il tomba sur un autre paquet, plus volumineux, enveloppé dans de la soie épaisse. Plus lourd et plus massif que le précédent.
J’irai tout chercher demain ! décida-t-il, résistant héroïquement à la tentation de tout prendre. Le plan avant tout !
Il poursuivit son chemin, et s’interrompit au niveau d’une dalle d’où provenaient des ronflements sonores. Contournant la zone, il continua à avancer.

Sa progression fut interrompue par une poutre massive interdisant le passage. Il souleva une dalle. Une salle obscure, pas un bruit. Des objets accrochés au mur luisaient faiblement dans la pénombre. A vue de nez il s’agissait de l’armurerie. Aucun signe de vie.
Il descendit avec une infinité de précautions, faisant très attention à ne rien heurter au passage. Il se retrouva debout, immobile, au milieu des râteliers d’armes. La sortie était une solide porte de bois. Il écouta. Aucun bruit. Il voulut ouvrir le battant, mais malgré ses efforts la porte ne bougea d’un pouce.
Tant pis, je vais passer par la chambre…
Il rebroussa chemin sans encombre, revint à l’endroit où résonnaient toujours les ronflements, souleva avec précaution une dalle, et scruta l’espace sous lui. Il n’y avait pas moins de quatre formes endormies, et vu le gabarit, ce n’étaient pas des servantes. Des servantes n’auraient pas non plus porté tout l’attirail guerrier rangé contre le mur.
Le cœur battant, il descendit dans la pièce. Ses pieds nus ne faisaient aucun bruit sur les tatamis. Lentement lentement, il s’approcha du shoji, au travers duquel filtrait une faible lueur. Tout autour de lui, s’élevaient les ronflements sonores des gardes endormis.
Il fit coulisser la cloison, millimètre par millimètre, jusqu’à ménager un espace suffisant pour pouvoir passer. Elle était un peu dure mais ne grinça pas.
L’ayant refermée, Sunîn se retrouva dans un couloir désert. A gauche, une salle éclairée – probablement le hall – à droite un escalier qui montait à l’étage.
A cet instant, un bruit de pas retentit, accompagné d’un cliquetis caractéristique. Une patrouille.
Sunîn prit son air le plus assuré, et s’apprêta à confronter les gardes. Je ne suis pas encore familier des lieux, et je ne trouve pas le sommeil. Pouvez-vous m’indiquer le chemin des bains ?
Sauf que c’était le milieu de la nuit, qu’il était couvert de poussière de la tête aux pieds, que ses appartements ne se trouvaient pas dans cette partie du bâtiment – et probablement les bains non plus.
Non, ce n’était pas une bonne idée. Mieux valait battre en retraite et les laisser passer.
Il ouvrit le shoji à la hâte, et celui émit un grincement sonore. A l’intérieur, il y eut des grognements et un « Déjà ? » peu enthousiaste.
Hu ho. Les choses se compliquaient. Deux gardes qui arrivent d’un côté, et quatre qui se réveillaient de l’autre…Tant pis, le tout pour le tout ! Il se rua dans l’escalier.
En haut de celui, un couloir. De chaque côté de celui-ci deux cloisons identiques se faisaient face. Derrière lui, des exclamations retentirent, mais ils n’avaient pas l’air de l’avoir repéré – pour l’instant.
Sunîn ouvrit la cloison de droite, et se retrouva dans une salle d’eau bien aménagée, pourvue d’un grand bac. Deux autres panneaux coulissants s’y ouvraient.
Il venait tout juste de s’y planquer quand il entendit des pas monter l’escalier. Ils passèrent dans le couloir qu’il venait d’emprunter, il y eut un bref conciliabule, puis un laconique « Rien ici » lancé vers l’escalier.

Il resta immobile un long moment. Les battements désordonnés de son cœur se calmèrent. Tout était à nouveau silencieux.
Il traversa le couloir, et ouvrit la cloison de la pièce de gauche. Une chambre. Il n’y avait personne sous le futon étendu.
A cet instant il sentit le contact froid et pointu d’une lame au niveau de ses reins. Une voix juvénile et furieuse souffla :
- Rends-toi, bandit, au nom du clan du Lion !
Une silhouette gigantesque et vague se détacha sur le mur, en complet contraste avec la voix perçante de l’auteur de ces mots, qui ajouta :
- Mais…Je te reconnais ! Tu es celui qui a fait perdre la face à Grand-Père !

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