[SPOILER & ADULTES] [Nouvelle] Le Pari

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 24 févr. 2008, 22:37

Tsukiko l'a regardé attentivement en l'entendant parler de la sorte, mais n'a pas relevé. Le problème avec Jocho, c'est qu'il ment tout le temps et à tout le monde, mais qu'il se ment aussi sans doute à lui-même, et qu'il est donc impossible de lui faire confiance.

Elle se contente de lui sourire et de le saluer respectueusement, se détourne de lui dès qu'il s'éloigne et passe ensuite le reste de la soirée à déambuler dans la salle, discutant avec les convives, écoutant les rumeurs, les potins, les conversations qu'elle arrivait à saisir discrètement. Cette réception est d'un ennui mortel, elle a envie de partir et d'aller dormir sans dire au revoir à personne. Mais elle doit faire avec et donner le change, comme d'habitude depuis son arrivée au Dojo des Mensonges. Faire avec et donner le change.


Quand Yakamo quitte le palais du gouverneur, il est au bord de l'explosion. Le fils de son hôte l'a provoqué et sa rage ne s'est pas calmée, bien au contraire. La jalousie a piqué son dard dans son cœur, et la colère finit le travail de sape qu'elle a commencé. Il a eu envie d'éclater la face de ce petit prétentieux au sourire ironique si horripilant dès qu'il a croisé son regard moqueur, et de le tuer de ses propres mains dès qu'il a osé porter la main sur elle d'une manière aussi... vulgaire.

Hida Kyoko ne dit rien et s'arrange pour qu'il présente ses respects à Shosuro Hyobu alors que Jocho est occupé ailleurs. Elle connaît bien la fureur qui luit au fond des prunelles grises, la violence contenue qui ne demande qu'à détruire l'objet de sa colère. Elle a assisté au petit manège du capitaine de la Garde Tonnerre, à sa conversation avec Shosuro Tsukiko, et se demande ce qui se trame ici. Elle a l'habitude des manipulations, des pièges, des fourberies. Quelque chose est en train de se nouer, mais elle ne sait pas encore quoi.


Lorsque la courtisane regagne la résidence du clan du Crabe, Yakamo tourne comme un tigre en cage dans ses appartements. Il lui lance un regard furibond et son poing broie le délicat éventail qu'il tient. Tsukiko ne dit rien, il n'y a rien à dire. Jocho sait manipuler son monde et son amant n'a pas l'habitude de ce genre de jeu. L'éventail s'écrase contre le mur et le grondement peu amène du jeune homme la fait sursauter, malgré ses efforts pour ne rien laisser transparaître.

- A quoi joues-tu ?

En un souffle, il est à ses côtés et lui prend le bras, l'oblige à se tourner vers lui et à le regarder. Tsukiko serre le poing et s'oblige à ne pas résister, à garder son calme. Elle soutient les yeux gris qui la foudroient et dit tranquillement.

- Je ne comprends pas le sens de votre question, mon seigneur.
- Ne te moque pas de moi !

Il a presque crié. Les gardes dans le couloir se regardent, un peu nerveux.

- Lâche-moi, Yakamo. Je n'ai pas à subir ta colère. Je n'ai rien fait contre toi.

Sa voix glaciale le frappe au visage plus sûrement qu'une gifle et il recule. Tsukiko se dégage doucement et entre dans la chambre pour se dévêtir, plantant là le guerrier irrité. Il reste un long moment seul dans la pièce à côté, puis la rejoint au moment où elle sort de derrière le paravent, gantée dans un élégant yukata de soie noire. Leurs regards se croisent, elle le sent un peu embarrassé de son éclat.

- Shosuro Jocho est habile pour jouer sur les sentiments des gens. Il t'a provoqué pour savoir ce qui se passait entre nous, et maintenant, il sait. Nous allons devoir faire doublement attention, à présent.
- Pourquoi ? Nous n'avons rien à nous reprocher !
- Je le sais, mais Jocho aime détruire. Il se complaît à piétiner les sentiments des autres. Je ne veux pas qu'il fasse de même avec nous. Je le connais, Yakamo. Je le connais bien.

Le Champion du clan du Crabe reste silencieux, réfléchissant à ce qu'il vient d'entendre. Il soupire d'exaspération et disparaît dans les bains, revient un long moment plus tard.

- A ton avis, que devons-nous faire ?
- Ne pas donner dans le piège, faire comme si ses manœuvres ne t'atteignaient pas. Je sais que cela t'est difficile, mais il le faut. C'est le meilleur moyen.
- Très bien. Je vais faire un effort pour ne pas le disperser aux quatre vents, dans ce cas.
- Ne te retrouve pas seul avec lui, c'est le seul conseil que je peux te donner. Ne répond pas à ses provocations.

Son geste est possessif quand il l'attire contre lui, que ses bras se referment sur elle et que ses mains la déshabillent. Il l'embrasse avec impatience, elle est à lui et pas à ce paon enfariné qui s'est permis de la toucher. Tsukiko n'a pas d'autre choix que d'accepter son baiser, ses caresses. Elle sourit contre ses lèvres quand il ferme le shoji de la chambre d'une main déterminée, quand il ouvre le futon d'un simple coup de pied et qu'il s'y allonge avec elle.

- Shosuro Jocho devrait te provoquer plus souvent...
- Je le lui déconseille. Et cesse de me parler de lui.

Elle n'a pas le temps d'ajouter autre chose. Le plaisir envahit son corps et l'homme au-dessus d'elle prend sa bouche pour ne plus la laisser.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 26 févr. 2008, 19:07

L’entreprise n’est pas évidente, oh non. Mais Jocho n’est pas homme à rester sur un échec. Et il est bien décidé à gagner ce pari, coûte que coûte.

- Il me semblait avoir été claire.

Le ton de Doji Shizue est très froid.

- Vous l’avez été. Mais je ne parviens pas à croire que vous me condamniez sans même m’avoir écouté.
- Je vous en prie, n’insistez pas.

Il la regarde d’un œil sombre, et son expression se teinte d’amertume.

- Vous voyez à quel point mes ennemis m’en veulent, la réputation qu’ils me font. Et moi qui pensais que vous étiez différente…Que pour vous, peut-être, pourriez comprendre…Que vous ne me feriez pas un procès d’intentions simplement parce j’appartiens au clan du Scorpion…

Le ton de Shizue se fait encore plus froid, s’il est possible.

- La personne qui m’a renseigné à votre sujet est tout à fait digne de confiance. Elle m’a été d’une grande aide dans des circonstances passées. De plus, ajoute-t-elle triomphalement, c’est quelqu’un de votre propre clan, qui ne saurait donc souffrir à votre égard des préjugés que vous évoquez.

Jocho a un rire sec, presque douloureux, se penche vers elle et souffle :

- Ne voyez-vous pas, Shizue-sama, que vos propos sont l’exacte illustration de ce que j’affirme ? J’ai beaucoup d’ennemis, y compris au sein de mon propre clan.
Pourquoi ?
Parce que je ne suis pas comme eux.

Il fait quelques pas sur le côté, et dit à mi-voix, sans la regarder :

- Savez-vous, Shizue-sama, ce qu’on appelle un junshin ?

Elle secoue la tête.

- C’est quelqu’un d’honorable – de trop honorable pour être capable d’accomplir certains des devoirs demandés par le clan.
C’est, dans le clan du Scorpion, l’épithète la plus infâmante qui soit.
Un junshin est méprisé, mis au ban, ostracisé par ses pairs, qui le déprécient et l’humilient en toutes occasions.

Un silence.

- Je ne suis pour rien dans le fait d’être né Shosuro. Mais j’aspire à quelque chose de pur, de vrai, de juste, à un idéal d’excellence et d’honneur qui m’est inaccessible.
Je ne porte pas de masque. Parce que mon masque, c’est celui que je maintiens en toutes occasions, même avec ma famille ou mes proches. Je prétends être ce que mon clan attend de moi ; parce que l’alternative, c’est d’être totalement rejeté par les miens.
Avez-vous une idée de l’enfer qu’est ma vie ?
Shizue-sama, aidez-moi. Je ne peux y arriver seul.
- Pourquoi vous aiderai-je ?

Les yeux noirs, intenses, se plantent dans ceux de la jeune fille.

- Parce qu’à vous, cette grâce a été donnée. Quand nous nous sommes rencontrés, je vous ai dit que je ne voyais que beauté en vous. C’est vrai. Je parlais, notamment, de la beauté de votre âme. Quand je vous ai vue – si pure, si belle, si honorable – j’ai été ébloui. Je me suis laissé allé à croire, à espérer. Je me suis dit : peut-être, pourra-t-elle comprendre, peut-être, pourra-t-elle me guider vers cet idéal que je pressens dans les ténèbres où je me débats.

D’un ton douloureux :

- N’y a-t-il pas la compassion, dans le bushido ?

Il reprend d’une voix basse, intense, passionnée :

- Celle qui vous a parlé de moi – car il s’agit d’une femme, n’est-ce pas ? – m’a certainement décrit comme un séducteur cynique. Rien ne saurait être plus éloigné de mes motivations.
Je vous demande – je vous implore - de bien vouloir me donner votre aide spirituelle, de me guider sur la voie de l’excellence. Vous êtes la seule capable de comprendre ce que c’est de vivre avec une telle blessure en permanence.
Je vous en prie, ne me rejetez pas. J’ai besoin de vous.

Shizue est profondément surprise, désarçonnée et émue de cette confession inattendue, de son ton humble, si incongru dans la bouche du fils du gouverneur, de cette vulnérabilité sans fard. Elle a du mal à réconcilier le tableau de manipulateur cynique et de séducteur sans vergogne, que lui a brossé son interlocutrice, avec cet homme à vif avouant sa détresse et son besoin d’aide. Et s’il disait vrai, si c’était l’autre qui avait menti ? Shizue ne la connaît pas si bien que cela, et elle appartient aussi au clan des Mensonges…
Par ailleurs, raisonne-t-elle, Jocho lui a parlé d’aide spirituelle. Faire progresser quelqu’un sur la voie du bushido ne saurait être mauvais.
Il faut, bien sûr, qu’elle prenne des précautions.
Elle baisse les yeux sur l’homme agenouillé à ses pieds, s’avisant, avec une rougeur soudaine, qu’elle n’a même pas pensé qu’il puisse être gêné par la vue de son pied déformé. Mais Jocho semble n’avoir rien remarqué.

- Relevez-vous, Jocho-sama, je vous en prie.

Il s’exécute, sans dire un mot ni faire un geste. A son attitude de chien battu, elle sent que si maintenant elle lui dit de partir, il lui obéira sans protester. Etrangement, cela la conforte dans son choix.

- Je vais accéder à votre requête, et vous enseigner le bushido tel que je l’ai appris. Mais je veux de votre part une promesse, une promesse solennelle, que nos rapports s’en tiendront à cela. Me donnez-vous votre parole de samurai ?
- Vous l’avez, répond-il, très sérieux. Votre compagnie et votre amitié me sont infiniment précieuses.

Il hésite.

- Mais, par rapport à cette personne dont vous m’avez parlé... Pour votre réputation, et la mienne…

Shizue sourit.

- Ne craignez rien. J’informerai Yogo Osako-san que nous nous sommes trouvés des points d’intérêt commun, en tout bien tout honneur.

Osako-chan, tu me paieras cela, pense Jocho in petto.
Il s’incline profondément.

- Je vous remercie, Shizue-sama.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 16 mars 2008, 09:49

Jocho était ensuite passé à la deuxième phase de son plan.

Les journées de chasse du trophée du premier sanglier, auquel il a décliné de participer, lui ont permis une entrée en matière discrète. Ils font à présent de longues promenades, où ils devisent avec sérieux des différentes interprétations de l’honneur et de la définition de l’excellence.
Shizue s’est bien sûr pourvue d’un chaperon ; mais Jocho se montre parfaitement respectueux et courtois avec elle. Il est attentif, réfléchi, prévenant, attentionné, s’enquiert régulièrement si elle ne souhaite pas se reposer ; et certaines de ses réflexions, par leur clairvoyance, parviennent à surprendre Shizue. Jocho est décidément bien loin de l’image du libertin superficiel et sans scrupules qu’elle s’en était faite.
Les gens ont jasé, bien sûr. Ryoko Owari n’est pas la Cité des Rumeurs pour rien. Mais comme rien de plus ne se passe, les commentaires ont fait long feu.
Shizue quant à elle en vient à apprécier leurs conversations ; elle réalise, avec un soupçon de culpabilité, que le plaisir qu’elle y prend, en dehors de l’intérêt intellectuel, est que tout simplement, pour la première fois de sa vie, elle n’est plus seule. Elle n’est plus l’infirme qu’on plaint, ou l’artiste qu’on admire de loin, mais quelqu’un qu’on écoute avec attention. Peut-être est-elle, pour la première fois, appréciée à sa juste valeur.

Avec une certaine timidité, Jocho lui a demandé si elle acceptait qu’il lui montre son unité d’élite, l’escouade-éclair, et elle a accepté de bonne grâce.
Parmi ses hommes, ce n’est plus la même personne. Quels que soient ses défauts par ailleurs, Jocho est un bon commandant, et ses troupes, tant Scorpion que Licorne, le suivraient jusqu’en enfer si c’était nécessaire. Leur loyauté, leur admiration à son égard, est manifeste.
De son côté, Jocho se montre d’un enthousiasme communicatif quand ils réussissent une manœuvre particulièrement difficile. Il est fier d’eux.
Il montre cependant une certaine gêne quand au sortir du terrain d’exercice une femme âgée se jette à ses pieds, en le remerciant profusément.
Shizue comprend qu’il s’agit de la mère d’un de ses hommes, un ji-samurai tué dans un affrontement, et que Jocho a honoré publiquement sa mémoire en lui faisant donner des funérailles officielles, et a fait don à sa famille d’un pécule pour qu’ils puissent subsister. Il leur a même rendu visite personnellement, ce qui les a couverts de gloire.

- Allons, grand-mère, relevez-vous, dit Jocho avec gentillesse. Votre fils était un homme valeureux, c’était tout naturel. Rentrez chez vous, à présent.

Il fait signe à l’un des gardes de la raccompagner.
La générosité de son attitude étonne Shizue. Rares sont les officiers qui se préoccupent des familles de leurs soldats.

- Les samurai meurent pour leur seigneur…Est-ce là quelque chose dont vous êtes coutumier ?
- Ce n’est rien, répond-il avec embarras. Pardonnez-moi si cette femme vous a importunée.
- Mais non, ne dénigrez pas la beauté de votre geste. Beaucoup de seigneurs de mon clan ne montrent pas un tel souci des familles qu’ils dirigent.
- Vous êtes trop généreuse…Je ne suis pas digne d’une telle comparaison.

Il détourne la tête.

Pour ne pas l’embarrasser davantage, Shizue change de sujet. Elle est cependant favorablement impressionnée.
La jeune femme est trop modeste pour penser qu’elle puisse être un véritable guide spirituel. Mais elle se dit que peut-être, elle a contribué à révéler en son compagnon l’homme généreux, loyal et courageux qu’il n’a jamais cessé d’être.

Bien sûr, tout cet épisode a été orchestré par Jocho.

Il est donc particulièrement content de lui quand il part ce soir-là assister au spectacle de Furuyari pour y retrouver Tsukiko.
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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 16 mars 2008, 21:24

Tsukiko a observé Jocho de loin dans sa phase de rapprochement. Elle a beau détester sa propension à se jouer de tout, elle ne peut cependant s'empêcher de reconnaître que son angle d'attaque est intelligent et subtil. Les conversations que lui ont rapporté certains serviteurs, avec qui elle a noué des relations privilégiées, l'ont faite intérieurement sourire. Se faire passer pour un junshin est s’il en faut une preuve de cynisme supplémentaire, mais elle doit bien lui concéder que c'est la meilleure façon de faire avec Shizue.

La jeune fille a tenu Yogo Osako à l'œil, après qu'un de ses soupirants du dojo, désireux de s’attirer ses bonnes grâces, lui ait glissé qu'elle s'était entretenue peu de temps avant la soirée chez le gouverneur avec Doji Shizue. Elle a vite supposé qu'elle a essayé de mettre des bâtons dans les roues du capitaine de la Garde Tonnerre. Jocho n'a pas dû apprécier.
Elle a aussi remarqué que la magistrate s'est rapidement désintéressée de sa cible pour surveiller le couple lors de leurs rencontres. Il ne lui a pas fallu longtemps pour découvrir ce qui la motivait. Elle a vu la lueur au fond de ses yeux, sa douleur, sa colère. Et contrairement à Jocho, elle a éprouvé de la compassion pour elle, même si elle pense qu'Osako est prête à faire des choses très discutables pour obtenir ce qu'elle veut.

Yakamo l'a invitée plusieurs fois à déjeuner et à dîner durant les festivités du Premier Sanglier, ils ont souvent discuté en se promenant dans les jardins de la ville, sans chercher à se cacher ou à privilégier des lieux discrets. La nouvelle a fait le tour de la cité en quelques heures, tout comme celle qui chuchote que Shosuro Jocho et Doji Shizue passent beaucoup de temps ensemble. Pour tous, il ne fait aucun doute qu'une idylle est en train de se nouer entre ces quatre-là.

Le karo du Champion du Clan du Crabe n'aime pas ce qu'elle voit. Son intuition la taraude, il se passe quelque chose. Elle garde Shosuro Jocho sous surveillance discrète et a eu un long entretien avec son seigneur, pendant lequel elle s'est ouverte à lui de ses inquiétudes. Yakamo a écouté, hoché de la tête puis mis fin à la discussion en promettant de réfléchir. Hida Kyoko a été suffisamment surprise de la peine qu'il prenait pour hausser un sourcil.
Mais elle perçoit des changements. Le fils du gouverneur se rapproche de la nièce de Doji Satsume, et on voit beaucoup sa sœur cadette -une femme mariée- avec un membre éminent du clan du Phénix, Isawa Tomo. Elle a assisté à la grossière tentative de Bayushi Otado et a discuté avec Mirumoto Hitomi, qui n'a fait aucune difficulté pour lui dire ce que l'impudent avait osé demander. Cela ne l'aurait pas inquiété outre mesure, si elle n'avait appris de Ashidaka Michitaka, élève comme elle de l'académie de la famille Kakita, qu'ils passaient tous très souvent leurs soirées ensemble et que c'était des amis de longue date…
Ce qu'elle n'arrive pas encore à saisir, c'est le rôle de Shosuro Tsukiko dans tout cela. Ce n'est pourtant qu'une question de temps avant qu'elle ne le découvre.


La jeune courtisane a reçu ce matin le billet pour la représentation de nô sur l'Île de la Larme. Yakamo a écarté d'un geste péremptoire la perspective de passer, même en sa compagnie, quatre ou cinq heures dans un théâtre à entendre hurler les loups, comme il l'a si ironiquement souligné. De toute manière, il est coincé au palais du gouverneur ce soir. Hyobu y donne un important dîner auquel il ne peut déroger et où il ne peut l’emmener. Tsukiko décide donc d'honorer l'invitation de Jocho, ne serait-ce que pour le plaisir de le voir soupirer discrètement d'ennui durant la représentation.

Elle a revêtu pour l'occasion un kimono de soie moirée d'un rouge profond, somptueusement brodé de l'esquisse d'un scorpion aux contours dorés. L'insecte géant, aux traits d'une finesse extrême, déploie son grand corps chitineux sur toute la hauteur, dans le dos du vêtement. La queue glisse le long de l'épaule sur le bord du col, jusqu'au croisement de l'étoffe sur la poitrine. Le dard enveloppe son sein et sa pointe remonte sensuellement se nicher juste entre les deux mamelons, écho doré à l'opale rouge qui ne la quitte jamais, pour un effet très suggestif. Les pinces du scorpion enserrent ses hanches et semblent caresser ses cuisses pour se rejoindre juste au niveau des genoux, donnant au contemplateur l'impression que le scorpion tient toute entière en son pouvoir la femme drapée dans le tissu chatoyant. Un obi noir décoré de minuscules scorpions dorés vient ceindre sa taille fine, et deux piques rouge sang retiennent en un chignon complexe ses longues boucles noires.

Les regards des hommes se posent souvent sur son visage maquillé avec soin mais sans ostentation, effleurent son corps ganté de soie et apprécient la délicate fragrance de rose qui l’enveloppe tandis qu'elle attend devant l'entrée du théâtre. Elle fait mine de ne pas les remarquer, perdue dans ses pensées, en s'éventant distraitement. Les yeux turquoise parcourent la foule sans la voir, elle se demande quand il va venir assister à cette représentation.
Elle aperçoit soudain du coin de l'œil sa silhouette qui s'avance vers elle et sourit intérieurement, mais ne bouge pas. Rien dans son attitude ne lui laisse supposer qu'elle l'a vu.

A toi d'engager la seconde manche, Jocho...

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 18 mars 2008, 23:00

Ces quelques jours avec Shizue n’ont pas été pour Jocho le pensum qu’il craignait. La nièce du Champion d’Emeraude est fine, intelligente et cultivée ; elle est aussi, à ses yeux, d’une naïveté idéaliste et d’une candeur rafraîchissantes, ce qui tranche agréablement par rapport à son ordinaire.
Néanmoins, l’inaction forcée, et la contrainte de ce discours convenu, étroit et aride, lui pèsent. La trêve de cette soirée est plus que bienvenue.

Ce soir-là, il s’est habillé avec cette élégance soigneusement négligée qui plait tant, il le sait, à la gent féminine : un kimono noir, ponctué des délicats et minuscules entrelacs du mon Shosuro, surmonté d’un somptueux haori chamarré de noir et d’or, laissant ses longs cheveux noirs tomber librement sur ses épaules, en un saisissant contraste avec les sabres passés avec aisance à sa taille musclée.
Non pas que Jocho ait quelque inquiétude à ce sujet. Sa prestance naturelle, son aisance verbale, son sourire ironique et désenchanté, et son statut de fils de daimyo suffisent en général à faire tomber en pamoison nombre de ces dames.
C’est trop facile, en fait. C’est bien cela l’ennui.

Cependant, quand il repère la silhouette écarlate, ceinturée de jais, lacée d’or, en une suggestion profondément érotique de la proie captive et sans défense, il avale sa salive, plutôt content d’avoir opté pour une tenue habillée qui mette en valeur sa silhouette athlétique.

Pas à dire, c’est autre chose que Doji Shizue.

Il jette un coup d’œil circulaire. Hormis la lueur de convoitise omniprésente chez les autres mâles à l’entour, la voie est libre.

Très conscient des regards d’envie de l’assistance, il se dirige avec un plaisir non dissimulé vers la jeune femme, et l’interpelle, le sourire aux lèvres :

- Tsukiko-san ! Quel bonheur et quel délice de vous voir ici, ma chère. Vous êtes d’une beauté tout simplement étourdissante, ce soir. M’accorderiez-vous votre compagnie pour ce spectacle ?
A moins que vous n’ayez d’autres obligations, bien sûr, sourit-il.
Dernière modification par matsu aiko le 19 mars 2008, 23:13, modifié 1 fois.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 19 mars 2008, 22:36

La volte-face gracieuse fait onduler la soie autour d'elle en une vague délicate, accompagne son mouvement du murmure suggestif de l'étoffe précieuse qui glisse sur son corps, et il y a dans son geste juste ce qu'il faut de lenteur pour attirer l'attention.
La jeune fille pose ses étranges iris turquoise sur lui et son sourire le caresse tandis qu'elle s'incline devant lui. Shosuro Jocho a fait un effort de toilette ce soir, et elle est bien obligée de reconnaître que c'est plutôt réussi.

- Jocho sama, je ne mérite pas tous ces compliments.... Le plaisir que j'éprouve à vous voir ici est à la hauteur de ma surprise. J'ignorais que vous étiez amateur de nô, et je me réjouis d'avance de partager avec vous ces quelques heures.

Ses longs doigts fins, aux ongles laqués du même rouge que celui de son kimono, replient négligemment le délicat éventail noir et le glissent dans son obi, elle s'avance sans hâte vers lui de sa démarche féline, juste ce qu'il faut de chaloupée pour que se posent les regards sur ses hanches.
Elle se porte à sa hauteur et se tourne vers le théâtre. Ce faisant, la soie de son vêtement a frôlé la main de l'homme à ses côtés, sans qu'elle y prête attention, et elle baisse les yeux avec un sourire d'excuse et un "sumimasen" murmuré d'une voix suave, dans un souffle qui le caresse comme il caresse la soie sur son épaule.

Elle adresse quelques sourires à des samurais de sa connaissance, note avec amusement que la simple présence du capitaine de la Garde Tonnerre suffit à tenir les fâcheux à bonne distance.
Elle a de nouveau senti cette tension qui s'est installée entre eux, et se dit que la disposition des spectateurs dans la salle ne va faire que l'exacerber... On a en effet pris le parti de créer l'intimité et lorsque les gens prendront place, de petits paravents seront disposés entre les groupes pour les isoler du reste du public. Ses relations privilégiées avec le vieil acteur en charge du théâtre lui ont donnée l'occasion d'assister à plusieurs répétitions et de discuter avec le metteur en scène. Elle sait donc très bien à quoi s'attendre au moment où la lumière baissera.

Et elle sait surtout qu'à part elle, il n'y a pas grand-monde qui soit au courant.
Elle et Jocho vont se retrouver plus seuls qu'ils ne l'ont jamais été.

La foule se presse à l'entrée et Tsukiko doit prendre garde à ne pas être bousculée. A la faveur d'une accalmie, elle croit apercevoir Yogo Osako mais cette vision s'évanouit dans le néant et elle ne retrouve pas la silhouette longiligne de la magistrate parmi tous ces gens.
Sans qu'elle sache exactement pourquoi, son intuition l'enjoint à la prudence, et à la plus extrême méfiance.

Le fils du gouverneur l'escorte galamment jusqu'aux places qui leur ont été réservées, et elle s'installe avec un mélange de grâce et de légèreté sur le coussin qu'un serviteur lui désigne. Des heimins n'attendent pas que chacun soit assis pour commencer à disposer les paravents, et elle savoure sans le montrer la surprise des gens alentours.

La seconde manche est engagée à présent. Les règles du jeu, qu'ils sont les seuls à connaître vraiment, se mettent en place presque à leur insu, et ils se feront bientôt face à la manière de deux fauves luttant sur un goban pour un même territoire.

Maintenant, maintenant seulement, la partie devient intéressante.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 21 mars 2008, 19:23

Classiquement, une pièce de nô, c’est un pensum assez ennuyeux, une forme de théâtre très codifiée où les spectateurs écoutent religieusement un récit chanté et dansé de façon hiératique.
Jocho a déjà assisté par obligation sociale à ce genre de spectacle, mais il préfère de loin le kabuki vivant et coloré, avec ses personnages extravagants et ses interludes parodiques qui brocardent volontiers le marchand usurier, le rônin ivrogne ou le moine paillard.
Il se prépare donc à un délicieux supplice, celui de rester côte à côte avec un concentré de séduction Shosuro en la personne de la ravissante Tsukiko, et ce, sans pouvoir bouger un cil. Au mieux, pourra-t-il glisser un commentaire murmuré ou un sourire.

Mais ce qui suit le prend complètement par surprise.

Les paravents ont été installés ; les murmures initiaux face à cette initiative inhabituelle se sont tus. Puis, par palier, les lanternes sont éteintes, jusqu’à ce qu’une obscurité totale règne dans la salle.

L’expérience des ténèbres est une chose étrange. Tous les autres sens prennent une importance démesurée. Le moindre froissement de tissu, le plus minuscule frottement, font figure d’avalanche ; les parfums, les odeurs, envahissent l’espace avec une violence presque physique ; la position du corps, des membres, le toucher lisse du bois, la caresse de la soie sur la peau, prennent une acuité particulière ; même les couleurs invisibles ont leur résonnance propre. Les ténèbres rendent aussi plus perceptibles les flux du chi qui émane de chaque personne présente, et l’aura d’émotions qui colore chacune d'elle.

Jocho est totalement conscient de leurs positions respectives, de la façon dont la main fine de Tsukiko repose sur ses genoux gracieusement ployés, dont sa nuque immaculée s’élance de l’échancrure carmine, supportant la lourde masse odorante des cheveux.
Il y a un léger bruissement ; la main de la jeune femme a lissé un pan du tissu de son kimono, et c’est comme si une vague tiède, parfumée, sensuelle, venait se dérouler et s’alanguir autour de lui.
L’espace entre eux est vivant, électrique ; son parfum l’enveloppe ; il ne sait plus si ce qu’il sent est le parfum de la femme, ou de la fleur ; l’odeur de sa peau, ou celle de l’artifice.
Elle ne parle pas, elle n’a rien fait, juste ce petit geste anodin, mais il sent sa présence d’une façon aussi physique que s’il avait allongé le bras pour la toucher. Ce qu’il pourrait faire, si aisément. Elle est si proche – il suffirait de tendre le bras.

La conjonction de tout cela – l’obscurité troublante, cette femme si proche et qu’il ne peut toucher, combiné à l’abstinence forcée de ces jours derniers – est un aphrodisiaque puissant, dont le résultat ne se fait guère attendre. Il ne s’est écoulé que quelques minutes, mais le désir monte brutalement en lui, exigeant, impérieux. Il la veut – là, tout de suite.

Au moins, dans le noir, ça ne se verra pas…commente intérieurement Jocho, se moquant de ses propres réactions.

Bon, on se calme. Concentre-toi sur cette fichue pièce, sinon tu vas lui sauter dessus, au mépris de toute convenance, d’ici la fin du spectacle.

A cet instant, une voix sourde entame d’un ton monocorde :

- Au commencement était le Vide.

Il y a un soupir collectif – d’où vient la voix ? est-ce bien de la scène ? – puis un silence encore plus absolu se fait. Il n’y a pas un bruit, pas un souffle.

- Au commencement était le Vide, répète la voix lugubre, un peu plus fort.

Cette voix sépulcrale dans l’obscurité a quelque chose de parfaitement terrifiant.

Malgré lui, Jocho se remémore les rumeurs qui courent au sujet des sinistres Soshi et de la famille Yogo. Toutes ces sombres histoires de vengeance séculaire et de maléfices l’ont toujours mis mal à l’aise.

L’atmosphère se fait pesante ; ils sont là, les esprits invisibles, les spectres vengeurs ; ils sont venus, innombrables et avides, pour se repaître des vivants.

- Au commencement était le Vide !

La voix résonne dans cet espace sans forme, comme un coup de tonnerre, une accusation, une malédiction divine.

Les gens sursautent, mal à l’aise ; il y a des bruissements de soie. Quelle sorte de pièce est-ce là ?
Puis le silence se fait à nouveau.
Une forme blanchâtre apparaît, sans source de lumière visible ; elle ondule comme un drapeau effiloché en plein vent, dans cette pièce où ne circule aucun souffle d’air.
Une nouvelle voix s’élève, un murmure d’abord presque inaudible, qui s’égrène progressivement, fragile, hésitant, un filet d’eau entre des pierres.

- Je ne me souviens plus de mon nom
Je ne me souviens plus de ma famille
Je ne me souviens plus de mon clan
Je me souviens qu’il y a quelque chose
Quelque chose d’important
Quelque chose qu’il faut que je vous dise
Quelque chose que peu savent
Quelque chose que moins disent
Quelque chose qu’encore moins peuvent croire
Quelque chose qui m’a coûté la vie
Qui aurait pu me coûter mon âme
Qui pourrait vous coûter la vôtre

Je suis mort
Et vous êtes vivants
Pour combien de temps encore
En êtes-vous sûrs d’ailleurs

J’ai traversé le voile
Ecoutez mon histoire

La silhouette s’envole soudain, traverse l’espace – d’une façon totalement incompatible avec un mouvement humain.
A nouveau, il y a un frémissement collectif de l’assistance. Ce n’est décidément pas une pièce ordinaire. Que se passe-t-il donc ici ?
Dernière modification par matsu aiko le 22 mars 2008, 13:19, modifié 2 fois.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 21 mars 2008, 23:48

Le souffle de la jeune courtisane se fait plus profond à ses côtés, la ligne de ses épaules se détend lentement, et son corps se met au diapason de l'ambiance étrange qui règne dans le carré d’intimité que les paravents astucieusement disposés leur ont offert. Elle sait ce qu’il ressent de se trouver juste à un souffle d’elle, de sentir son parfum aussi présent autour de lui, de vouloir la toucher et de ne pouvoir le faire. Elle sait que les distractions ont été rares pour lui ces derniers jours… et l’effet que sa présence envahissante lui fait. Elle retient un sourire, elle est parfaitement consciente de tout cela et a bien l’intention de distiller avec la parcimonie adéquate et l’à-propos nécessaire les gestes qui vont lui tourner la tête.

Lorsque le silence se fait et que la pièce commence, elle constate que le résultat final des répétitions est au-delà de ses plus folles espérances. L’atmosphère créée par l’isolement des spectateurs est lourde, tout à fait comme elle devrait l’être quand un mortel rencontre un fantôme. Les paravents ont privé la foule du soutien de la meute, ils mettent chacun face à ses peurs, à ses doutes, à ses craintes. Quand elle a lu la pièce la première fois, après que le vieil acteur lui ait confié qu’il comptait l’adapter pour la fin des réjouissances du Premier Sanglier, elle a été transportée. Quand il lui a permis d’assister à certaines répétitions, qu’il l’a laissée entrevoir ce qu’il voulait faire, elle n’a plus voulu qu’une chose : être là pour la première, entendre le public réagir, le sentir déstabilisé, apeuré, angoissé.

Mais surtout, elle a voulu y être avec lui, pour le voir dans une situation où il ne maîtrise rien, où il ne contrôle rien, où tout est un danger potentiel, une menace à son intégrité.
Elle a voulu voir le vrai Jocho. Nu face à la surprise. Sans son discours désabusé, son cynisme, ses artifices, ses mensonges. Le Jocho qui joue à cache-cache avec le reste du monde et ne s'offre que si on l'accule.
Elle a décidé d'être son tigre, son fantôme. Celle devant qui il sera nu.

Il n'a pas été très difficile de le manipuler pour le convaincre de venir.

Son regard glisse sur son voisin et devine plus qu'il ne le voit son visage fixé sur la scène. L'obscurité lui offre le loisir de pouvoir laisser ses prunelles sur lui plus longtemps que l'étiquette le permettrait en temps normal. A ce moment, elle le sait, elle le sent. Même Jocho le blasé est désarçonné, le spectacle est une vraie surprise dans son monde de désenchantement. Elle profite de leur proximité et de l'impossibilité qui est donnée aux gens de les voir, de les entendre, pour se pencher vers lui et murmurer de sa voix douce et caressante, tout près de son oreille :

- Alors, n’est-ce pas étonnant ?

La soie de la manche de son kimono effleure sa main dans le froissement délicieux de l’étoffe et son parfum l’enveloppe lentement, tandis qu’elle reprend place tout à côté de lui et qu’un coup de tonnerre retentit dans le théâtre, faisant sursauter les spectateurs. La fraîcheur de la pluie se fait sentir sur la peau nue et un murmure parcourt l’assistance, on entend le bruit des gouttes d’eau tombant dans le lointain. Un éclair déchire l’obscurité et illumine soudain la scène, le décor, les personnages. Un arbre décharné étend ses longues branches au-dessus de la silhouette d'une femme entièrement habillée de blanc, la traînée rouge qui souille son vêtement immaculé l’instant d’avant frappe le public au visage.
La voix d’outre-tombe reprend son monologue.

« Vous savez ce qui s’est passé.
Mais vous êtes trop lâches pour oser apaiser nos âmes.
Vous savez qui a commis l’indicible forfait.
Mais vous êtes trop veules pour oser apaiser votre conscience.
Qui va le faire à votre place ?
Qui va oser à votre place ?
Vous n’êtes que des crachats !

La voix a crié au moment où la silhouette blanche frappée d’écarlate au cœur se jette sur le premier rang… et s’envole vers le ciel piqueté d’étoiles qui vient d’apparaître en lieu et place du plafond du théâtre. La lumière disparaît, replongeant le public dans le noir le plus absolu, étouffant les bruits, coupant court aux commentaires. Un chant lancinant, entonné par un chœur de voix féminines, s’élève de toute part, désorientant les gens assis face à la scène.
La voix reprend, plus douce, plus humaine.

« Je suis la victime
Et voici le bourreau.
Ecoutez l’histoire de ce couple immémorial,
Vie et mort, meurtre et justice, lâcheté et vaillance.
Lequel serez-vous, vous qui regardez ?

La courtisane est fascinée par ce qu’elle voit. Même si elle connaît les coulisses de la mise en scène, les différents stratagèmes mis au point pour l’occasion, elle ne peut s’empêcher de trouver époustouflant l’aboutissement de ces longs mois de préparation.
Son regard turquoise glisse de nouveau entre ses longs cils sur son voisin, et elle devine cette fois-ci que ses yeux noirs sont posés sur elle sans la voir vraiment. Elle sourit et baisse ses prunelles claires pour les relever l’instant d’après. Elle sait parfaitement qu'il a conscience du moindre de ses gestes. Son corps a bougé presque imperceptiblement près de lui, lui a donné l’impression de s’être rapproché de lui jusqu’à sentir sa chaleur se mêler à la sienne. La peau nue des épaules est à portée de main, et le silence qui s’est fait dans l’alcôve n’est brisé que par le froissement soyeux du tissu contre l’étoffe du coussin sur lequel elle est assise.

Le bruissement du vent dans les feuilles des arbres vient en contrepoint du bruissement de la soie près de lui et l’arrache à sa contemplation. La lune blafarde s’arrondit au fond de la scène et monte haut dans la salle, trois silhouettes diaphanes, éthérées, apparaissent dans le public et tirent à certains des expressions de surprise. Tsukiko s’est légèrement penchée en avant, curieuse de la suite, exposant son profil pur, l’opale a bougé sur sa poitrine et accroché un éclat de lumière qui l'a faite, l’espace d’un court instant, briller de mille feux rougeoyants.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 22 mars 2008, 17:57

Elle s’est penchée vers lui, et une bouffée de son parfum a envahi l’espace comme un grand manteau de soie tiède. Il sent la chaleur de son corps près du sien, son souffle chaud sur son cou quand elle murmure à son oreille. Sa voix douce, langoureuse, joue sur ses sens anormalement aiguisés comme une main habile sur les cordes d’un biwa. La soie de la manche sur sa peau a l’effet d’un choc électrique.

Pris de vertige, il est à deux doigts de la basculer contre le sol et d’écraser son corps contre le sien, quand le sens de ce qu’elle dit, et quelque chose d’autre, éveille un signal d’alerte dans son cerveau. Quelque chose ne va pas.

« Alors, n’est-ce pas étonnant ? » a-t-elle dit.

Il réfléchit furieusement, et met le doigt dessus. C’est dans l’intonation, surtout. La voix de la jeune femme est chaude, caressante – et dénuée de toute surprise, de toute frayeur. Une intuition fulgurante le parcourt – une douche glacée sur ses sens en fusion.
Elle savait. Elle savait, depuis le début, à quoi s’attendre ce soir.
Une admiration réticente se fait jour en lui alors qu’il réalise à quel point il a été manipulé. Quelle ironie. Lui qui se flatte d’exceller à ce genre de jeu, manœuvré par une débutante.

En attendant, Jocho a un problème à résoudre. Le corps a ses raisons que la raison ne connaît pas. Il bande tellement que si elle fait mine de l’effleurer à nouveau de sa manche, ça va être l’explosion. Tenir jusqu’à la fin du spectacle relève de la gageure, voire de l’exploit.

Le coup de tonnerre qui retentit dans la salle le fait sursauter, et ramène de façon bienvenue son attention sur la scène. L’étrangeté du spectacle, ce mélange de mysticisme et d’horreur, est effrayant et attirant à la fois.

La pièce. Concentre-toi sur la pièce.

Rien n’y fait. Son imagination surchauffée fait défiler en surimposition diverses scènes, toutes plus érotiques les unes que les autres.

Tsukiko, les cheveux dénoués, les paupières modestement baissées, le kimono rouge ouvert de haut en bas, son corps svelte éclatant de blancheur, fleur immaculée dans les pétales épars du kimono, sa bouche, sa gorge, ses seins offerts à ses caresses ;
Tsukiko, ses longues jambes lisses glissant contre les siennes, pâmée, la bouche entrouverte, gémissant doucement alors qu’il fait savamment monter le plaisir en elle en vagues successives ;
Tsukiko, ployée sous lui, ses étranges prunelles claires chavirées d’extase alors qu’il s’abandonne enfin au creux de ses reins.

Arrête. C’est ce qu’elle veut, c’est ce qu’elle cherche, et tu le sais.

Une voix insidieuse lui murmure : Depuis quand te préoccupes-tu des convenances. Vous êtes tous les deux dans le noir, derrière des paravents, à l’abri des regards. Qu’est-ce qui t’empêche de la prendre contre toi, de la bâillonner de ta bouche, de la courber sous ton poids. Elle n’est rien. Personne n’oserait dire quoi que ce soit.

Malgré l’aiguillon féroce du désir au creux de ses reins, il sait que ce n’est pas la chose à faire.

Comme attiré par un aimant, son regard aveugle se tourne vers elle, devinant sa forme dans le noir. Qui es-tu vraiment ?
Un éclat de lumière lui permet d’apercevoir son profil pur, sa bouche sensuelle, ses prunelles transparentes d’une limpidité d’aquarium, la goutte rouge suspendue à sa gorge. Sa beauté le poignarde, aussi sûrement qu’un coup de sabre.

Il lui faut cette femme.

Mais rester ainsi dans le noir, juste à côté d’elle, sans bouger, pour les Fortunes savent combien d’heures, est au-dessus de ses forces. Il est engagé dans une bataille qu’il ne peut gagner.
Heureusement, les ténèbres peuvent aussi être ses alliées. Parfois, il faut savoir battre en retraite pour revenir plus tard à la charge.
Et ils sont justement au bon endroit.

Les trois silhouettes blanches ont entamé avec les spectateurs un dialogue singulier et passablement dérangeant.

- Je sais ce que tu as fait. Tu as tué, tu as menti, tu as convoité, tu as fui. Aucune vilenie de l’âme humaine ne t’est inconnue.

- Je sais qui tu es. Tu penses qu’ignorer l’injustice est justice, que l’apparence d’honneur est honneur, qu’ignorer le malheur est faire preuve de compassion. Tu es un hypocrite, et un lâche, qui t’aveugles toi-même et te crois vertueux.

- Je sais ce qui t’attend. Où que tu ailles, tu apporteras le malheur. Tu trahiras ce qui t’est cher, tu tueras ceux que tu aimes. Ne t’attendent sur ton chemin que déshonneur et désespoir.

L’assistance ondule, il y a des murmures. S’il ne s’agissait d’une pièce, de pareils propos seraient mortellement insultants. Mais qui est vraiment visé ? Est-ce juste un artifice de comédien, ou une attaque déguisée ?

La diversion est idéale. Jocho se lève souplement, détendant ses longues jambes ankylosées, non sans retenir un soupir quand la soie glisse le long de son entrejambe douloureusement sensible. Il perçoit un bruissement de soie à sa droite, devine le regard interrogateur de la jeune courtisane.

- Sumimasen, Tsukiko-san, murmure-t-il, sans s’encombrer d’explications inutiles.

Puis il se faufile, ombre parmi les ombres, jusqu’à la sortie du théâtre. Les heimin s’inclinent respectueusement sur son passage. Comme il le sait pertinemment, nul n’oserait faire la moindre remarque.

L’air frais au dehors est comme une libération. Jocho laisse échapper un long soupir qu’il n’avait pas conscience d’avoir retenu.

Juste à côté d’ici, se trouve un endroit qu’il connaît, où il trouvera ce qu’il cherche.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 22 mars 2008, 23:09

Tsukiko l’a suivi des yeux quand il s’est éclipsé et un sourire ironique s’est dessiné sur ses lèvres. Apparemment, le fils du gouverneur a besoin de faire prendre l’air à une certaine partie de son anatomie. Et ça a l’air passablement urgent… Elle sait que près du théâtre, il y a un bordel. De luxe, attention... Une des filles de l’endroit acceptera sans doute de servir de réceptacle à toutes les frustrations du capitaine de la Garde Tonnerre, s’il paie bien. Ce qui devrait être le cas, étant donné que cet argent n’est pas le sien, mais celui de sa maman.

Son attention se reporte sur la scène. Shosuro Jocho a été prévisible, au-delà de tout ce qu’elle avait pu imaginer. Sa stupeur quand il a réalisé qu’elle l’avait conduit exactement là où elle le voulait a été tout à fait délicieuse, tout comme le si cuisant échec quand il s’est agi de se dominer. On ne se prétend pas courtisan quand on n’utilise pas les armes que les sensei de son ryu lui ont appris à fourbir. Elle n’a pas l’audace de dire qu’elle est un brillant épéiste.

Pourquoi a-t-elle été déçue ? Elle est incapable de le dire. En fait, si. Elle avait vaguement espéré qu’il pourrait se révéler un tant soi peu intéressant face à l’adversité, mais il n’a pas été plus intéressant, ni plus résistant que ses condisciples du Dojo des Mensonges. Il s’est contenté de fuir en se disant sans doute que c’est pour mieux revenir, une fois vidé de son trop-plein de yang. Evidemment. Quoi d’autre ? Il n'aime pas perdre, il ne l'envisage même pas, en fait. Ce pari stupide en est une flagrante illustration.

Pathétique… Si pathétique…

Son regard turquoise suit avec attention le jeu des acteurs, les effets de son et lumière que le metteur en scène a si savamment orchestrés, et elle reste sincèrement admirative devant le talent nécessaire pour que la représentation soit irréprochable. Tout est parfait, absolument parfait… Cette pièce de Furuyari est sans doute la plus réussie de toutes celles qu’il a écrites.

Les trois yorei ont traversé la salle et sont montés sur la scène alors que le public bruisse encore des commentaires que leur entrée en matière lui a arrachée. Ils ont accusé, mis à l’index, désigné leurs bourreaux, dans un luxe de suggestions oniriques tellement subtiles qu’elle ne peut s’empêcher d’être touchée, et essuie d’un geste précis la larme qui menaçait de ruiner son maquillage.
Cette scène la renvoie sans coup férir à sa propre histoire, à la mort de son père et à son esprit qu’elle espère avoir apaisé par les choix qu’elle a faits dans sa courte vie. Aux esprits de sa mère et de sa sœur, qui doivent, du moins l’espère-t-elle de tout son cœur, souffrir mille tourments pour leur crime en Jigoku.

Elle sait pourquoi elle a voulu voir cette pièce.
Pour savoir. Savoir ce qu’elles pouvaient endurer, savoir ce qu’elles éprouvaient, savoir ce qu’elle pouvait faire pour les apaiser.

Mais Shosuro Tsukiko n’est pas comme Shosuro Jocho. Elle est une élève du Dojo des Mensonges, ses maîtres lui ont appris à garder le contrôle sur ses émotions, sur son corps, sur ses pensées. Elle les tient dans la paume de sa main comme le cavalier tient les rênes de sa monture, fermement. Elle peut, d’un seul geste décidé, tirer d’un coup sec et emprisonner dans les mailles du filet toute humanité.

Alors, quand les yorei ont entonné leur chant d’une tristesse déchirante, quand ils ont supplié les spectateurs de faire quelque chose pour eux, de punir les responsables, elle a tiré d’un coup sur le filet du pêcheur et a pris dans la nasse les sentiments.

La courtisane accueille avec soulagement l’entracte, la lumière tamisée qui revient lentement dans la salle, le brouhaha des conversations qui enfle peu à peu autour d’elle. Les spectateurs sont désarçonnés, ils ont besoin de retrouver la meute pour se rassurer et relativiser ce à quoi ils ont assisté.
Elle aperçoit soudain l’éventail de son voisin, il a dû le perdre en se levant tout à l’heure. Elle hésite un instant puis le ramasse, se lève et suit la foule qui sort prendre l’air et se restaurer.

Dans la rue, elle se tient à l’écart et joue avec l’éventail de Jocho, les yeux perdus dans le vague, l’esprit perdu dans ses pensées.
La suite du spectacle s’annonce fascinante, elle ne regrette pas d’être venue.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 23 mars 2008, 15:56

Un mouvement de foule la tire de sa rêverie. L’entracte se termine, et les spectateurs rejoignent la salle. Après un regard circulaire, la jeune courtisane regagne sa place. Le coussin d’à côté est obstinément vide.
Le mépris de Tsukiko envers le fils du gouverneur grimpe d’un cran. Non seulement Jocho s’est éclipsé sans tambours ni trompettes, mais en plus il n’a même pas le courage de revenir. En d’autres termes, dans une situation qu’il ne maîtrise pas, il a choisi de prendre la fuite, comme le lâche qu’il est.

L’obscurité se fait à nouveau. Mais elle n’a plus le même caractère angoissant que tout à l’heure. Il y a des murmures, mais plus curieux et excités qu’inquiets. Tsukiko hausse gracieusement les épaules, et concentre son attention sur la scène. Qu’importe l’absence du fils du gouverneur, elle entend bien profiter du spectacle.

Les deux protagonistes principaux, l’homme et la femme vêtue de blanc, sont à nouveau en scène. Un shamisen invisible égrène une ritournelle mélancolique. Le couple mime successivement la rencontre, les chassés-croisés hésitants, la passion naissante, avec un art consommé ; mais la musique prend des accents lugubres et menaçants, en complet contrepoint de la danse fluide, harmonieuse du couple et de leurs masques de liesse, et les spectateurs sentent que toute cette pantomime charmante n’est qu’un leurre romantique préludant à une tragédie.
Des voiles rouges se déroulent soudain sur la scène, figurant la préparation de la noce, alors que progressivement se font jour d’autres préparatifs, bien plus sinistres ; la jeune épousée ne se doute de rien, sa danse muette exprime la joie, l’amour, l’innocence, la situation est poignante.
Tsukiko meurt d’envie de crier à la femme vêtue de blanc : Ne l’écoute pas ! Ne vois-tu pas que la trahison et la cruauté sont inscrites sur son visage, ne vois-tu pas le malheur qui plane au-dessus de vous ?
Mais elle garde la maîtrise d’elle-même, comme toujours. Elle reste assise, immobile, ses grands yeux clairs calmes et limpides comme un lac de montagne. Ce n’est qu’un jeu de scène, rien de plus.

A cet instant, il y a un mouvement, un déplacement d’air, suivi d’un froissement de tissu, juste à côté d’elle. Elle sent l’odeur maintenant familière, poivrée, légèrement musquée, de l’homme qui lui a tenu compagnie pendant la première partie du spectacle, mêlée d’une nouvelle fragrance – des notes de fumée et de sous-bois, pas désagréables - alors qu’il s’assied silencieusement à ses côtés.
Au moins, il a fait un brin de toilette…songe Tsukiko, amusée.

L’homme se penche vers elle – elle sent la chaleur de son corps - et glisse dans sa main fine un cylindre de bois, lisse et tiède sous ses doigts.
Au toucher, Tsukiko l’identifie comme un des petits récipients utilisés par les voyageurs pour stocker du thé chaud ou du saké.

- Je me suis dit que cela pourrait vous plaire, murmure courtoisement la voix de Jocho.

Tsukiko renifle avec précaution le contenu, c’est chaud, cela sent l’alcool, et un mélange aromatique d’épices et d’agrumes. Est-ce tout ce qu’il a trouvé comme prétexte pour justifier son absence ?


Jocho a hésité à revenir, à dire vrai.
D’une façon générale, il a horreur de faire ce qu’on attend de lui. Il faut toujours qu’il transgresse les règles, comme sa mère en a fait l’expérience répétée.

Mais un certain nombre de facteurs ont joué en faveur de sa décision de regagner le théâtre.

D’une part, il se sent à présent plus frais et à même de maîtriser la situation.
La geisha aux yeux gris qui lui a servi d’exutoire n’était qu’un pâle substitut à la chose réelle, mais le soulagement qu’il a trouvé dans son corps parfait lui a permis de recouvrer une partie de sa sérénité. Il aurait dû anticiper le risque de ce genre de dérive, à vrai dire, après ces journées d’abstinence forcée.
C’est cela le problème, chez nous autres pauvres mâles, pense-t-il avec ironie. Pas assez d’exercice, une jolie fille qui passe, et on se retrouve à bramer dans la forêt.

Ensuite, il importe de sauver les apparences. Il serait bon qu’on le voit à la fin du spectacle, qu’il puisse discuter avec les personnalités qui ont assisté à la première de cette troupe renommée. Si Jocho se soucie assez peu de sa réputation, il ne rate par contre pas une occasion de passer dans les endroits en vue.

Enfin, sa vanité et son orgueil sont quelques peu froissés par le traitement cavalier que lui a fait subir la jolie Tsukiko. Même s’il estime avoir remporté une victoire partielle en se contrôlant suffisamment pour ne pas lui sauter dessus, il est assez lucide pour savoir qu’il lui a abandonné le terrain. Or laisser une femme gagner n’est pas dans ses habitudes - surtout dans ce domaine.

Aussi, même s’il serait probablement plus sage de s’éclipser jusqu’à la fin du spectacle, il ne résiste pas à la tentation de revenir lui tenir compagnie. Et, qui sait, peut-être pourra-t-il lui rendre la pareille…
Dernière modification par matsu aiko le 24 mars 2008, 11:33, modifié 1 fois.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 23 mars 2008, 19:33

L’odeur de la rose et de l’huile de camélia est encore plus présente dans le carré d’intimité qui leur est dévolu. Il se rend compte à cet instant qu’elle n’est pas agenouillée sur le coussin, mais qu’elle s’est assise sur le sol, les jambes négligemment repliées sur le côté. Son corps est encore plus près du sien de cette manière, et leurs chaleurs se mêlent dans la pénombre. Les soies se frôlent et accompagnent le moindre mouvement d’un délicieux froufrou, suggestif à souhait.
Selon toute probabilité, pour avoir adopté une position aussi décontractée, elle ne s’attendait pas à le voir revenir.

- Arigato. C’est très aimable à vous.

La voix veloutée et parfaitement timbrée de sa voisine l’effleure une nouvelle fois dans un murmure, et l’obscurité complice de la salle donne un écho tout particulier à ces quelques mots. Elle garde un instant dans sa main fine le cylindre de bois qu’il vient de lui apporter, le caresse du bout des doigts et en apprécie la douceur, l’odeur qui s’en dégage, puis elle le pose près d’elle. Sa méfiance naturelle lui interdit de goûter à quelque chose dont elle ne sait rien, c’est une des dures leçons qu’elle a retenues du Dojo des Mensonges.

Elle ne peut s’empêcher de sourire à demi en constatant que la tension qui habitait son voisin a disparu comme par enchantement. Il a dû se sentir vexé d’être mis en face de sa propre faiblesse, le nez dans la boue et dans l’incapacité de faire autre chose que de battre en retraite pour lécher ses plaies. Il ne se rend même pas compte qu’il fait subir la même chose à ses victimes plus ou moins consentantes. Elle doute qu’il ait appris quoi que ce soit de cette confrontation, mais se morigène soudain.

Elle sait à quoi conduisent les humiliations, elle doit prendre garde à ne jamais présumer, à toujours être sur le qui-vive et ne jamais baisser sa garde. C’est la seule manière pour elle de survivre jusqu’à ce qu’elle quitte cette ville honnie, ce dojo maudit, ces condisciples exécrés. Baisser la tête et encaisser, faire avec et donner le change.
Elle tire donc d’un coup sec et ferme sur le filet du pêcheur, et emprisonne d’un seul geste les sentiments contradictoires qui l’agitent à propos du fils du gouverneur. Elle est venue voir la pièce, pas s’interroger sur les états d’âme de l’enfant gâté qui est assis à côté d’elle.

L’atmosphère sur scène devient lourde et pesante, tandis que s’avance l’accomplissement inévitable du drame. Celle dans le carré d’intimité est moins torride qu’avant l’entracte, mais elle sent la tension qui revient tout doucement, comme une chose impossible à éviter. Etrange… très étrange… Cela ne devrait pourtant pas être le cas.

Tsukiko lisse d’une main distraite la soie du kimono qui recouvre ses longues jambes, son attention est toute entière concentrée sur ce qui se joue là-bas, tandis que la lune se voile et que le tonnerre gronde, que la mariée ne réalise pas jusqu’à quel point elle a été trahie. La douce lumière de l’astre nocturne révèle à l’homme assis près d’elle la manière dont elle se tient, son geste qui se suspend avec grâce alors que le coup fatal est porté, son visage à l’ovale délicats et aux traits purs sur lequel transparaît l’émotion du témoin. Une émotion vraie, brutale, sans concession, sans artifice.

La lumière baisse et replonge les deux jeunes gens dans la pénombre épaisse qui prévaut depuis le début de la pièce. Elle se rend compte à ce moment-là de ce qu’elle lui a laissé entrevoir et efface l'eau qui perle à ses paupières d'un geste discret. Le filet n’était pas assez serré.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 23 mars 2008, 20:34

Sur la scène crépusculaire, l’homme manifeste sa rage devant le corps sans vie. Elle est morte, et toutes ses machinations s’écroulent. Il danse autour d’elle, déversant un flot d’imprécations, injuriant la défunte qui lui a échappé pour toujours.
La pénombre s’accentue encore, et un son grave, lancinant et répétitif se fait entendre alors que le spectacle s’achemine vers sa terrifiante conclusion.

- La trahison est une chose terrible, dit doucement Jocho. Surtout quand elle vient de personnes qu’on aime.

Tsukiko garde le silence. Elle sait parfaitement que répondre, c’est lui donner prise.

- Ce n’est pas empoisonné, ajoute-t-il calmement, avec une pointe de raillerie.

Joignant la démonstration à la parole, il prend le cylindre de bambou, prend une goulée de son contenu, et le repose. Une délicieuse odeur d’épices se répand dans l’air.

- Voilà, vous pouvez connaître mes pensées, à présent, sourit-il.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 23 mars 2008, 22:10

La jeune fille à ses côtés se tourne vers lui, a un sourire indéfinissable et attend quelques instants pendant lesquels elle le regarde. Puis, lentement, elle porte le récipient de bois à ses lèvres sensuelles et termine l'alcool sans que ses yeux turquoise ne le quittent.

- Vraiment ?, murmure-t-elle en abandonnant l'objet devant lui sur le tatami. Intéressant…

Son rouge à lèvres y a laissé l'empreinte de sa bouche, comme une marque incandescente. Sa présence se fait de nouveau sentir, légère et envahissante à la fois, enveloppe l’homme assis près d’elle. D’un geste gracieux, elle écarte la soie du ruban qui a glissé de ses cheveux sur son épaule nue, et la pâle lueur de la scène arrache à la pierre mille rougeoiements, illuminant d’autant d’éclats opalescents la peau de sa gorge. Elle reporte son attention sur la scène alors que le spectacle continue.

La colère du comploteur est magnifiquement rendue. La danse hiératique, le chant haché, la pénombre qui de nouveau envahit les lieux, tout prête à l’introspection et offre le meilleur du jeu des acteurs au public silencieux.
Tsukiko n’a pas bougé, mais le parfum de la rose est un peu plus présent autour de Jocho, comme si elle s’était rapprochée. La soie de son kimono effleure la peau de la main de l’homme tandis qu’elle se penche vers lui et qu’il devine son mouvement dans le noir de l’alcôve improvisée.

- Merci d’être revenu, Jocho, murmure-t-elle à son oreille.

Sa voix douce a délicieusement traîné sur les deux syllabes de son prénom, débarrassé du suffixe de politesse. Quand il se tourne, ses lèvres sont tout près des siennes et elle lui sourit d’une manière irrésistible.

- J’ai pris plaisir à regarder ce spectacle en votre compagnie.

Son souffle a caressé sa bouche quand elle a parlé, et ses yeux clairs sont plongés dans les siens.
Dernière modification par Kakita Kyoko le 24 mars 2008, 02:54, modifié 1 fois.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 23 mars 2008, 23:37

Jocho, d’un coup, a la gorge sèche. Il avale sa salive et répond, ses yeux dans les siens :

- Le plaisir était réciproque…Tsukiko. J’espère que nous aurons l’occasion de mieux nous connaître.

Elle devine son sourire dans la pénombre. Il ne bouge pas, mais semble attendre quelque chose.

Sur la scène, l’obscurité se fait de plus en plus épaisse, se rétrécissant autour de l’homme resté seul, avec juste la tache claire de la morte à ses pieds. Les ombres s’accumulent, se font pressantes, et la musique inquiétante dont le rythme s’accélère suggère une sarabande infernale de créatures invisibles. Elles dansent autour de l’homme isolé, qui se tourne de toutes parts. Mais il n’y a nulle échappatoire à leurs corps sinueux, à leurs griffes d’ombres lacérant l’espace, à leurs gueules avides. Bientôt, très bientôt, tu vas nous appartenir, semble clamer la musique de ses accents stridents, qui s’accélère encore. Puis elle atteint un paroxysme, alors que la dernière tache de lumière s’évanouit, laissant soudain place à un silence assourdissant – un silence de fin du monde.
Les ténèbres sont massives, absolues, impénétrables.

Tout, autour d’eux, semble retenir son souffle. Ou peut-être le monde extérieur a-t-il disparu, et sont-ils seuls, dans cet îlot fragile et odorant aux senteurs de rose et de camélia.

Est-ce le tintamarre assourdissant qui a précédé, cette soudaine absence de repères, mais la tête lui tourne. Puis Tsukiko réalise soudain la cause de son vertige.
Du vide liquide. Il a osé me faire boire du vide liquide. Délayé et mélangé à des épices, pour en dissimuler le goût caractéristique.
Elle n’en a pas pris suffisamment pour se trouver mal, mais sent son équilibre compromis.

- La trahison est une chose terrible, murmure Jocho. Mais, heureusement, vous ne m’aimez pas.

Un silence, un froissement de tissu. Il s’est rapproché et la soutient doucement de son bras.

- Pas encore.

A l’extérieur, une à une, les lanternes se rallument.

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