[SPOILER & ADULTES] [Nouvelle] Le Pari

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 15 juil. 2008, 09:38

La nuit est tombée depuis un bon moment quand la courtisane reçoit la visite du vieil acteur qui tient le théâtre où elle a retrouvé Jocho.
Le serviteur l'a fait entrer et il lui a souri avec plaisir. Il apprécie cette jeune personne, qui assiste aux répétitions des pièces qu'il monte depuis des années. Au fil du temps, elle est devenue un peu comme une nièce pour lui, et il écoute toujours avec intérêt les remarques pertinentes qu'elle fait parfois sur les œuvres mises en scène.

Il la regarde et note le trouble qui semble l'habiter. L'accessoiriste lui a parlé de la présence de la magistrate du clan dans les coulisses, et de celle d'un couple très occupé dans une des salles du couloir. L'homme a été effrayé par ce qu'il a vu en elle, elle n'a même pas remarqué qu'il était resté un peu plus loin à l'observer. Tant de colère, de douleur, de haine, l'ont poussé à s'en ouvrir à lui, et il a pris la décision de venir trouver cette petite. Il connaît les samurais, il sait de quoi ils sont capables quand ils se laissent dominer par leurs sentiments.

Elle lui sert le thé malgré l'heure tardive et entame la conversation. Ils discutent un moment de tout et de rien, puis le vieil homme aborde le sujet qui le préoccupe. Il n'est pas sans ignorer qui était dans les coulisses ce soir-là chez lui. Il lui a suffi de se renseigner discrètement auprès de ses spectateurs. L'absence du capitaine de la Garde Tonnerre, tout comme sa présence quand la foule est entrée, a été remarquée à la fin de la représentation. Celle de Tsukiko aussi.

- Tsukiko chan, je m'inquiétais de ne plus te voir.
- Pardonnez-moi, Shichisaburo sama, j'ai été très prise ces derniers jours.
- Il y a quelque chose dont je voudrais te parler… J'ai pensé que cela pouvait t'intéresser.

Avec tact, il mentionne Yogo Osako, l'endroit où on l'a aperçue, ce qu'elle y faisait, l'éventail dans sa main. La jeune femme ne dit mot, se contente de hocher la tête. Maintenant, elle sait qui était là.

- Je vous remercie pour la peine que vous vous êtes donné, Shichisaburo sama.
- J'espère que tout ira bien pour toi… dans les prochains jours… Je suis très inquiet.
- Tout ira bien, maintenant que je sais.
- Fais très attention à toi, Tsukiko chan. Cette femme est dangereuse. Ce n'est pas la première fois qu'elle le suit sur l'Île de la Larme, je me suis renseigné. Ni qu'elle abuse de son pouvoir pour rendre la vie des dames qu'il fréquente intenable. La geisha qui est partie l'année dernière... D'après ce qui se dit, la menace était on ne peut plus claire.
- Je prendrai garde à elle.
- Si tu as besoin d'aide...
- Non, Shichisaburo sama. Il vaut mieux que vous restiez à l'écart de tout cela. Votre sort serait encore moins enviable que le mien.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 18 juil. 2008, 20:58

Pendant ce temps, au Palais du Gouverneur…

- On m’a rapporté les aménagements que tu as fait faire dans l’aile Ouest…Quelle est cette nouvelle lubie ?
- Rien qui doive vous préoccuper, ma mère.
- J’aimerais quand même que tu daignes m’informer de ce que tu mijotes dans mon palais, Jocho.

L’intéressé adresse à Hyobu un regard de biais. Son seuil de tolérance est assez bas, en ce moment. Autant le lui dire, elle l’apprendra bien assez tôt.

Après l’explication de Jocho, le gouverneur plisse les yeux. Voilà un rebondissement qui ne manque pas d’intérêt.


* * *


Une nuit de plus, une nouvelle journée…mais l’incertitude la ronge toujours. Elle repense aux conseils de Katsumoto, c’est son seul ami, son meilleur allié. Ne ferait-elle pas mieux de l’accompagner, comme il le lui a proposé ?
C’est au milieu de ces interrogations que la voix du vieux serviteur lui parvient.

- Tsukiko-sama ? Il y a des hommes qui sont arrivés à la porte et qui vous demandent… Que dois-je faire ?

La courtisane se lève, intriguée. Que signifie donc tout cela ?

- J'arrive.
- Ce sont des porteurs, Tsukiko-sama, avec un palanquin.
- Quoi ?

Elle range le yukata dont elle vient de terminer les broderies et sort, peu encline à la négociation. Dehors, il y a quatre porteurs, qui s'inclinent profondément en la voyant arriver.

- Shosuro Tsukiko-sama ?
- C'est moi. Que puis-je pour vous ?
- Nous avons ordre de nous mettre à votre disposition pour transporter vos affaires.
- Plaît-il ?
- Pour votre emménagement au Palais du Gouverneur.

La jeune femme haussa un sourcil incrédule.

- Je ne me souviens pas avoir été invitée par qui que ce soit... Que signifie donc tout cela ?
- Pardonnez-nous, nous ne savons vous répondre, Tsukiko-sama. Devons-nous revenir à un autre moment ?
- Je voudrais savoir ce qui se passe, surtout. Je ne puis accéder à votre requête, je n'ai pas été invitée à venir résider là-bas. Croyez bien que j'en suis navrée.

Ils se tortillent sur place, visiblement mal à l'aise. On ne leur a rien dit à ce sujet. La courtisane leur sourit pour les rassurer.

- Qui donc vous envoie ? demande-t-elle d'une voix douce et amène.

Avec un soulagement visible - enfin une question à laquelle il peut répondre - celui des porteurs qui a déjà pris la parole répond :

- C'est Shosuro Jocho-sama, Tsukiko-sama.
- Quoi ?
- Je crois qu'il a laissé quelque chose à votre intention dans le palanquin.

Pour la première fois depuis qu'elle le connaît, le capitaine de la Garde Tonnerre réussit à la surprendre. Le fait est donc d'importance... Elle descend rapidement les marches et ouvre la porte du palanquin. Dans celui-ci, il y a un pli cacheté. Avec son nom dessus. Elle le prend et brise le sceau, parcourt l’unique ligne.

"En espérant que cette invitation vous sera agréable, Shosuro Jocho".

Tsukiko regarde, incrédule, le mot. En d'autres circonstances, elle aurait simplement ri et renvoyé les porteurs. Atteignant son but. Mais là, les choses sont légèrement différentes. Katsumoto lui offre la possibilité de partir d'ici, loin de cette ville qui corrompt tout ce qui y vit. Mais pour devenir quoi ?
Une traînée.

Jocho l'invite à demeurer au palais du gouverneur. Et pour devenir quoi ?
Elle l’ignore.
Elle sait qu'il n'y a jamais invité aucune femme avant elle. L'éventail des possibilités se déploie.
A moins qu'il ne l'y convie que pour lui faire payer son audace. Ce serait bien son genre. Ce serait très...

Les prunelles claires de Tsukiko quittent la feuille de papier épaisse et blanche, couverte d'une calligraphie nerveuse. Il a écrit cela lui-même.

Les gens sont sortis et contemplent l'attroupement devant chez elle. Les commentaires vont bon train parmi les samurais qui se sont arrêtés. Elle capte la silhouette longiligne d'Osako, immobile à un coin de rue.
Les porteurs la regardent, attendant patiemment. Cela fait au moins dix minutes qu'elle est là, devant cette feuille de papier. Elle a toujours à la main son petit sac où elle vient de ranger son ouvrage, son contact la rassure.

Et puis, sans un mot, elle monte dans le palanquin et referme la porte.
Elle aime aniki très tendrement, mais il ira seul à la capitale. Plutôt crever à Ryoko Owari Toshi que de devenir une autre de ces prostituées que le clan envoie dans le lit de ceux qu'il veut utiliser.

Et ce faisant, elle sait qu'elle vient de laisser passer sa meilleure chance de le détruire.


* * *


Le palanquin s’est arrêté, le temps d’un bref échange avec les gardes. Le nom du capitaine de la Garde Tonnerre est un laissez-passer sans faille.
Tsukiko écarte, à peine, le volet de bambou : ils sont dans la grande cour carrée du Palais du Gouverneur. Son estomac se noue. Dans quoi s’est-elle embarquée ? Elle a un sourire mi amer, mi ironique. De toute façon, elle s’embarque toujours dans des galères impossibles…

Les porteurs soulèvent respectueusement le volet, pour lui permettre de passer. Une jeune heimin souriante s’incline en la voyant, et alors qu’elle se redresse tend un parasol carmin au-dessus de sa tête, protégeant la peau de la courtisane des rayons du soleil.

- Je m’appelle Nayoko, Shosuro Tsukiko-sama, pour vous servir. Si vous voulez bien m’accompagner…
- Konnichi wa, Nayoko san. Je suis ravie de faire ta connaissance.

Avec un gracieux assentiment, Tsukiko accorde son pas sur le sien et s’avance avec la dignité d’une reine. Nayoko l’emmène dans une des ailes du Palais. Ensemble, elles parcourent un long corridor. De chaque côté s’alignent des shoji clos, avec, de loin en loin, des gardes en faction, coiffés d’écarlate, armurés d’ébène : des gardes Tonnerre, aussi immobiles que des statues.
Quelques bruits de conversation étouffés, une note de musique solitaire, le doux chuintement des kimonos sur le sol, sont les seuls bruits émaillant le silence feutré de cette partie du bâtiment. Malgré, ou à cause de ce calme souverain, la jeune courtisane a l’impression d’être épiée par des dizaines d’yeux invisibles.

Elle résiste à l’envie furieuse qui la prend de tourner les talons et de filer plus vite que le vent, loin d’ici. Sur le moment, les montagnes de la famille Togashi lui paraissent parfaites pour échapper à tout cela. Jamais personne n’ira la chercher là-bas, c’est sûr…

Enfin, Nayoko s’arrête devant un shoji de bois sombre, s’agenouille gracieusement et le fait coulisser, lui laissant respectueusement le passage.
La pièce est vaste, doucement éclairée par la lueur tamisée du shoji extérieur, qui éveille des reflets vert et or sur les tatamis, et des flamboiements sourds à la surface polie des meubles de bois sombre. A droite, en dessous d’une estampe figurant un paysage agreste sous la lune, une branche à la ramure noueuse est piquée avec art de fleurs d’hibiscus et d’un camélia blanc. Une table basse, pourvue de quelques coussins et d’un service à thé, et une écritoire, complètent l’ensemble. L’air est tiède, embaumé ; au parfum des fleurs se mêle la légère odeur de foin vert des tatamis.

Tsukiko fait quelques pas et demeure, saisie, au milieu de la pièce. La servante a pénétré silencieusement à sa suite, et ouvre les autres shoji attenants, découvrant une petite salle d’eau amplement fournie en flacons de sels de bains, huiles, parfums, et une chambre aménagée avec autant de raffinement que la pièce principale. Le sol est parsemé de pétales de roses.
Rose et camélia, comme à l’Etoile du Matin.
Sur la droite, dans un immense placard, sont pendus de somptueux kimonos.

- Vous êtes ici chez vous, Shosuro Tsukiko-sama, indique la jeune heimin avec un charmant sourire. Désirez-vous une tasse de thé ?
- Non, merci…

La jeune femme laisse son regard errer sur ce qui l’entoure, et se demande où est le piège. Tout ce luxe lui donne une étrange nausée. Elle n’y est absolument pas habituée, et cela lui fait tout drôle de se retrouver ainsi, nageant dans la soie la plus précieuse, les parfums les plus raffinés.
Sans savoir pourquoi, elle frissonne.

La courtisane reste sans rien dire au milieu de la pièce, elle a renvoyé les porteurs chercher ses affaires chez elle, avec un mot à l'attention du vieux serviteur qu’elle voudrait garder auprès d’elle. Pour cela, il faudra qu’elle lui demande la permission…
Serre contre elle le sac dans lequel se trouve son nécessaire de broderie.
Qu'est-ce qu'elle fait là ?

Elle regarde le shoji clos et une sourde inquiétude pointe en elle.
Tout ce raffinement, tout ce luxe... Pourquoi a-t-il décidé de jouer cela sur un coup de dés ? Il est fou. C'est cela, il est fou.
Elle a vu les kimonos, les parfums, les onguents. Il y en a pour une fortune. Les tatamis sont neufs, les arrangements floraux superbes. Les meubles de bois laqué de rouge ont un poli parfait. Madame Mère va hurler en voyant la note... Jocho n'est pas du genre à négocier les prix.

Ses pas légers la mènent jusqu'au shoji extérieur, elle jette un oeil au jardin. Le malaise qui l'a peu à peu envahie s'accentue. Dehors, le ciel est bleu, dégagé, le jardin respire une sérénité qui la fuit. Elle revient au centre de la pièce, le petit sac de toile toujours contre sa poitrine.
Mais qu'est-ce qu'elle fait là ?

Le temps passe, et tout est silencieux. Elle n'a pas bougé de l'endroit où elle se trouve, n’est pas allée admirer les soieries somptueuses que Nayoko lui a montrées, ni fourrer son nez dans les flacons et les pots des bains. Son regard turquoise se pose sur les choses qui remplissent la pièce, revient sur le shoji.
Au bout d'un moment les porteurs reviennent avec ses affaires. Enfin quelque chose de familier. Elle les laisse vaquer sans y prêter attention, toujours cramponnée à ce sac de toile comme un naufragé à une épave.

Nayoko lui demande ses instructions, elle lui répond distraitement, la jeune heimin range les affaires bien en ordre avant de s'enquérir à nouveau de ses desiderata.

- Ne voulez-vous pas une tasse de thé, ou un en-cas, Shosuro Tsukiko-sama ?
- Non, merci.

Tsukiko la remercie d'un sourire et la renvoie. Sa salive a déjà du mal à passer, alors du thé...
Du temps passe encore. Il lui semble que cela fait une éternité qu'elle est là, debout, dans cette pièce. Et toujours cette même question.
Qu'est-ce qu'elle fait là ?


* * *


Viendra ? Viendra pas ? Jocho a compté chaque minute depuis le départ des porteurs, calculant le moment probable de leur arrivée chez Tsukiko.
Il est mort une bonne dizaine de fois dans ce court intervalle. A chaque fois qu’il entendait des pas dans la cour, et que ce n’était pas le palanquin. Et si elle était sortie … ?
Puis enfin, on lui a annoncé que son invitée était arrivée.
Elle est venue, elle est venue, elle est venue… !

Il lui a fallu toute sa volonté pour ne pas se précipiter pour l’accueillir. Mais il sait que ce n’est pas la chose à faire. Par cette proposition abrupte, il lui a déjà avoué qu’il ne peut se passer d’elle.
Après ce qui s’est passé, là-bas, la plus grande prudence s’impose. Approcher doucement, lentement, avec délicatesse, pour ne pas l’effaroucher.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 18 juil. 2008, 21:01

Tsukiko entend un bruit de pas, de l'autre côté du shoji. Une brève conversation, un froissement de tissu. Le panneau glisse sans bruit.
La courtisane se retourne dans un murmure soyeux, le petit sac de toile toujours serré contre elle. La haute silhouette de Jocho s'encadre dans l'ouverture.

- Bonsoir, Shosuro Tsukiko san, s'incline-t-il formellement, sans croiser son regard. Merci d’avoir répondu à mon invitation.

La jeune femme se tient très droite au milieu de la pièce, silhouette esseulée dans la soie sauvage de son kimono noir, délicatement décoré d’une nuée d’oiseaux écarlates passant sur une montagne au crépuscule. Elle n’a pas attaché ses cheveux, contrairement à son habitude, ils cascadent en une longue traînée ébène jusqu’au bas de ses reins.
Elle porte un masque aujourd’hui. C’est un étrange entrelacs arachnéen qui rehausse d’une singulière manière l’ovale délicat et les traits fins de son visage, semblable aux fils soyeux d’une toile où sont accrochées, soulignant la couleur de ses yeux, de minuscules turquoises.

Elle pose son regard sur lui, et il a un instant l'impression qu'elle est perdue. Comme un petit animal.
Il reprend doucement :

- J'espère que ces appartements sont à votre convenance. Vous a-t-on apporté un rafraîchissement ?

Elle ne dit rien sur le moment, le considère. Puis sa voix s'élève dans le silence, à peine plus qu'un murmure caressant.

- Bonsoir, Jocho.

Elle a l'air si désemparée, au milieu de cette vaste pièce... Il ajoute, plus pour meubler ce silence inconfortable que par réel besoin :

- Si jamais vous souhaitez en modifier l'arrangement ou la décoration, c'est possible, bien sûr...

Qu'est-ce qu'il raconte. Elle s'en moque, de la décoration.

- Non, tout est parfait.

Tsukiko fait un effort pour ne pas déglutir. Les iris bleu et vert mêlés font le tour de la pièce, se posent de nouveau sur lui. Elle s’oblige à ne pas inspirer profondément.

- Je vous remercie pour votre invitation. Elle était... inattendue.

L'ombre d'un sourire traverse son visage.

- Je le conçois.

Puis il demande d'un ton soucieux :

- Ne voulez-vous pas vous asseoir, que je vous fasse apporter quelque chose ? J'ai l'impression que vous allez vous trouver mal.
- Non, ça va aller. Je n'ai pas l'habitude de m'évanouir pour un oui, pour un non.

Il lui a semblé que son regard a souri quand elle a dit ça.

- Avez-vous passé une bonne journée ?
- Oui, je vous remercie, ment-il. Il l'a passée sur des charbons ardents.

Histoire de changer de sujet, il se dirige vers le shoji derrière lequel sont rangés les kimonos, l'entrouvre.

- Je ne sais pas si Nayoko vous a montré les ressources de cet endroit… J'espère que ces habits pourront vous convenir pour le moment. Naturellement, dès que possible je ferais mander le tailleur, pour que vous puissiez choisir une tenue selon vos goûts.

Elle s’approche de lui et regarde les kimonos. Sa main se tend et effleure la soie fine. Ses yeux détaillent les somptueux décors, reviennent sur lui et sourient.

- J'ai eu l'opportunité d'admirer ces merveilles. Ce sont des vêtements de toute beauté. Et il y en a bien plus que je n'en ai jamais eu.

Un gros mensonge, elle n'a pas été fichue de bouger de l'endroit où elle est. Mais un mensonge convaincant.

- Ah, fait-il.

Au moins quelque chose qui lui plait. Il se retourne vers elle et sourit avec chaleur.

- Vous avez fait des miracles, en si peu de temps, dit-elle en répondant à son sourire avec hésitation.
- Je ne pouvais faire moins, dit-il avec un geste de dénégation.
- Je ne mérite pas autant de peine. C'est magnifique.
- Vous méritez beaucoup plus que cela, répond-il avec fougue. Mais je suis content que cela vous plaise.

Le lent sourire qu'il connaît bien revient ourler les lèvres délicatement maquillées.

- Arigato, souffle-t-elle en baissant les yeux.

Là, Jocho sent comme une drôle de sensation qui naît tout au creux de son estomac, grandit, et remplit sa poitrine - une explosion de douceur. C'est bon et c'est chaud, et ça le parcourt comme une vague brûlante.
Retiens-toi, idiot. On a dit : avec lenteur, douceur, délicatesse.

- C'était tout naturel, ...Tsukiko. Je dois à présent vous quitter, nous nous verrons tout à l’heure. Vous pourrez vous faire aider par la servante pour vous apprêter.
- Jocho ? dit-elle après un instant d'hésitation.
- Hai ?
- Où sont vos affaires ?
- Pardon ?
- Vos effets personnels...
- Pourquoi cette question ? demande-t-il, surpris.
- Parce que... je pensais... les trouver ici...

Il reste un moment silencieux.

- Ces appartements sont les vôtres. Je ne me serais pas permis de vous imposer ma présence.
- Ah... Ce sont de grands appartements.
- Vous trouvez ? demande-t-il avec un faible sourire.
- Hmmm...

Elle tourne sur elle-même et regarde l'endroit. Cette attention la surprend, dans le bon sens. Elle s’était attendue à une cohabitation plus ou moins imposée, mais il prend des gants et cela ne lui ressemble pas.

- Je préfèrerais ne pas y être seule... trop longtemps...

Jocho sourit d'un air compréhensif.

- Ne craignez rien. Personne ici ne vous fera de mal.
- Je ne crains rien. Je ne serais pas là sinon.

Encore un bon gros mensonge… Elle tourne un instant la tête vers lui et sourit en le regardant.

- Très bien, je n'en attendais pas moins de vous, sourit-il d'un air approbateur. Elle n'est pas rassurée, mais fait de son mieux pour faire bonne figure. Eh bien, à tout à l'heure au dîner, alors.
- Un dîner ?
- Oui, avec ma mère, ma sœur, et son époux.
- Bien... Je vais tâcher... de vous faire honneur, dans ce cas.
- Je suis sûr que ce sera le cas. Et ce n'est qu'un dîner de famille, rien de plus. Mais c'est pour moi l'occasion de vous présenter à ma mère.
- J'espère simplement que ma présence ne leur sera pas trop pénible.
- Pénible ? Pourquoi cela ?
- Je ne suis pas...un parti très intéressant… Votre mère pourrait avoir voulu quelqu'un d'un statut plus élevé pour son fils.

Il réplique fermement :

- Ne vous préoccupez pas de l'opinion de ma mère, c’est mon affaire. Vous êtes mon invitée, c'est tout ce qu'elle a besoin de savoir. Soyez vous-même et je suis sûr que tout se passera très bien.
- Je suivrai votre conseil, dans ce cas.

Tsukiko se tourne vers lui et lui sourit de nouveau, de cette même façon lente et sensuelle qu'il connaît bien.

- Je vous remercie de votre soutien.

Sa gorge est devenue sèche, mais il répond aimablement :

- C'est tout naturel.

Il s'incline et prend congé, le coeur battant. Pour un peu, il ferait des cabrioles dans le couloir, comme un gamin. Un large sourire s'étale sur son visage. Il doit avoir l'air très bête, mais il s'en moque.

La courtisane le regarde sortir presque en courant. L'idée de venir ici était de loin bien meilleure que celle de le détruire tout de suite...
Elle sort de son immobilité et prend le yukata dans le petit sac, puis appelle Nayoko.

- Pourrais-tu apprêter cela, s’il te plaît ?
- Hai, Tsukiko sama. Je m’en occupe personnellement. C’est un yukata somptueux !
- Oui…
- Dois-je revenir ?
- Jocho sama a dit qu’il y aurait un dîner ce soir, je dois me préparer. Je vais avoir besoin de ton aide.

La servante sort et Tsukiko ouvre le shoji qui donne sur les jardins. Elle a du mal à croire ce qu’elle a vu en lui, ce qu’il a fait pour elle. Est-ce pour se faire pardonner ? Elle ne pense pas.
L’éventail des possibilités se déploie à nouveau.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 24 juil. 2008, 13:06

Nayoko revient au bout d’un moment et s’incline avec respect devant la courtisane, qui en est encore à s’interroger sur ce qui a poussé le capitaine de la Garde Tonnerre à faire ça. L’inviter, elle, ici. C’est à n’y rien comprendre.

- Je suis à votre disposition, Tsukiko sama. Souhaitez-vous que je vous prépare un bain ?
- S'il te plaît, Nayoko, répond-elle après s’être demandée à qui elle parle.

La servante s'incline et part s'affairer dans la salle d'eau. Tsukiko reste un instant sans bouger au milieu de la pièce, puis se décide à la suivre. Le dîner avec la famille de Jocho est important, c'est le premier qu'elle passe dans un cercle aussi restreint, et les circonstances on ne peut plus particulières qui l’ont conduite ici ne lui facilitent pas la tâche. L’impression qu’elle va donner est primordiale. Ses précédentes rencontres avec le gouverneur lui ont laissé une sensation de danger persistante. Il est très difficile de savoir ce que cette femme pense vraiment.

Au bout d'un moment, et après quelques allées et venues dont Tsukiko, plongée dans ses réflexions, a tout juste conscience, la servante revient.

- Votre bain est prêt, Tsukiko sama, lui annonce Nayoko avec un charmant sourire.

L’intéressée répond à son sourire, passe derrière le paravent et ôte son kimono, puis détache ses cheveux et se dirige vers les bains.
Tout autour du baquet de bois fumant sont disposé huiles, savons, sels de bain, serviettes. L’air de la pièce, délicieusement frais, embaume l’odeur des fleurs.

- Souhaitez-vous que je vous assiste pour le bain, Tsukiko sama ?

Elle hésite un instant, puis acquiesce. C'est bien la première fois qu'on l'aide pour cela. Nayoko attend qu'elle soit entrée dans l’eau, puis entreprend de laver sa longue chevelure, lui massant le crâne avec dextérité. Tsukiko se laisse faire, bien obligée de reconnaître que c'est follement agréable de se faire dorloter... Conclusion qu'elle entérine après que la jeune heimin ait entrepris de la nettoyer méticuleusement jusqu’aux orteils.

Elle se sent tellement bien qu'elle pourrait s'endormir dans ce bain, qui entre-temps s'est enrichi de diverses senteurs florales. Elle trempe, béate, appréciant à leur juste valeur les efforts de Nayoko pour la mettre à l'aise.

C'est seulement quand la jeune fille, souriante, lui tend la serviette qu'elle réalise que ce délice va se terminer.
La tension qui l’avait quittée revient, lui étreint le ventre. Elle a de nouveau la sale impression d’avoir commis la plus grosse erreur de toute sa vie en montant dans ce palanquin.

Elle sort, la remercie d'un sourire, Nayoko l'entoure de la serviette et commence à la frictionner. Tsukiko, qui bêtement pensait faire ça toute seule, lui laisse la main et attend... Voyant son hésitation, Nayoko s'interrompt un instant, sourit, et termine de la sécher. Elle poursuit sa tâche en la massant de la tête aux pieds.

Non, décidément, tout ce qu’on fait pour elle depuis une petite heure est merveilleusement exquis. Pour un peu, on se ferait aisément à ce genre de traitement…

La jeune heimin achève le massage, puis lui tend un yukata, approche un tabouret et, une fois la courtisane installée, entreprend de démêler et peigner ses longs cheveux, où les nœuds disparaissent, effacés par la magie d’une huile parfumée.

Vraiment –vraiment !-, c'est très –très !- agréable qu'on fasse ça pour elle...

Pendant qu’elle la peigne, Tsukiko engage la conversation avec Nayoko, comme elle le fait souvent avec les heimin. Si elle pouvait s’en faire une alliée… Elle échange des considérations, pose des questions sur les habitudes du palais afin de ne pas commettre d'impair. Elle se doute que sa présence constitue une petite révolution ici.
Nayoko lui répond avec précision et vivacité, tout en faisant montre de la modestie et de la réserve attendues de la part d’une simple servante.

Puis Tsukiko tâte prudemment le terrain sur les habitudes du gouverneur, sur les endroits où elle n'a pour l'instant pas la permission de se rendre. La jeune fille lui confirme que des dîners sont régulièrement organisés, ainsi que des réceptions. La jeune courtisane ne cherche pas à en apprendre plus. On la mettra au courant bien assez tôt de ses éventuelles obligations.
Tout ce qu'elle souhaite, c'est éviter un incident.

Tout en discutant, Nayoko a oint la peau de Tsukiko d'un onguent qui sent délicieusement bon - le chèvrefeuille, avec d’autres notes aromatiques.

- Cette fragrance est délicieuse. Qu'est-ce ?
- On l'appelle « annonce du printemps », Tsukiko sama. Je suis contente qu'elle vous plaise.

Jocho sama aussi l’apprécie beaucoup.

- Oui, elle est très agréable. Qu'y a-t-il dedans ?
- Du chèvrefeuille, du myrte, de la citronnelle, et d'autres ingrédients.

Elle voit bien que Nayoko manque d’ajouter un commentaire, mais la jeune servante se contente de sourire au final.
La courtisane écarte de son esprit l’épisode du vide liquide, refusant de penser qu’il pourrait user des mêmes artifices pour la mettre dans une situation impossible. Ce serait d’une muflerie sans nom. Mais ce serait très…

Puis vient le délicat moment du choix du kimono.

- Que souhaitez-vous mettre ce soir, Tsukiko sama ?
- Il s'agit d'un dîner de famille, quelque chose de relativement simple, je suppose.
- Celui-ci, peut-être ?, suggère Nayoko.

Elle tend un kimono komon de soie fine, à la chaude couleur rouge sombre, presque pourpre. Le vêtement est parcouru d'un délicat entrelacs de feuilles de lierre, discret rappel du mon de la famille Shosuro, dans lequel se perdent les silhouettes évanescentes d’une multitude d’oiseaux.
Le hadajuban fushia, tranchant idéalement avec la blancheur laiteuse de sa peau et la teinte incarnat de sa tenue, est taillé dans une mousseline de soie aérienne, et c’est une merveille de douceur sous la paume.

- J'aime beaucoup... Tu penses que ça ira ? Je ne sais pas comment sera habillée dame Kimi...
- Il mettrait bien en valeur votre teint... Je ne sais à propos de Kimi sama, mais ce sera aux couleurs du clan de la Licorne, et elle affectionne beaucoup les motifs de fleurs.
- Ah...
- Il y a d'autres kimonos, si vous préférez...
- Regardons les autres, alors.

La servante commence à sortir les différents kimonos. Après avoir passé en revue la totalité des ressources du placard, et s'être rendue compte que son qualificatif de départ - somptueux - était ridiculement insuffisant, Tsukiko ramène son regard sur le kimono originellement sorti par Nayoko.
Oui, le choix est vaste, mais beaucoup de ces tenues sont trop habillées pour ce qu’elle a en tête.

- Celui-là me semble parfait, dit la courtisane en désignant le kimono rouge.
- C'est un excellent choix, Tsukiko sama, sourit Nayoko.

La servante met la dernière main au chignon piqué de deux baguettes en bois d’acajou, au maquillage discret qui met en valeur la couleur singulière de ses iris. Elle l’aide à terminer de s’habiller, après qu’elle ait passé les fins tabi qu'elle affectionne, puis noué le ruban écarlate qui les tiendra en place. Enfin, elle ceint sa taille fine d’un obi assorti ivoire, brodé de petites fleurs de prunier d’un rose délicat.

La jeune courtisane a encore du mal à croire qu’elle habite ici à présent, pour seules les Fortunes savent combien de temps. Mais elle sait que ce dîner sera tout sauf un simple repas pris en famille. Le moindre geste, la moindre parole, la plus petite expression, sera analysé, décortiqué, passé au crible comme au jour de son gempukku. Mais les enjeux de cet examen de passage sont bien plus importants. Elle n’aura pas de seconde chance.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 27 juil. 2008, 18:13

Nayoko la guide au travers des méandres du palais jusqu'à un shoji de bois massif, qu'elle écarte avec un sourire charmant. Une nouvelle fois, Tsukiko a la tentation féroce de partir le plus loin possible - les montagnes du Dragon sont une bonne option.
Mais c'est trop tard : Ils l'ont vue.
Asamitsu et Kimi sont assis à gauche, Jocho à droite, le gouverneur préside la tablée. A la gauche de Jocho se trouve une place vide.

Comme à son habitude, le gouverneur est habillée d'une tenue noire sans ostentation, qui durcit ses traits comme les lignes de son corps.
Asamitsu a revêtu un kimono brun assez sobre, taillé dans une soie fine de grande qualité, discrètement décoré de motifs géométriques ivoire et mauve.
Son épouse est bien entendu habillée d'une tenue assortie à la sienne. L'étoffe de son vêtement, d'un bel ivoire moiré, est parcourue de fleurs de glycine. Son cou est paré du magnifique collier de perles que Tsukiko a déjà vu.

Mais c'est la tenue de Jocho qui la surprend le plus. Il a choisi pour l'occasion un kimono noir orné d’entrelacs de feuilles de lierre, tout comme le sien. Elle note le regard surpris du jeune homme, le sourire de connivence de sa sœur. Soudain, elle se sent très mal à l'aise, mais il faut qu'elle fasse front. Franchir ce seuil, c'est rentrer dans l'arène.

Tsukiko fait appel à toutes ses connaissances en matière d'étiquette et de savoir-vivre, efficacement affûtées par Ichimane. Un bref instant de concentration, tandis qu'elle s'incline avec grâce et entre dans la pièce. Elle n'a jamais reculé devant personne, elle ne va pas commencer maintenant.

- Ah, Tsukiko san !

Jocho se lève et l'accompagne jusqu'à sa place, avant de reprendre la sienne et d'annoncer en souriant :

- Oka sama, Asamitsu sama, Kimi sama, permettez-moi de vous présenter mon invitée, Shosuro Tsukiko.

Kimi lui adresse un sourire charmant, Asamitsu s'incline, visiblement mal à l'aise. Le gouverneur la fixe sans aucun commentaire. Tsukiko se sent transpercée par ce regard aigu.
Puis Jocho s'incline vers elle avec une courtoisie parfaite, et poursuit :

- Tsukiko-san, permettez-moi de vous présenter mon honorable mère, le gouverneur Hyobu, mon beau-frère, Ide Asamitsu, et son épouse, ma sœur cadette Kimi.

La jeune courtisane n'a pas levé ses étranges prunelles claires sur les convives. Elle remercie Jocho d'un sourire discret et s'incline, puis salue le gouverneur, Asamitsu et Kimi.

- Konban wa, Shosuro Hyobu dono, Ide Asamitsu sama, Ide Kimi sama. Je suis très honorée de me trouver ici, et je vous remercie pour votre invitation, Shosuro Jocho sama.

Jusque là, rien de très différent de ce qu'elle fait d'habitude...

Il y a quelques instants de silence inconfortable, puis la voix de Hyobu s'élève, tranchante comme un couperet.

- La prochaine fois, Jocho, j'apprécierais que tu me présentes tes 'invitées' avant de les retrouver sous mon toit.
- Il en sera comme vous le souhaitez, ma mère.

La voix de Jocho est un modèle d'urbanité.
Tsukiko résiste à l'envie de déglutir. Elle n'est pas dans l'œil du cyclone pour l'instant...

Hyobu jette à son fils un regard glacial, puis s'adresse à elle d'un ton neutre :

- Et combien de temps comptez-vous... séjourner parmi nous, Tsukiko-san ?
- J'ignorais déjà ce matin que j'étais invitée ici, dame Hyobu, je serais bien en peine de vous dire quand mon séjour s'achèvera. Cependant, je ne souhaite pas que ma présence vous incommode. Vous êtes ici chez vous, un mot de votre part et je partirai.
- Je suis bien aise que vous reconnaissiez que je suis ici chez moi, jeune fille.

Silence significatif.

- Néanmoins, je constate que vous avez également souffert du manque de manières de mon fils, et j'espère qu'il a eu le bon goût de s'en excuser.

Nouveau regard glacial à Jocho. Kimi est impassible, Asamitsu a l'air horriblement mal à l'aise.

- En effet, dame Hyobu, il a eu cette délicatesse.

Le gouverneur hausse un sourcil. Les yeux de Jocho se plissent, de surprise et d’amusement. Voilà un soutien inattendu…Non pas que les réprimandes cinglantes de sa mère l’affectent le moins du monde. Il en a vu d’autres.
Kimi saisit l'occasion pour changer de sujet de conversation.

- A propos, Tsukiko-san, auriez-vous vu par hasard " Okanabe no Hana", le dernier spectacle de kabuki ? Il parait que c'est follement distrayant.

Hasard ou préméditation, la soeur de Jocho vient précisément de parler du spectacle qui avait lieu au théâtre ce soir-.

- J'ai en effet eu cette chance, dame Kimi. Et le spectacle est tout à fait à la hauteur des attentes du public. C'est drôle, léger, enlevé. J'ai cependant une préférence pour le no.
- Oui, le kabuki est moins raffiné, n'est-ce pas...
- Disons que je préfère l'atmosphère intimiste du no. Pourtant, un spectacle de kabuki se révèle parfois fort différent de ce à quoi on s'attendait.
- Oui, un dernier acte peut présenter des dénouements imprévus.

Le sourire de Kimi est parfaitement suave. Celui de Tsukiko lui fait écho et sa voix douce et caressante à souhait ajoute :

- En effet, dame Kimi. C'est un peu comme un gâteau d'Oshogatsu. On ne sait jamais sur quoi on va tomber... et on est parfois agréablement surpris.

Kimi sourit, et enchaîne sur une analyse des mérites comparés des différents styles de théâtre, pour passer à la mode, et à la poésie. En bref, elle meuble la conversation avec un art consommé. Tsukiko la laisse prudemment disserter, écoutant patiemment son discours.
Elle a une conscience aiguë de son environnement, de la tension qui habite le gouverneur, de l'embarras d'Asamitsu, de la décontraction de Jocho. Elle n'aurait jamais pensé qu'il fasse fi de la plus élémentaire des politesses et n'informe pas sa mère de son intention de l'inviter ici.

Kimi poursuit son monologue, le parsemant d'interrogations qui n'en sont pas, et qui requièrent tout au plus un assentiment poli de ses interlocuteurs. Dans son regard luit une lueur complice. Après le récit lyrique qu'elle a eu de la nuit à l'Etoile du matin, ce n'est pas une suite inattendue, même si c'est bien la première fois que son frère amène qui que ce soit au Palais.
Hyobu reprend la parole, toujours de cette voix neutre qui ne laisse rien deviner de ses pensées :

- Et si vous nous parliez un peu de vous, Tsukiko-san ?
- Que souhaitez-vous savoir, dame Hyobu ?

J'aimerais comprendre les raisons qui ont conduit mon fils à dépenser une véritable fortune pour recevoir la personne qui se trouve actuellement en face de moi, entre autres...et comment quelqu’un qui m’a déclaré avec aplomb il y a deux semaines « je ne suis pas une intime de votre fils et je ne le serai pas de mon plein gré » se retrouve à présent dans son lit.

- Hé bien, dites-nous en plus sur votre famille et votre passé, Tsukiko-san.

Malgré la politesse du ton, la suggestion a valeur d’ordre et la courtisane ne s’y trompe pas.
Dernière modification par matsu aiko le 27 juil. 2008, 19:32, modifié 1 fois.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 27 juil. 2008, 18:26

Tsukiko ne sait pas trop comment prendre la question de la femme au bout de la table. Elle a beaucoup de mal à imaginer qu'elle ne sait rien à son propos, elle qui sait presque tout au sujet des gens qui habitent SA ville, mais elle appréhende les informations qu'elle pourrait avoir réunies sur elle. Les gens de son école sont bavards, et certains ne demanderaient pas mieux que de marquer des points avec elle en répondant avec obligeance aux questions de Hyobu.

Non pas qu'elle regrette un seul instant ce qu'elle a fait. C'était une chose qui devait être faite, et elle seule en était capable, parce qu'elle seule aimait suffisamment son père pour cela. Mais c'est le genre de chose qui fait désordre dans le passé de la maîtresse du fils d'un gouverneur de province, surtout quand ce gouverneur s'appelle Shosuro Hyobu. Elle aime tout contrôler, dans sa sphère d'influence qui ne cesse de grandir, et Tsukiko n'est pas tout à fait contrôlable.

- Ma famille... Je n'en ai plus. Mon père a été tué alors qu'il faisait son devoir, et ma mère et ma soeur sont mortes dans un incendie. Quant à mon passé, il n'est pas très notable. Je suis arrivée au dojo des courtisans de la famille Bayushi pour mes huit ans, et je n'ai plus quitté Ryoko Owari depuis cette époque. J'ai cependant le grand honneur d'être l'amie de Shosuro Katsumoto, que vous avez je crois eu l'occasion de rencontrer, depuis cette époque.

Petite information gratuite, gouverneur-dono, juste au cas où tu ne le saurais pas.

La courtisane remercie d'un sourire la servante qui s'est avancée pour remplir les tasses de thé, contrairement aux autres personnes attablées. Elle attend qu'ils commencent à boire avant de porter la porcelaine à ses lèvres maquillées avec soin. Son regard turquoise glisse sur Jocho mais ne s'arrête pas, revient sur Kimi, qui à son grand étonnement, semble la soutenir, même si c'est de loin et avec prudence.

- Mon père était de petite noblesse, il m'a inculqué un certain nombre de valeurs qui me suivent depuis toutes ces années. Le goût du travail bien fait, la valeur du riz, celle du labeur. C'est une chose importante, je pense.
- Le travail bien fait…

Le gouverneur semble méditer ces mots pendant un moment. Le travail bien fait, le labeur... c’est de l’humour, je suppose, venant d’une courtisane.
Asamitsu ouvre la bouche, puis à un regard de Kimi la referme précipitamment.

- Et…comment au juste avez-vous fait la connaissance de mon fils, Tsukiko-san ? demande le gouverneur. Si sa bouche sourit, son regard est froid, impersonnel – un naturaliste en train d’examiner sa dernière trouvaille.
- Lors d'un dîner, ici même, au printemps. Ce fut une charmante soirée, au demeurant. Dame Kimi était là, d'ailleurs.

La jeune femme sourit comme à un souvenir agréable. Elle a détesté cette conversation insipide, ce pari inepte.

- Oui, c’était une soirée délicieuse, renchérit Kimi.
- Avez-vous déjà réalisé des... missions pour le clan, Tsukiko-san ? reprend le gouverneur.

Ce que Tsukiko traduit immédiatement par : dans quel lit vous a-t-on déjà envoyée ?

- Non, dame Hyobu. On m'a déjà demandé de faire quelques médiations pour la famille Shosuro auprès d'autres clans, mais rien d'aussi... délicat.

Je ne vous demanderai pas comment s'est passée votre ‘médiation’ avec le clan du Crabe..., pense le gouverneur.

- Est-ce quelque chose que vous attendez avec impatience ? Ou avez-vous d'autres projets, d'autres ambitions ?
- J'ai quelques talents qui pourraient se révéler utiles, dans d'autres domaines. Je ne compte pas passer les vingt prochaines années à courir après une gloire éphémère, ce ne serait pas rendre hommage à l'héritage de mon père. Les réalisations concrètes sont bien plus éloquentes que les beaux discours, et j'ai tendance à me méfier de l'ambition. Elle fait faire beaucoup de sottises quand elle n'est pas pondérée par une certaine finesse d'analyse.

La courtisane repose sa tasse, que la servante s'empresse de remplir. Cette conversation ressemble à un interrogatoire de la magistrature, et elle doit faire appel à toute sa concentration pour ne pas faire de faux-pas. Mais elle ne peut s'en prendre qu'à elle-même. Elle seule a décidé de monter dans ce palanquin, après tout.

De fait, le gouverneur continue à la mettre sur le grill.

Finesse d’analyse que vous vous attribuez, je suppose… c’est ce qu’on va voir.
- Ah ? Quel genre de talents ?
- Je sais tenir ma place.

Sa bouche sensuelle s'ourle d'un sourire délicieux, mais son regard ne se lève pas plus haut que celui des autres convives.

Le gouverneur s’autorise un petit sourire satisfait. Bien, elle a au moins compris cela, sans qu’elle ait eu besoin de l’humilier.

Hyobu a en effet assez peu apprécié que Jocho l’ait une nouvelle fois mise devant le fait accompli. Son fils se permet beaucoup trop de choses, il ne faudrait pas que cette petite se fasse des idées, ou que cette soudaine « promotion » lui monte à la tête.
A moins que cette invitation soudaine ne soit qu’une provocation de plus…

- Oka-sama, ne croyez-vous pas que vous avez suffisamment questionné Tsukiko-san pour ce soir ? Elle vient tout juste d’arriver…
- Jocho, quand j’aurai besoin de ton avis, je te le demanderai, réplique le gouverneur d’une voix égale, sans détourner son attention de la jeune courtisane.
- Eh bien, heureusement que votre sens de l’étiquette est plus élevé dans d’autres circonstances, ma mère, sinon, nous aurions des incidents diplomatiques en pagaille, commente Jocho d’un ton léger.

La jeune femme est étonnée qu'il prenne son parti de cette manière, même si elle déplore son manque de tact et sa fâcheuse propension à provoquer Madame Mère à chaque occasion que les Fortunes lui donnent. Elle n'est pas persuadée qu'il se rende service ainsi, mais d'un autre côté, elle doute qu'il en ait quelque chose à faire…

Le gouverneur le foudroie du regard. A ta place, Jocho, je me tairais, au regard de tes derniers exploits. Puis elle dirige à nouveau le feu de son attention sur Tsukiko.

- Une dernière question, alors, si vous me le permettez…dit-elle avec un sourire d’une cordialité de façade.
- Je vous en prie, dame Hyobu.
- Comment une jeune courtisane - une orpheline aux origines modestes et sachant tenir sa place - a-t-elle été convaincue de venir s’installer au Palais du Gouverneur ?

Une pause.

- Et son corollaire : que pensez-vous de mon fils ?

Le lent et si séduisant sourire répond à celui de la femme habillée de noir qui l'interroge. Elle s'était attendue à la question. Mais il était difficile de s'y préparer convenablement.
Bien sûr, quand on prétend ne pas désirer plus que d'attraper la gale de devenir la maîtresse d'un homme, il est très difficile de soutenir le contraire à peine deux semaines plus tard...

- Hé bien… Disons que la façon dont la chose a été présentée m'a surprise parce que je ne m'y attendais pas, et que c'est une chose que j'apprécie. Ce n'est pas le fait d'avoir été invitée ici, dans ce palais, qui m'a décidée. Je ne suis pas sensible au luxe et à la richesse, ne t'en déplaise, même si je reconnais que c'est bien agréable. Je sais me contenter de ce que j'ai.

En cela, Tsukiko est tout à fait sincère. Il l'a surprise et elle a voulu venir. Si elle ne l'avait pas voulu, il aurait pu danser sur la tête qu'elle l'aurait superbement ignoré.
Non, c'est autre chose qui l'a décidée.

- Quant à savoir ce que je pense de votre fils…, ajoute-t-elle avant de regarder Jocho.
Ce dernier retient sa respiration.
- Je crois que quand il se donne la peine, il est capable du meilleur. Il faut simplement qu'il en ait envie. J'espère qu'il en aura envie avec moi, dame Hyobu.

Elle se tait et baisse les yeux sur la porcelaine de sa tasse.
Même si je n'ai pas ta patience, gouverneur dono. Mais cela, il le sait déjà, pense-t-elle en buvant une gorgée de ce thé délicat et parfumé qu'on leur sert depuis tout à l'heure.

« J’espère qu’il en aura envie avec moi ». Quelle question. Cela fait plus d’un mois, que j’en ai envie, ironise mentalement l’intéressé.

- Nous verrons cela..., conclut le gouverneur, énigmatique.

Bon, le message principal est passé…elle ne fera pas la méprise de se tromper sur qui tient ici les rênes du pouvoir. Par contre, la raison pour laquelle elle a accepté cette ‘invitation’ reste obscure. La curiosité ? Non, il y a autre chose. L’ambition, peut-être. Mais elle est suffisamment fine pour savoir être patiente… et diplomate.
Elle a une excellente intuition, aussi. « J’espère qu’il en aura envie avec moi » … Jocho n’en fait qu’à sa tête. Qu’elle l’ait compris aussi vite est plutôt bon signe.

A quoi est due cette soudaine volte-face qui l’a conduite ici, cela reste un mystère… Jocho est peut-être capable du meilleur, mais il est surtout capable du pire, hélas. Mais cette petite, avec son caractère affirmé et son côté pragmatique, réussira peut-être à lui mettre un peu de plomb dans la cervelle. On peut toujours rêver. L’avenir le dira…


- Soyez la bienvenue, Tsukiko-san, conclut-elle, alors qu’une interrogation incongrue lui traverse l’esprit : Se pourrait-il que ce soit quelque chose de sérieux ?


Asamitsu adresse à Tsukiko un sourire timide mais sincère. Jolie et gentille comme vous l’êtes, j’espère qu’ils vous traiteront bien, Tsukiko-san…

Jocho a un large sourire. Pas à dire, elle s’en est très bien sortie, malgré le désagréable mais prévisible interrogatoire de son honorable mère, qui se sent obligée de marquer son territoire comme le chien proverbial. A sa grande surprise, elle l’a même couvert, alors que sa mère vénérée était décidée à le clouer publiquement au pilori, et a présenté les choses avec un naturel confondant, comme s’ils avaient une relation de longue date.
Alors qu’il y a trois jours, elle était prête à l’égorger.
Ça, c’est vraiment incroyable.

Kimi renchérit :

- J'espère que vous vous plairez ici.
- Je l'espère aussi, dame Kimi.

La sœur de Jocho lui sourit en retour. Cette petite courtisane est décidément plus futée qu’elle n’en a l’air…Elle n’aurait pas parié un zeni sur la possibilité d’une relation suivie avec son frère. Quand à l’inviter ici, c’est du jamais vu. Avec un brin d’envie mystifiée, elle se demande vraiment ce qu’elle a bien pu lui faire…

Tsukiko incline la tête et remercie d'un sourire les personnes qui lui souhaitent la bienvenue.
Comme si c'était un signal, des serviteurs apportent des bols de soupe fumants, et en un ballet bien réglé le dîner proprement dit prend place.


Le reste du dîner se déroule sans encombre. Son voisin se montre à son égard d’une parfaite courtoisie, elle lui rend la pareille et d’une façon générale fait de son mieux pour s‘adapter à la situation. L’abondance de nourriture à la table la met mal à l'aise, elle qui n'a guère les moyens de gaspiller de la sorte, mais il faut bien qu'elle s'y fasse… Elle sent sur elle le regard aigu du gouverneur. L’examen n’est pas terminé. Il faut qu’elle reste concentrée, une faute d’étiquette à ce stade serait impardonnable.
La conversation reprend, animée principalement par Kimi. Jocho lui donne aimablement la réplique, Asamitsu finit par abandonner sa réserve et participe également. Le gouverneur écoute, impassible, sans faire de commentaire.

La jeune courtisane observe avec attention tout ce qui se passe, enregistre les gestes, les paroles, les manières, les règles, les codes, qui sont de mise ici. Les diners sont assez formels, comme le démontrent la façon révérencieuse dont elle a été présentée, et le service discret et raffiné. Chaque plat est amené avec des contenants et des baguettes spécifiques ; la présentation est esthétique et recherchée. Il convient de laisser quelque chose dans son bol, sinon on est resservi sur le champ.
Tsukiko regarde son voisin à la dérobée, alors qu’il croque délicatement à l’aide de baguettes incrustées de jade de minuscules légumes marinés, présentés dans une coupelle de porcelaine céruléenne si fine qu’elle en est presque transparente. Quelles que soient ses pensées, Jocho n’en laisse rien paraître.
Mais, après tout, pour lui toutes ces choses sont usuelles et normales. Il est né ici, dans ce palais, il a été élevé en fils de daimyo. Ces mets raffinés, ce décor luxueux, sont son ordinaire. Ce qui l’intimide est pour lui banal.
Elle rend grâce, une nouvelle fois, aux leçons d’Ichimane. Sans elle, elle n’aurait su que faire dans une telle situation.

Les pensées de Jocho sont de fait bien loin des préoccupations de l’étiquette.

Comment, au juste, a-t-elle su comment il allait s’habiller ? Une simple coïncidence serait par trop troublante…Est-ce une indiscrétion de Nayoko ? S’agit-il d’un geste de défi, comme celui qui au théâtre lui avait fait arborer son éventail ?
A cette pensée, son cœur se met à battre un peu plus vite.

Quand le gouverneur se lève, marquant la fin du repas, Tsukiko réprime un soupir de soulagement. Jamais dîner ne lui a paru plus long. Elle s’incline profondément, remercie ses hôtes, et rassemble élégamment les pans de son kimono pour se lever.
Son voisin se redresse d’un bond.

- Permettez-moi de vous raccompagner, Tsukiko san. Ces couloirs sont un vrai dédale pour qui n’en est pas familier, sourit-il.

La jeune femme lève ses yeux turquoise sur lui et répond à son sourire, sous le regard attentif du gouverneur, puis elle les baisse de nouveau.

- Arigato, Jocho sama, c'est très aimable à vous.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 05 août 2008, 09:04

Ils marchent ensemble dans le couloir pendant un long moment.

- Vous voyez, cela s'est bien passé...commente Jocho avec gentillesse. Et ma sœur était contente de vous revoir.
Oui, cela s'est plutôt bien passé, en effet. J'ai également eu grand plaisir à revoir dame Kimi.

Elle adresse un sourire discret au jeune homme qui l'accompagne, elle reconnaît qu'il est très agréable quand il s'en donne la peine. Pourquoi donc fait-il autant d'efforts pour elle ? C'est inexplicable.

- Votre mère n'était pourtant pas ravie d'avoir été mise devant le fait accompli. Peut-être devriez-vous envisager de la ménager un peu de temps en temps ? Surtout si vous avez quelque chose à lui demander, ajoute-t-elle avec un regard complice.
- Ma mère a sa façon de procéder... j'ai la mienne. Ne vous laissez pas impressionner, sourit-il.

Facile à dire pour toi, Jocho. On voit bien que tu n'as rien à redouter d'elle...

Chemin faisant, ils croisent des gardes Tonnerre, qui s'inclinent respectueusement sur leur passage. Jocho leur adresse un petit signe de la tête. Bien qu'ils soient parfaitement impassibles, Tsukiko sent leurs regards sur son corps. Il n'est pas difficile de deviner leurs pensées.
Enfin, ils arrivent devant le shoji de bois sombre. Jocho s'arrête, se tourne vers elle, scrute ses traits l'espace d'un instant.

- Eh bien, il ne me reste plus qu'à vous souhaiter une bonne nuit, Tsukiko-san, la salue-t-il courtoisement, avant de tourner les talons.

Elle soutient son regard et lui sourit, puis le laisse prendre du champ.

- Bonne nuit, Jocho, dit-elle à mi-voix avant de le regarder s'éloigner dans le couloir.

Derrière elle, le shoji s'ouvre silencieusement.

Elle a eu suffisamment d'émotions fortes aujourd'hui, autant lui laisser le loisir de s'accoutumer à ses nouveaux quartiers, raisonne Jocho tout en regagnant ses propres appartements.
Il a espéré, l'espace d'un instant, qu'elle le retienne ; il a scruté son visage, y guettant un encouragement, un signe. Mais son sourire était aimable, rien de plus.
Lenteur, douceur, délicatesse. Fortunes, que c'est dur.

La courtisane hésite, puis se détourne et rentre dans les appartements qu'on lui a attribués.

Elle y est accueillie par le sourire de Nayoko. Tsukiko sourit à son tour à la servante et se met à l'aise, quitte le kimono de la soirée, enfile le yukata qu'elle vient de finir de broder ce matin. Le contact velouté de la soie sur sa peau lui fait du bien. Nayoko l'aide à défaire son chignon, à se préparer pour la nuit, tandis que la courtisane songe à la soirée qui vient de s'écouler.
Le tact du capitaine de la Garde Tonnerre l'a surprise, touchée. Il a fait des efforts, il l'a ménagée. Ce n'est pas dans ses habitudes, elle le sait. Il se moque de ce que pensent les gens, de leurs sentiments, il n'a que faire s'il les blesse ou les froisse. Et avec elle, il prend garde. C'est vraiment étrange...

Elle ouvre le shoji qui donne sur les jardins et sort sur la galerie, réfléchit à tout ce qui vient de se passer. L'air est doux et parfumé, le silence règne. Elle apprécie le calme de l'endroit, il chasse le tumulte qui l'habite.
Son regard clair se pose de nouveau sur le jardin devant elle, parcourt les parterres de fleurs parfaitement ordonnés, les arbres bien taillés, les allées de sable blanc ratissées avec soin. Pourquoi donc a-t-il jeté son dévolu sur elle ? C'est une chose qui lui échappe. Quel homme étrange...
Défier sa mère, prendre son parti, l'imposer en enfreignant toutes les règles de la bienséance. Elle, une femme de petite noblesse, sans famille, sans appui.


Arrivé dans ses appartements, Jocho pose son wakizashi, et dénoue son obi, qu'il lance à son serviteur. Sentant son humeur, celui-ci lui propose :

- Du saké, Jocho-sama ?
- Hai.

Les pans du kimono entrouverts sur son torse nu, il déguste le breuvage chaud et acidulé apporté par la servante à petites gorgées. Son regard traîne oisivement sur sa silhouette…elle a de jolies hanches. Bien moins jolies, néanmoins, que les siennes.
Avec un soupir il se rejette en arrière, s'allongeant de tout son long. Les dalles immaculées du plafond sont moins blanches que sa peau, la coupelle turquoise qu'il tient en main n'a pas la troublante couleur de ses yeux. Et la sourde tension de son bas-ventre lui rappelle avec insistance qu'il dort seul ce soir.

Il pourrait aisément faire appeler une masseuse ou une geisha, pour se débarrasser du désir qui le taraude depuis le dîner. Ou inspirer le « souffle du dragon », qui l'engloutira dans son sillage de mirages. Mais il sait très bien que même l'opium ne sera qu'un palliatif décevant.
Il se retourne sur le ventre. Les rubans de soie rouge du tatami lui envoient des baisers.
L'azur de ses yeux, l'arc de son sourire, la grâce de ses mouvements, la courbe adorable de ses reins, l'odeur envoûtante de sa peau... la blancheur aveuglante de son corps nu, s'arquant sous lui, avant de s'abandonner…
Les images de ce qui s'est passé au théâtre fulgurent, éblouissantes, dans sa mémoire. Ses yeux se souviennent, ses mains se souviennent, son corps se souvient.
Il n'y a qu'un fournisseur en ville, et c'est celle à laquelle il a souhaité bonne nuit tout à l'heure, en dépit de sa furieuse envie de lui tenir compagnie.

Lenteur, douceur, délicatesse. Facile à dire.

Après tout, tu l'as invitée, présentée, installée ici, lui murmure une voix insidieuse. Tout le monde s'attend à ce que tu la mettes dans ton lit, c'est une conséquence prévue, normale. Elle l'a acceptée implicitement en montant dans ce palanquin. Si tu mets trop de temps à passer à l'acte, les gens se poseront des questions.

Pourquoi essaies-tu de justifier les choses, et depuis quand te soucies-tu du qu'en dira-t-on. Tu as envie d'elle, c'est tout. Un peu de patience. Laisse-lui le temps de se faire à la situation.

Tu pourrais aller la rejoindre sous un prétexte quelconque…Oui, mais après ce qui s'est passé…cela pourrait tout gâcher. Que se passe-t-il dans sa tête, en ce moment ? Tu n'as aucun moyen de le savoir, comme tu ne connais rien, au final, des motifs qui l'ont conduite ici. Comment réagirait-elle ?


Jocho se retourne sur le dos avec un large sourire. Il y a une façon de le savoir.
De toute façon, il n'a jamais su suivre les règles. Même les siennes.


La jeune femme est toujours debout sous la galerie devant ses appartements.
Elle a fermé les yeux et repense à la soirée au théâtre, aux trois jours qui se sont écoulés ensuite, à sa journée ici, au dîner avec la famille de Jocho. Pourquoi a-t-elle accepté de venir ici ? Elle n'en sait rien. Rien du tout.

Mais par toutes les Fortunes, qu'est-ce qu'elle fait ici ?

Et puis, il y a cette étrange impression qui la taraude depuis leur affrontement au théâtre. L'impression d'avoir en face d'elle quelqu'un de semblable à elle, sur nombre de points. C'est affreusement dérangeant.
Parce que... Elle doit bien reconnaître que cette troublante similitude existe. Elle avait déjà eu ce sentiment pendant qu'elle l'observait dans son approche avec Shizue. Il agissait comme elle aurait agi, il avait des réactions, des anticipations très similaires à celles qu'elle aurait pu avoir si elle avait eu à se jouer de sa proie.

Il parvient aussi à la surprendre, ce que peu d'hommes arrivent à faire. En fait, aucun ne l'a jamais fait avant lui, à part peu être ce courtisan qu'elle a connu enfant et qui l'a emmenée ici. C'est drôle, elle a détesté cet homme autant qu'elle déteste Jocho pendant de longues années.
Oui, il parvient à la surprendre. Elle en veut pour preuve cette invitation officielle à séjourner ici. Tsukiko sait qu'à présent, elle peut compter ses ennemies potentielles par dizaines.

Accepter, c'était devenir de fait sa maîtresse officielle, alors que jusqu'à présent, seule la rumeur lui donnait ce titre. C'était tirer un trait sur son passé, sur la si jolie chose qu'elle a vécue avec Yakamo. Sur la seule chose qui était à elle, rien qu'à elle. Quelle ironie...
Il l'a mise face à ses contradictions, face à son ambition. Rester une petite courtisane sans envergure, destinée à n'être qu'un outil ; ou bien entrer dans le cercle très fermé, très envié et très dangereux du pouvoir.
Monter dans ce palanquin, c'était ça. Être autre chose que rien. À moins qu'elle ne veuille s'en persuader que pour se rassurer ?


Maintenant, médite Jocho, quel prétexte prendre ? Un bijou qu'elle aurait laissé tomber ? Cousu de fil blanc. Lui annoncer le programme de la journée du lendemain ? Elle se demandera pourquoi il ne lui en a pas parlé en la raccompagnant.
De toute façon, rien ne dit qu'elle lui ouvrira sa porte.
Au contraire, elle risque de se sentir forcée, prise en otage, qu'il lui impose sa présence aussi rapidement, comme une chose due.
Non, décidément, il vaut mieux la laisser dormir tranquille ce soir.

Allons, tu sais très bien que tu peux rentrer chez elle quand tu veux, murmure à nouveau la voix insidieuse. Tu n'as pas besoin de son autorisation, ni maintenant, ni jamais.
Mais c'est justement parce que c'est facile que c'est important de l'avoir. Ce qui donne toute sa valeur à sa présence ici, c'est qu'elle l'a choisie librement.

Bon, alors disons, juste un petit coup d'œil quand elle dort, rien de plus. Ce qu'elle ignore ne peut ni l'effrayer ni l'offenser, n'est-ce pas ?
Oui, mais si elle se réveille ?
Si elle se réveille, on avisera.

Étant parvenu à cette conclusion qui lui permet de tricher avec à lui-même, Jocho entreprend de tuer le temps, jusqu'à une heure suffisamment tardive pour que la jeune femme ait trouvé le sommeil.
En fait, tout au fond de lui, il espère bien qu'elle se réveillera.
Elle l'attend, il le sait.


Tsukiko finit par rentrer et fermer le shoji extérieur. Elle est lasse, elle ne sait plus quoi penser.
Elle entre dans la chambre, en fait le tour sans but, passe dans les bains, s'assied sur le futon. Qu'est-ce qu'elle fait là ?

Elle se lève de nouveau et retourne dans la pièce d'à côté, rouvre le shoji extérieur. Il fait lourd ce soir, le temps est à l'orage. Tsukiko frissonne. Elle déteste les orages.
Ils ont toujours été porteurs de mauvaises nouvelles dans sa vie.
La mort de son père, la découverte de l'identité de ses assassins, le meurtre de sa mère et de sa soeur, son arrivée à Ryoko Owari.

Elle frissonne, elle a froid malgré la chaleur pesante qui rend les corps moites et les esprits embrumés. Mue par une soudaine impulsion, elle se retourne et cherche la servante.

- Nayoko, peux-tu faire apporter du thé et demander au seigneur Jocho s'il accepte de venir en prendre une tasse avec moi ?
- Oui, ma dame, j'y vais tout de suite.
- Merci.

Pourquoi est-elle ici ? Pourquoi l'a-t-elle invitée ? Elle n'en sait rien, rien du tout. Peut-être est-ce cette ambition à laquelle elle songeait tout à l'heure, qui la tient et qui lui a fait refuser d'accompagner aniki à la capitale... C'est aussi elle qui lui a fait renoncer à Yakamo. Comment prétendre qu'elle ne lui jouait pas la comédie, qu'elle ne participait pas à ce pari idiot de son plein gré, qu'elle ne s'est pas moquée de lui ? Impossible après ça...

Mais n'est-ce vraiment que de l'ambition ? N'est-ce vraiment que le désir de vengeance ? Elle ne pourrait le dire. Ce serait se mentir, et elle n'a pas l'indécence de se mentir à elle-même.
Ils se ressemblent, bien plus qu'elle ne le voudrait. Il l'attire aussi, d'une certaine manière. Et c'est cela qui l'effraie.

Elle s'appuie contre le pilier de bois qui soutient la galerie et soupire de découragement, réalisant après coup les implications de ce qu'elle vient de faire. Mais par toutes les Fortunes, qu'est-ce qui lui a pris de lui dire de venir maintenant ? Pourquoi l'inviter, à cette heure, dans cette tenue, chez elle ? Elle n'est pas une fille facile, et pourtant, c'est l'impression qu'elle risque de lui donner. Un kimono, de beaux appartements, et elle est à sa disposition ?
Quelle idiote tu fais, Tsukiko !
Mais c'est trop tard, évidemment...


Que Jocho soit surpris du message tardif qui vient de lui être apporté, c'est peu dire. Mais à ce stade de ses réflexions, ce n'est plus une question de décision.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 05 août 2008, 09:08

Quelques instants plus tard…

- Une invitation imprévue, mais plaisante…Vous êtes une invitée pleine de surprises, Tsukiko-san, s'élève une voix familière.

Tsukiko sursaute. Plongée dans ses pensées, elle ne l'a pas entendu arriver. La haute silhouette du capitaine de la Garde Tonnerre se découpe contre le clair de lune et s'avance souplement vers elle. En le voyant arriver, la servante s'éclipse discrètement.

- Pardonnez-moi, je vous ai effrayée.

La jeune courtisane lui fait face dans une volte-face gracieuse, le yukata de soie rubis murmure autour d'elle dans le mouvement, les dragons d'or et d'argent accrochent la lumière de l'astre nocturne et illuminent l'étoffe fine d'éclats discrets.
Elle le considère un instant sans rien dire, elle en est encore à se demander pourquoi il est là... Puis, soudain, son sourire le caresse fugacement.

- Ce n'est rien, je rêvassais. Je suis ravie que vous ayez accepté mon invitation, je reconnais qu'elle est un peu impromptue et je m'en excuse.

Elle se retourne et l'invite à la suivre d'un geste élégant de la main, puis rentre à l'intérieur. Maintenant qu'il est là, autant prendre le thé !

La soie du vêtement est si fine que dans la nuit, c'est comme si elle était habillée d'ombres... Sous les anneaux des deux grands dragons, elle révèle ses formes plutôt qu'elle ne les cache.
Jocho s'interroge, comme lorsqu’il l'a reçue, sur cette invitation. Dans des circonstances normales, ce serait une invite sans ambiguïté. Là, dans de telles circonstances, dans une telle tenue... en plus, Nayoko n'est nulle part en vue...

Il y a plusieurs hypothèses possibles.

Il sent, instinctivement, la présence du danger. Là, dans cette tenue provocante, cette nonchalance affichée.
C'est une tentation d'un attrait irrésistible. Le cœur battant, il entre à sa suite.

Tsukiko n'a jamais douté qu'il viendrait. Sous ses manières policées, sa distance de bon aloi, ses précautions oratoires, elle a senti la tension qui l'habite depuis son arrivée ici, ses hésitations qui ne font qu'attiser les braises qui couvent entre eux. Braises qui couvent depuis le spectacle de nô, auquel ils ont assisté tous deux. Ce n'est pas pour cela qu'elle l'a invité. Alors, pourquoi l'a-t-elle fait ? Elle n'en sait toujours rien.

Elle l'entend qui ferme le shoji derrière lui. Elle sait que son attitude le surprend, elle n'agit pas toujours comme il s'y attend. Ce serait amusant si elle le faisait exprès, mais là, c'est très déroutant. C'est comme si elle savait ce qu'elle doit faire, au moment où elle le fait. Étrange décalage, étrange coïncidence. Tout aussi déstabilisante pour elle que son comportement l'est pour lui.

Elle sait ce qu'il regarde en ce moment, c'est ce qui rend son souffle un peu plus court.

La courtisane s'agenouille en un mouvement gracieux devant la table, et fait le service ainsi que lui a appris Ichimane. Les tasses de porcelaine gris perle sont d'une finesse exquise, et le thé fait virer la couleur au gris orage.
Comme les yeux de Yakamo quand il est avec elle.
Par toutes les Fortunes, qu'est-ce qu'elle fait ici ?

Les leçons du Dojo des Mensonges, celles d'Ichimane, font qu'elle ne laisse rien paraître de ces interrogations sur son visage, son corps. Elle reste d'une délicieuse compagnie pour l'homme qui prend place en face. Ses gestes sont lents, emprunts d'élégance, elle est tout à fait ce qu'il veut qu'elle soit, là, dans ce yukata de nuit à la chaude couleur rubis, dans les volutes serpentines argent et or des broderies.

Son regard rencontre celui de Jocho, le lent et si séduisant sourire, évanescent, revient ourler ses lèvres tandis qu'elle pose la tasse devant lui. Elle baisse les yeux.

- Je vous en prie, prenez place, Jocho.

Comme à son habitude, elle ne s'embarrasse pas du suffixe de politesse avec lui, quand ils sont seuls. Jocho regarde la ravissante jeune femme qui lui fait face et a tout d'un rêve érotique incarné, et sourit en réponse. Il lève sa tasse, elle la lève aussi, son regard turquoise croisant le sien. La sensation de danger est toujours là.

Le thé. Il repose sa tasse sans y toucher et dit calmement :

- Ne buvez pas ce thé.
- Pardon ?
- Ne buvez pas ce thé. Vous étiez à l'extérieur, et suffisamment absorbée dans vos pensées pour que je puisse approcher sans que vous réagissiez. Quelqu'un aurait pu s'introduire dans vos appartements et glisser quelque chose dans la théière dans l'intervalle.

Tsukiko obéit sans dire un mot. Il a raison, elle le sait, même si cette possibilité lui paraît incongrue dans la propre demeure du gouverneur. Cet épisode la contrarie, elle ne doit pas baisser sa garde, jamais. Elle ne l'a jamais fait au dojo, elle ne doit pas le faire dans cette maison. L'image d'Osako lui revient à l'esprit. Il a raison.

- Je fais une piètre hôtesse, pardonnez-moi. J'ai cru que j'étais en sécurité ici. Vous m'aviez dit cet après-midi que personne ne me ferait de mal.
- Personne ne vous fera de mal, parce que je vous protège. Mais la raison pour laquelle je vous ai adjoint Nayoko est aussi pour prévenir ce genre de risque. Elle a pour tâche de goûter tout ce qui vous est proposé, elle aurait dû rester ici.

Et vérifier que personne – elle compris – n’y ajoute quoi que ce soit. Il a son demi-sourire ironique :

- C'est la rançon du pouvoir…Chacun des plats servi à la table du gouverneur est goûté par trois personnes différentes, et le cuisinier sait qu'il joue sa tête si l'une des trois a ne serait-ce qu'une éruption de boutons. Vous ne savez pas quelles inimitiés votre arrivée a pu éveiller, quelles rivalités, quelles jalousies… Mais il n'y a pas de souci. Je vais demander qu'on nous ramène du thé.

Elle écoute attentivement ce qu'il lui dit. Évidemment, le pouvoir est solitaire... et paranoïaque.

- Nayoko n'y est pour rien, c'est moi qui lui ai demandé de me laisser. S'il vous plaît, ne lui en tenez pas rigueur, ajoute-t-elle en lui souriant. Je vous promets de ne plus la renvoyer.

Elle repose sur le plateau la théière et les tasses grises comme le regard de Yakamo. Une servante entre et emporte la porcelaine, et avec elle les yeux souriants du champion du clan du Crabe.
Tsukiko est de nouveau seule face au regard noir de Jocho.

- Je voulais vous remercier pour votre soutien tout à l'heure. Je n'ai guère l'habitude d'être ainsi épaulée dans ce genre de situation. J'ai été très touchée de votre geste.
- C'était tout naturel. En plus, je vous avais dit que je le ferai.

Il la scrute du regard.

- Je vous aurais pensée épuisée par cette journée…Mais vous ne m'avez pas fait venir simplement pour me remercier, n'est-ce pas.

Il souffle, le regard ardent :

- Tu prends des risques, Tsukiko.
- Pas plus que d'habitude, Jocho, répond-elle tranquillement tandis que ses iris turquoise l'effleurent, sans insister.

Son sourire s'accentue. Bien sûr qu'elle prend des risques, mais n'en prend-elle pas depuis qu'elle a accepté de participer à ce pari ?
C'était accepter qu'ils aient barre sur elle, qu'elle se brûle les ailes avec un homme d'un statut bien supérieur au sien. Tout comme monter dans ce palanquin, c'était accepter que la haine ne suffise pas, que sa vie soit menacée.

Sa main se tend et remplit les tasses de thé, elle sent les yeux de son vis-à-vis qui ne la quittent pas. Bien sûr qu'elle prend des risques, et pas toujours en toute connaissance de cause.

- Il faut autre chose qu'une journée riche en émotions pour m'épuiser. J'ai l'air fragile, mais je ne le suis pas tant que ça.

Bien sûr, qu'elle ne l'a pas fait venir que pour prendre le thé, ils le savent tous les deux. Ce qui s'est passé au théâtre est imprimé au fer rouge dans leurs chairs et dans leurs esprits.

Jocho a un sourire amusé. Que son apparence délicate puisse être trompeuse, il n'en doute pas. Il se souvient de la furie qui lui a fait face au théâtre. Ce qui lui manque en puissance et en technique, elle le compense largement en ardeur combative.
Elle est là, en face de lui, belle à se damner. Comment imaginer que cette jeune femme, avec son visage pur, ses yeux clairs, ses lèvres sensuelles, ses courbes affolantes, a voulu lui trancher la gorge il y a trois jours.

La tension et l'excitation se mêlent en lui en un mélange enivrant. Ses muscles frémissent d'anticipation. Il se sent comme un scout Hiruma s’aventurant pour la première fois de l’autre côté du Mur. La question demeure.
Une seule façon de savoir.
Il avance sa longue main brune, la pose sur la sienne. Son regard ne la quitte pas.
Elle pose les yeux sur sa main, revient sur lui. On dirait que le "Jamais sans ma permission" du théâtre est resté dans sa mémoire.
Le sourire revient lentement ourler ses lèvres, mais elle ne retire pas sa main.

Le regard de Jocho se fait interrogateur. A-t-elle changé d'avis ? De la part de n'importe quelle femme, une telle invitation en tête-à-tête serait un message sans équivoque. Mais il a déjà compris que cette fille n'est - justement - pas comme les autres.
Se sent-elle forcée de lui céder, malgré tout ?
C'est peut-être une des choses les plus difficiles qu'il ait jamais faites, mais il retire sa main, un petit sourire aux lèvres.

- Hé bien, merci pour cette gracieuse invitation, Tsukiko-chan.

Il prend une gorgée de thé, repose la tasse, puis se lève, fait le tour de la table, se penche vers son oreille et souffle :

- Le choix t'appartient, Tsukiko.

Elle tourne la tête vers lui et sourit. Ses lèvres sont tout contre les siennes, mais elle ne les touche pourtant pas.

- Tu es très délicat, Jocho. Arigato, répond-elle sur le même ton.

Elle continue de le regarder dans les yeux, et murmure en posant doucement sa bouche sur la sienne :

- Mais j'ai envie de te faire plaisir ce soir. Est-ce présomptueux ?

La sentir aussi proche de lui est comme un vertige. Ses lèvres sont douces comme les pétales qui jonchent le sol, et bien plus enivrantes. Ne pas l’effaroucher, disais-tu ?
Il prend son visage entre ses mains, et l'embrasse, avec autant de précautions qu'il embrasserait une corolle. Il passe la main dans ses cheveux, enlève les longues aiguilles qui les maintiennent attachés, et d'un revers de poignet les envoie voler au travers de la pièce. Accessoirement, cela lui évitera aussi la tentation de les lui planter dans les yeux. La masse somptueuse de sa chevelure se répand sur ses épaules comme une coulée d'obsidienne.

- Moi aussi, je souhaiterais te faire plaisir.

Il se glisse derrière elle, ses mains effleurent son ventre, la pointe de ses seins, alors qu'il frôle de ses lèvres sa nuque immaculée. Elle sent la chaleur de son corps à travers leurs vêtements. Le yukata est d'une finesse telle que c'est comme s'il touchait directement sa peau. La sensation est profondément excitante. Moins que nue, plus que nue.
Sa paume épouse l'un de ses seins tandis que l'autre s'aventure vers son ventre. L’atmosphère est lourde, électrique. Comme un signal, le grondement sourd du tonnerre se fait entendre.
Il l'attire vers lui, à présent elle sent les muscles durs de son torse contre son dos tandis qu'il la caresse. Il embrasse sa gorge, son cou, ses tempes avec un mélange de douceur et de fièvre. Pourquoi a-t-il cette impression de marcher au milieu d’un incendie ?
Tsukiko se laisse faire, elle est curieuse de son exploration, de sa façon d'engager les choses. Elle apprécie ses gestes, ferme les yeux sous ses caresses, qui l’émeuvent d’une façon indéfinissable.

Ses mains jouent avec ses seins, les agacent jusqu'à ce que le contact aérien de la soie fine du yukata devienne une torture exquise. Sa bouche continue d'explorer son visage, le coin de sa bouche, son front, ses tempes, ses paupières alors qu'elle rejette la tête en arrière.
L'une de ses mains se glisse alors dans l'emmanchure du yukata. Elle s'abandonne sur son épaule, son visage glisse dans son cou et pose ses lèvres sur sa peau.

- Je vois ce que tu veux dire maintenant..., chuchote-t-elle à son oreille.

Il sourit en guise de réponse avant de s’emparer de ses lèvres et de son ventre, arquant son corps contre lui, la tendant nue, offerte au vent du soir, à l’orage qui gronde. Ça ne fait que commencer…


Plus tard…


Ils roulent ensemble enlacés, haletants, couverts de leur sueur commune, encore tremblants du plaisir qu'ils viennent de partager. Le regard de Jocho croise le sien, intense, sérieux. Tsukiko se love contre lui, glisse ses bras autour de sa taille. Elle soutient son regard, lui sourit. Il a dit vouloir lui faire plaisir, elle ne peut que reconnaître que c'est réussi.

Il embrasse la commissure de ses lèvres, capture de ses lèvres une goutte sur sa joue.

- Qu'y a-t-il ?, murmure-t-elle contre sa bouche.
- Rien, sourit-il, en l'attirant contre lui et en lissant ses cheveux.

Elle s'étend de tout son long sur lui, à même les tatamis. Les yeux bleus mêlés de vert le détaillent aussi, un sourire discret flotte sur ses lèvres sensuelles. Il caresse doucement ses cheveux, l'ovale de son visage. Le teint empourpré, les lèvres gonflées, elle est plus belle, plus attirante que jamais.

Il est étrange, tout à coup, silencieux, pensif, comme au théâtre. Elle glisse lentement jusqu'à son visage, caresse sa joue du bout des doigts, reprend ses lèvres tendrement. Elle a l'impression qu'il aime quand elle l'embrasse ainsi, longtemps.
Ses mains reprennent la mesure de sa peau avec douceur. Lentement, patiemment, elle explore son corps, de ses mains, de ses lèvres, jusqu'à ce qu'il s’éveille à nouveau sous l'effet de ses caresses.
Un soupir de pure volupté échappe à l'homme qui fait ainsi l'objet de son attention. Assurément, cette journée ne l'a pas épuisée, mais lui non plus... Ses doigts, sa peau, son souffle chaud comme une nuée ardente, sa bouche qui éteint l'incendie que ses lèvres attisent, tout est promesse de délices imminentes. Elle descend lentement vers son ventre, sa bouche le frôle, l'effleure, le provoque. Avant de l'engloutir avec délectation.
Au même instant, la trombe crève et la pluie se met à tomber avec la force d’une pluie de lances. Les gouttes crépitent tout autour d’eux comme les flammes d’un incendie.
Alors qu’elle poursuit sa douce sarabande, un frisson le saisit, le parcourt de la tête aux pieds, lui coupant le souffle. La sensation est vertigineuse, il lui semble sombrer dans un abîme brûlant.
Dans le même instant, il a aussi l'impression profonde, viscérale, incompréhensible, que quelque chose ne va pas. Du bout des doigts, il relève la tête de la ravissante jeune femme qui lui offre ce plaisir hors du commun.

Le regard de Tsukiko le fixe, interrogateur. Il la ramène doucement vers lui, se redresse, la fixe en retour sans rien dire. Comme à l’Etoile du Matin, il sent, instinctivement, qu’il ne faut pas aller plus loin, sans pouvoir l’expliquer.
Tsukiko plonge un instant dans les yeux noirs de l'homme qui lui fait face, puis dit d'une voix douce :

- Peut-être vaudrait-il mieux en rester là pour ce soir, qu'en dis-tu ?
- Peut-être, en effet.

Il a du mal à dissimuler son soulagement.

La courtisane ne cherche pas à en savoir plus. Elle le sent bien trop perturbé pour pouvoir expliquer quoi que ce soit.
Elle se contente de passer ses bras autour de son cou et de déposer un baiser sur sa tempe.
Il l’embrasse dans le cou et souffle :

- Nous aurons d'autres occasions.

Elle ne répond rien et se contente de sourire, il a besoin de prendre du champ et elle n'arrive pas à comprendre pourquoi. Mais ce n'est pas le plus important. Elle sait qu'il faut le laisser partir, et n'a pas l'intention d'aller contre son intuition.

Avec un sourire il ajoute :

- Il y a beaucoup de variétés de thé disponibles au Palais.
- Autant d'excuses pour déguster ce délicieux breuvage...

Il se relève, s'habille en quelques mouvements, et sourit :

- Je me réjouis d'avance de le faire en votre compagnie, Tsukiko-san.

Elle prend son temps pour cacher sous le yukata de soie son corps nu, et incline la tête avec grâce.

- Ce sera avec grand plaisir, Jocho sama.
- Je vous souhaite une bonne nuit, Tsukiko-san.
- Oyasumi.

Le yukata cache à peine son corps. Il ne peut s'empêcher de la regarder, fixant dans sa mémoire cette vision céleste.
Elle le regarde sortir et lui adresse un sourire, debout au milieu de la pièce où leurs corps viennent de refaire connaissance.
Il referme le shoji en lui envoyant un baiser.
Son sourire s'accentue au moment où il disparaissait à sa vue, et elle secoua la tête. Cet homme est décidément très étrange... C’est la deuxième fois qu’il se dérobe, malgré son désir d’elle. De quoi rendre n’importe qui perplexe.

Il est trop tard pour réfléchir. Demain, il fera jour, et je serai plus en forme. Allons dormir.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 09 août 2008, 15:51

Tsukiko est plongée jusqu'au cou dans l'eau fraîche du bain, encore stupéfaite de la journée qui venait de s'écouler. Elle n'a jamais vu autant d'argent changer de main en si peu de temps. Cet homme est fou, elle ne voit pas d'autre explication.
Le tailleur a mis trente-huit kimonos dans les malles que les serviteurs ont emportées au palais... nombre auquel il faut ajouter ceux pour lesquels il a pris ses mesures.

Elle a du mal à se convaincre qu'elle ne rêve pas. Comment peut-on dépenser autant d'argent pour une femme, quand ce n'est pas elle qui le fait toute seule ?

Ces kimonos, tous plus magnifiques les uns que les autres, ont promptement remplacé les autres dans le grand placard, à l’exception de quelques parures, comme le joli kimono rouge de la veille, qu’elle a demandé à conserver, pour lui porter chance.

A présent, elle se délasse dans le grand bassin de pierre des bains, après être passée entre les mains expertes de la servante, qui décidément n'a que des qualités.
Vraiment, elle se trouve comme un coq en pâte ici depuis deux jours... Cela cache sans doute quelque chose !
Pour le moment, elle a une question cruciale à résoudre : que porter ce soir ?

Le choix est véritablement déchirant... Elle a choisi chacune de ces tenues sur un coup de coeur. Ichitake est vraiment le meilleur tailleur de la ville.
Le vêtement en soie sauvage, bleu comme un ciel nocturne piqueté d'étoiles ? Conviendrait-il pour le dîner ? Peut-être... Ou le vert d'eau décoré de fins bambous et de libellules ?
Le premier serait plus à l'unisson de l'heure, avec l'élégante sobriété conférée par le bleu profond de son étoffe.
Hmmm... Le tissu est d'une rare finesse, il glisse sur elle comme une seconde peau. Pourquoi pas, oui... Et le bleu sombre amincit, accessoirement.
Maintenant, un obi assorti... Il y en a un très joli, gris perle, aux délicats reflets dorés, brodé de petits myosotis bleu clairs. Oui, ça pourrait faire l'affaire...
Un maquillage plus pâle, un peu de couleur sur les joues, un rouge sanglant sur les lèvres...

Ça commence à prendre forme…

La couleur sombre du tissu fait ressortir la blancheur opaline de sa peau, presque comme un masque de nô. Le maquillage plus pâle, ses yeux et sa bouche.
Le décolleté du vêtement mettra en valeur ses épaules fines, et l'opale attirera son regard sur son buste. Il va s'y engluer, comme une mouche attirée par le miel.
Le chemin du désir d'un homme passe par les yeux, c'est une des premières leçons d'Ichimane.

En effet, Nayoko lui a appris tout à l’heure que le seigneur Jocho souhaitait dîner avec elle en tête à tête. Sa fierté l’a probablement rattrapé… Tsukiko, ma fille, tu as intérêt à lui sortir le grand jeu !

En tout état de cause, elle a une parfaite opportunité d'achever ce qu'elle a commencé la veille. Mais incomparablement mieux préparée.
En tout état de cause, elle a bien l'intention de faire en sorte qu'il n'ait pas la force de lui résister. Pour cela, elle va se servir de quelques armes dont l'a dotée Ichimane.

Le parfum d'abord.
Essence de rose, additionnée de quelques gouttes d'opium, pour que sa peau soit enivrante à souhait. Mélangé à l'alcool, diffusé par la chaleur du corps, le parfum devient comme du vide liquide. Il fait tourner la tête, subtilement, il enflamme les sens, lentement.

Le rouge à lèvres.
Cette petite préparation que le si obligeant shugenja du clan du Dragon lui avait offerte... Aphrodisiaque à souhait, délicieusement sucrée, un vrai appel au baiser. Elle ignore au juste quels ingrédients entrent dans sa composition, mais elle a déjà testé son effet sur Yakamo, qui résiste plutôt bien à tout ce qui ressemble à une drogue, c’est redoutablement efficace.

Les cheveux.
Le baume qui les enduit est une fragrance de musc mêlée au camélia. Elle rend les boucles aile de corbeau soyeuses, pour lui échauffer le sang avant même qu'il la touche.
Le chignon est facile à défaire. Deux longues aiguilles entrecroisées qui permettent aux mèches taquines de venir s'échouer sur la corolle opaline de ses épaules. Elle hausse un sourcil amusé. Ça lui permettra de les jeter à travers la pièce, s'il lui prend encore l'envie de le faire.

Les tabi du clan de la Licorne, bien sûr...
Si fins qu'ils en sont presque translucides. Si doux qu'on ne sait pas très bien où s'achève l'étoffe et où commence la peau... La soie si fine, qui provoque une délicieuse agonie chez celui qui les touche.

Il y a aussi sa fleur qu'il faut offrir aux regards, lisse comme un coquillage, douce comme un pétale. Tout son corps entièrement lisse et soyeux sous sa main calleuse de bushi. Il n'y résistera pas, elle le sait. Elle a bien vu la façon dont il la regarde. Il ne parvient pas à détacher ses yeux d'elle quand elle bouge sous son nez comme ça. C'est ce qu'elle a prévu, et ce qu'elle a bien l'intention de faire...
Lisse comme un coquillage, pour lui faire entendre le bruit de la mer. Uminari...C'était le nom que lui avait donné Joyau à l'Etoile du Matin.
Pourquoi elle pense à ça, tout d'un coup ?

Tsukiko, reprends-toi !

La brûlure de sa main qui le caresse.
Elle sait comment caresser un homme, pour que cette caresse demeure à jamais dans sa mémoire.
Il faut qu'il se souvienne, même quand il montera la garde en plein hiver sur les remparts de la ville, dans vingt ans. Et dans quarante ans, quand il sera vieux et décati. Il faut qu'il se souvienne de ses doigts sur sa peau, qui le faisaient frissonner, et parfois frémir avant même qu'elle le touche.

Et le tatouage... Elle est sûre que le tatouage le fera fondre. Elle a passé trois jours chez l'artisan qui décore les corps des hommes de Dae san pour ça. Elle doit un petit service à la pratiquante du reiki de l'Etoile du Matin aussi. Cette marque indélébile qui ornera sa peau jusqu'à la fin de ses jours et qui lui rappellera ce qu'elle a vécu, chaque jour que les Fortunes feront.

Tout ça pour sa vengeance.

Ichimane lui a donné d'autres armes, à utiliser lorsque les circonstances s'y prêteront. Pour l'instant, ce ne sont que des amuse-bouches, pour appâter le poisson.
Un très beau poisson, d'ailleurs, elle a eu tout le loisir de s'en rendre compte. Tant qu'à faire, autant que l'amant soit joli garçon.

Elle se regarde dans le miroir, esquisse un baiser de ses lèvres écarlates. Celle qui lui rend son regard va triompher ce soir de l'arrogance du fils du gouverneur.
Demain matin, quand il ira à la caserne de la Garde Tonnerre, ses hommes se demanderont la raison du sourire qui flottera sur sa bouche.
Elle efface un pli sur la soie du kimono, pose l'opale sanglante de son père au creux de ses seins, et entend les pas qui s'approchent de chez elle. Il est l'heure. De fait, Nayoko a également redressé la tête, et s'empresse vers l'entrée des appartements.

- Konban wa, Jocho-sama, entend-elle.

Tsukiko se redresse, sa silhouette fine et son buste offerts à ses regards. Ses yeux à l'étrange couleur turquoise ne se sont pas levés sur lui.

- Konban wa, Jocho sama.

Elle s'incline avec grâce devant lui. Son inspiration soudaine vaut largement le temps qu'elle a passé à s'apprêter.

- Konban wa, Tsukiko-san.

Il la détaille de la tête aux pieds, avec un regard admiratif.
Pendant ce temps, la servante s'est discrètement affairée. Sur la table basse ont été disposés du saké tiédi et quelques amuse-bouches, en attendant que soit servi le repas proprement dit.

- Vous êtes ravissante ce soir.

Ses joues rosissent sous le compliment et elle sourit.

- Arigato.

A vrai dire, il la trouve ravissante et terriblement attirante, dans toutes les tenues, et sans tenue, aussi.

- Avez-vous passé une bonne journée ?
- Oui, je vous remercie. Et vous-même ?
- Très bonne aussi. J'ai été très occupée avec le tailleur.
- Ah !, sourit-il. Avez-vous trouvé des choses qui vous ont plu ?
- La question serait plutôt : qu'est-ce qui ne m'a pas plu ? J'ai eu beaucoup de mal à me décider.
- C'est un bon problème.
- Je vous montrerai mes trouvailles, j'espère qu'elles vous plairont.
- A une seule condition. Je veux les voir sur vous, ajoute-t-il, facétieux.
- J'exaucerai votre vœu avec... plaisir...

Il y a suffisamment de sous-entendus voluptueux dans cette dernière petite phrase pour rendre fou un contingent de samurai du Crabe
Jocho fait quelques pas, s'installe sans façon à la table basse et se sert du saké.

- Très bien, j'attends.

Tsukiko préfère ne pas comprendre ce qu'il vient de dire. Elle s'avance de sa démarche légèrement chaloupée et vient s'agenouiller près de lui. Ce faisant, les effluves délicates de son parfum viennent flatter le nez de son voisin.
Il a un large sourire et se verse une deuxième coupe de saké.

- Je ne vais pas passer la soirée à m'habiller pour me déshabiller, Jocho, murmure-t-elle alors que la servante s'est éloignée.
- Dommage...mais je ne vais pas non plus t'empêcher de manger, ajoute-t-il en riant. Même si ces dames prétendent se nourrir exclusivement de thé, je sais bien que ce n'est pas le cas !
- Tu sais combien de temps ça prend pour mettre correctement ce genre de tenue ?
- Non, répond-il avec aplomb. Et à dire vrai, cela m'est assez égal. La seule question importante : combien de temps met-on à l'enlever ?

Un sourire vient flotter sur les lèvres de la courtisane.

- Hé bien, je répondrais que ça dépend... du kimono.
- Hmmm... et de la méthode. Il y a des méthodes très efficaces...
- Je t'interdis de penser à ça. Je ne m'en remettrai jamais !
- Tu m'interdis quoi ?

Il s'étrangle de rire sur sa gorgée de saké.

- D'enlever cette étoffe autrement que délicatement.

Il la regarde, amusé.

- Ce n'est jamais que du tissu. Joli, certes, mais du tissu.
- J'aime ce tissu.
- Alors à toi de te débrouiller pour qu'il s'enlève rapidement.

Il se rejette en arrière et reprend une gorgée de saké. Son regard est espiègle. La jeune femme hausse un sourcil ironique en le considérant des pieds à la tête.

- Tu devrais prendre ton saké, il est juste à la bonne température.

Elle tend sa main fine et prend la coupe avec délicatesse. Sa bouche carmine se pose sur le bord de la porcelaine, prend une gorgée d'alcool, y laisse une traînée écarlate. De fait, il est tiède et délicieux.
Elle ne peut s'empêcher de penser au vide liquide qu'il lui a fait boire au théâtre...
Du bout de la langue, elle tente de percevoir l’arrière-goût légèrement fumé, aux arômes de girofle, du vide liquide. Mais le breuvage n'a que le goût d'un bon saké.

Elle boit à petites gorgées le contenu de la coupe, observe. Nayoko est assise en retrait, attentive. Jocho a une posture décontractée, voire nonchalante, et croque avec appétit quelques-uns des légumes épicés disposés à côté. S'il y a quoi que ce soit dans le saké, il sera affecté en premier. Le temps qu'elle boive une coupe, il a bien bu trois.

Alors que les premiers plats arrivent, Tsukiko passe à l'offensive.
Rien dans son attitude n'a changé pour les deux autres observateurs, et pourtant... Pourtant, ses gestes sont plus sensuels, à peine, juste assez pour le mettre dans de bonnes dispositions.
Elle porte à sa bouche la cuillère, ses yeux se plissent quand elle goûte la délicieuse soupe qu'on vient de leur servir. C'est une soupe de miso, à la citronnelle et au gingembre, avec des rondelles de champignons translucides.

Elle inspire doucement, un léger sourire flotte sur ses lèvres. Le bruissement de la soie est un doux murmure près de lui.
De fait, Jocho n'a jamais vu quelqu'un boire une soupe avec autant de volupté apparente.

Le deuxième plat est servi, une salade de chou et de figues aux œufs de cent ans.
Les fines baguettes d'ivoire portent aux lèvres sensuelles de petites bouchées de légumes, avec une lenteur étudiée
Son voisin a l'œil rieur. Que peut-il bien mijoter ? Elle décide d'ignorer sa provocation. Il sera toujours temps de se poser la question plus tard. En tout cas, c'est délicieux.

C'est en voyant arriver le troisième plat qu'elle comprend : tout ce qui leur a été servi - la soupe, la salade, le plat principal - comporte des ingrédients supposés dans la croyance populaire être bénéfiques pour la puissance sexuelle. En voyant la lueur réjouie dans son œil, elle sait pertinemment qu'il l'a fait exprès.

Cela ne semble pas la troubler, comme si elle n'avait pas fait la relation. De toute façon, elle sait très bien que ce qu'il y a dans leurs bols n'est pas capable de provoquer l'incendie dévorant que sa proximité fait naître en lui.
ELLE est le véritable aphrodisiaque à cette table. Et elle en rajoute encore un peu, dissimulant savamment ses manœuvres dans les gestes anodins du quotidien.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 09 août 2008, 15:54

Voir quelqu'un frôler l'extase en mangeant des crevettes sautées est pour Jocho une expérience nouvelle, mais qui ne manque pas de charme. Du coup, il se met à son tour à engouffrer des bouchées avec des soupirs d'aise voluptueux, juste histoire d'être à l'unisson.
Nayoko regarde cela d'un air perplexe en se demandant ce que le cuisinier a bien pu mettre dans la recette...
A l'entendre souffler comme un boeuf, Tsukiko se met à rire. Jocho s'interrompt et rit à son tour, sous l’œil éberlué de la servante. Un fou-rire s'empare des deux convives, qui manquent de s’étouffer sur le plat généreusement épicé.
Tsukiko repousse le bol où flottent paresseusement les crevettes marinées.
Jocho réussit à recouvrer suffisamment son sérieux pour lui proposer entre deux hoquets :

- Un peu de saké, Tsukiko-chan ?
- S'il te plaît, si tu me promets de ne pas boire ça comme si tu partageais la couche d'une geisha experte.
- Et comment boit-on dans la couche d’une geisha experte ? demande-t-il en haussant un sourcil.

Jocho commence à disserter sur le niveau d’expertise des geisha, finissant par conclure gravement que la vraie question, c’est le type d’expertise, et interrompt son ahurissant monologue à l’arrivée du saké.

- A la nôtre ! Et aux Fortunes ! Tant qu’à faire, qu'elles servent à quelque chose !

Tsukiko continue de faire montre de prudence, et goûte d'abord du bout de la langue le liquide incolore qui remplit sa coupe. C'est le même saké que tout à l'heure, semble-t-il.

- Nayoko ! Du saké !
- Hai.

La jeune servante s'exécute et remplit les coupes, remarque que Tsukiko n'a pas vidé la sienne, mais ne dit rien. La courtisane regarde avec curiosité le capitaine de la Garde Tonnerre. Il semble très guilleret.
L'alcool lui monte-t-il à la tête ? Si elle a bien compté, il doit bien avoir vidé un flacon à lui tout seul…

Le dessert arrive, ce sont de minuscules gâteaux de riz tièdes avec un point rouge sur le dessus, appelés 'boutons de roses'. Encore une allusion, le chef s'en est donné à coeur joie. Ils ont dû rire, en cuisine...
Voyant son air perplexe, Jocho prend un gâteau dans la main et l'approche de la bouche de la courtisane. Elle lui sourit et croque un morceau de la pâtisserie, qui fond délicieusement sur la langue. Dans le même temps, elle en analyse les arômes, cherchant le piège. Mais le gâteau de riz à la pâte de haricot azuki est moelleux, délicatement parfumé, et sans saveur parasite. Aucune saveur détectable, en tout cas.

- C'est un gâteau, ça se mange, dit-il, allègre, avant d'en engouffrer un d'une seule bouchée.

Elle se penche et capture celui qu'il a entre les doigts, ôtant le sucre resté collé d'une façon toute personnelle...Sa langue glisse lentement sur le bout de ses doigts, ses lèvres s'attardent sur sa peau, elle le regarde d'un air énigmatique.
Il sourit, lisse sa bouche de son pouce, puis lance d’une voix sonore, la faisant sursauter :

- Nayoko ! Du thé pour la dame !

La servante revient bientôt avec un plateau de thé...et un flacon de saké…avant de s'éclipser discrètement.

Pendant ce temps, Jocho a entrepris de faire manger un autre gâteau à Tsukiko, qui s’apprête à y mettre autant de suggestion que l'instant d'avant, ses yeux turquoise plongés dans les siens. Voire un peu plus...
Mis à part qu'il enlève, taquin, l'appétissante bouchée au dernier moment, la laissant la bouche ouverte et l'air surpris.
La façon dont elle plisse les paupières n'est pas de très bon augure pour lui...
Il éclate de rire et, beau joueur, lui tend l'autre moitié du gâteau.
Elle tend la main et la prend avec délicatesse.
Il en profite pour servir le thé. Si la méthode n'est pas très orthodoxe, il réussit cependant à ne pas en verser une goutte à côté. Tsukiko attend, l'observe. Sous son air décontracté, où donc veut-il en venir ?

- Alors, pas vrai qu'ils sont bons, ces gâteaux ? dit-il en joignant le geste à la parole.
- En effet.

A-t-il l'intention de boire jusqu'à s'écrouler, pour ne pas avoir à l'affronter ? Il en est bien capable...Juste pour la faire enrager. Elle l’imagine déjà en train de ronfler sur le côté.
Comme pour confirmer ses craintes, Jocho se ressert une large rasade de saké.
Elle ne peut lui faire la remarque.
Il termine de la boire avec un soupir de satisfaction, se rejette en arrière…Avant de se redresser sur un coude, un large sourire aux lèvres :

- Bon, où en étions-nous, déjà ?
- Nulle part.
- Bon, eh bien c'est facile alors...

Elle pose la tasse de thé et le regarde. Le sourire de Jocho s'élargit, et la lueur de ses yeux comporte juste ce qu’il faut de muflerie et d’insolence pour déclencher en elle une irrésistible envie de le gifler.

- Je suis à ta disposition, ma belle.
- Quand tu fais ça, Jocho, j'ai juste envie de t'arracher les yeux.
Tu es doué, il n'y a pas à dire, ajoute-t-elle avec un sourire amusé.

Il éclate de rire.

- Je t'ai déjà dit que tu es belle quand tu es en colère ?
- Non, jamais. Mais je ne suis pas en colère, en ce moment.
- Alors viens.

Il tapote le tatami à côté de lui, avec une provocante nonchalance. Elle vient s'agenouiller près de lui.

- Plus près.

Elle se rapproche, comme il le lui demande, s'attend à une réaction fulgurante de sa part. Et bien entendu, totalement inattendue...
Il rapproche sa tête de ses genoux, inspire. Les doigts fins de la courtisane glissent doucement dans ses cheveux, qu'elle caresse avec lenteur.

- Hmm...Tu sens bon...
- Merci.
- Est-ce autorisé, avec les dents ? dit-il, enjoué, en rapprochant sa bouche de l'obi.

La signification de sa phrase s'éclaircit pour Tsukiko quand il entreprend de dénouer la cordelette de sa ceinture avec les dents.

- Cha chest délicat, non ?

Elle retient un sourire en le voyant faire, mais ne peut s'empêcher de craindre pour la soie luxueuse de ses vêtements.

- En effet, c'est assez délicat. Surtout après deux flasques de saké...
- Chest rien du tout. Che vais y arriver.

Elle le regarde faire, navrée. Heureusement pour son kimono, il renonce assez rapidement à sa tentative, pour venir s'abîmer le nez entre ses cuisses.

- Tu sens vraiment trop bon....

Elle se met à rire.

- Ne t'endors pas, Jocho.
- Hmmm ?
- Ne t'endors pas.

Pas de réponse. Un ronflement léger parvient à ses oreilles. Elle le pousse sur le sol. Il roule souplement sur lui-même, et se redresse, un large sourire aux lèvres :

- Dommage, tu n’étais pas mal, comme oreiller....
- Tu es agaçant.
- Eh oui, c'est pour cela qu'on m'aime...répond-il, moqueur.

Elle secoue la tête en souriant.

- Bon, avec tout cela on n'a toujours pas répondu à la question...dit-il en se rapprochant d'elle. Où en étions-nous, déjà ?
- Tu essayais d'enlever mon obi avec les dents, mais ça n'a pas été un grand succès.
- Non, non. La vraie question, c'est : méthode rapide ou méthode très rapide ?
- Laisse-moi faire.

Elle dénoue la soie qui ceint sa taille, laisse le kimono glisser le long de son corps. La vague bleu nuit s'échoue sur le tatami, dans la lumière des lanternes.
Comme à son habitude, elle est nue sous le hanajuba de mousseline bleu glace.

- Ichi ni san ...pas mal.

Tsukiko se demande un instant si le « pas mal » se rapporte à sa promptitude à se déshabiller ou à la vision qu'il lui offre...Puis elle voit la façon dont il vient d'avaler sa salive.
Ha, quand même. Le parfum doit avoir fait son effet, depuis le temps !

Dans la chaude lueur des lanternes, environnée de ce nuage bleuté, elle semble aussi lisse, aussi parfaite qu'une statue.
Il fait quelques pas autour d'elle. Le parfum tisse sa toile autour de lui, la vision qu'elle lui offre le fascine. Les yeux turquoise le suivent, le lent et séduisant sourire qu'il connaît bien revient flotter sur ses lèvres sensuelles.
Un mirage bleu et pourpre sous la mousseline retient soudain son attention. Un papillon bleu butinant un lotus pourpre, pressent-il soudain.
Il écarte la gaze bleue. L'étoffe évanescente glisse sur la peau de son dos et découvre le tatouage, saisissant de réalisme.
Les couleurs sont aussi vives que celles dont il se souvient. C’est là, juste à l'endroit où la vieille femme avait peint la fleur le soir à l'Etoile du Matin.
Il s'approche d'elle et l'enlace, traversé par une émotion déchirante et incompréhensible.

Il plonge son nez dans ses cheveux, hume leur parfum, d'une main envoie voler les aiguilles de son chignon, avant de commencer à l'embrasser dans le cou.
Son autre main plonge, caresse la chair lisse, si lisse, nue, si nue.
Il l'effleure de ses doigts avec délicatesse. Chaque attouchement est exquisément sensible sur cette grève abruptement découverte.

- Tu es magnifique...lui souffle-t-il dans l'oreille, avant de commencer à lui mordiller le lobe.
- C'est pour toi. Je suis contente que tu aimes...
- J'aime beaucoup, répond-il, se frottant doucement contre ses reins.

Il se débarrasse promptement de ses vêtements, l’attire contre lui. Elle ondule très lentement tout contre lui, le caresse avec langueur. De son corps, de ses mains, de sa bouche.
Ses cheveux l'effleurent, ses ongles l'agacent, ses doigts le touchent, brûlants, diaboliquement précis.
Le grand jeu, on a dit, Tsukiko...

Le parfum est une arme à double tranchant, elle le sait. Et elle aime le plaisir que les mains de son amant provoquent simultanément en elle.
Elle descend sans hâte le long de sa poitrine, de son ventre. Sa bouche le capture soudain, lui coupant le souffle, déchaînant en lui un déluge de sensations puissantes. Elle aime ce qu'elle fait. Et elle sait qu'il aime ce qu'elle lui fait.

Ce n'est pas le saké, ce n'est pas l'opium du parfum, c'est elle. Ce n'est pas la première fois, loin s'en faut, qu'il bénéficie de ce genre d'attention. Il en a connu de plus douées, de plus expertes. Mais c'est bien la première fois que cela lui fait un tel effet. Et pourtant, cela fait des décennies que l'Ile de la Larme élève au rang de l'art les pratiques amoureuses.
Qu'est-ce que c'est bon…
Il rejette la tête en arrière, les mains plongées dans sa chevelure, laisse le plaisir l'envahir comme une vague puissante.

Pour prendre, il faut donner.
Elle lui donne. Elle lui donne beaucoup. Sans se presser, toujours avec cette délicatesse qui semble caractériser sa façon de lui faire l'amour. Les difficiles leçons de Ichimane portent enfin leurs fruits.
Elle le mène au plaisir ultime, tranquillement, avec toujours cette même langueur dans les gestes, dans les caresses, qui porte son excitation à son comble. Il voudrait presser le pas, mener la charge, mais non, cela continue, réglé comme une danse de nô. Enfin, il sent le moment, où si elle le touche encore une fois, il va franchir la limite. Elle l'enserre de sa bouche - et c'est une explosion d'une dévastatrice douceur, qui dure et qui dure et qui dure, se répercutant, à partir de la racine de son plaisir, dans tout son corps.
Il serre sa tête contre son ventre, il voudrait que cela ne s'arrête jamais.

Quand enfin les dernières secousses du plaisir disparaissent, il relâche sa tête, réalisant, un peu confus, la force avec laquelle il l'a plaquée contre lui. Il lui caresse les cheveux, écarte une mèche humide de sa joue.
Elle remonte sans hâte jusqu'à son visage, laisse sur sa peau mille baisers évanescents avant de venir prendre sa bouche.

La nuit ne fait que commencer.
Dernière modification par Kakita Kyoko le 17 août 2008, 18:56, modifié 2 fois.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 09 août 2008, 20:34

Caserne des Gardes Tonnerre, le jour suivant.

- Jocho-sama ?
- Hmmm ?
- Devons-nous refaire la manœuvre ?

Jocho tourne la tête, et abandonne son regard lointain.

- Non, ça ira, dit-il avec un sourire d’approbation à son lieutenant.

Il se tourne vers les troupes assemblées et commande :

- Encerclement !
- Hai !

Shosuro Tomaru regarde son commandant avec étonnement, et un peu d’inquiétude. Ce ne sont pas les profonds cernes bistres sous ses yeux qui le surprennent – il a encore dû passer la nuit en agréable compagnie. Mais son chef est décidément distrait, ce matin. C’est la deuxième fois qu’il est obligé de le déranger dans ses pensées.

Jocho a de fait bien du mal à se concentrer sur ses devoirs quotidiens. A vrai dire, il serait bien resté couché ce matin, si grande est sa fatigue.
Les images de la nuit tournent dans sa tête, comme une sarabande infernale, comme tournoyait le corps de neige ligoté d’écarlate au-dessus de lui.
Il revoit son sourire, juste avant qu’elle ne ferme les yeux en se mordant les lèvres.

A présent, il sait.

Il aurait aisément pu se jouer d’elle, la veille, et frustrer ainsi ses forts louables efforts. Mais il était curieux, il voulait savoir. Comme un joueur à une table, il a payé pour voir.
Mais ce qu’il y avait sous le boisseau dépassait de très, très loin, ce qu’il avait pu imaginer. Il a vu, il a touché, il a senti, et il a tout juste survécu à l’expérience. C’est à peine s’il a pu regagner ses appartements, titubant comme un homme ivre, et s’écrouler sur sa couche, totalement épuisé.

A présent, il sait.

Et c’est ce qui rend son regard lointain, son souffle court, hérisse les poils de sa nuque.
Dernière modification par matsu aiko le 17 août 2008, 16:29, modifié 1 fois.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 17 août 2008, 14:03

Ce matin-là, Tsukiko s'est réveillée très difficilement. Elle a bougé sur le futon ravagé et s'est mordue la lèvre pour ne pas grogner. Ses bras, ses jambes, son ventre, son dos... Elle a mal absolument partout... Bon sang, elle ne fera pas ça tous les jours, c'est certain...
Le grand jeu, c'est bien, mais pas trop souvent quand même.
Ce qui lui met cependant un peu de baume au coeur, c'est que l'homme qui était là cette nuit ne doit pas être en meilleur état. Il doit même être encore moins frais qu'elle...

Elle s'étire avec précaution et sourit, le visage enfoui dans l'oreiller encore imprégné de son odeur. Elle a gagné, elle le sait. Elle l'a vu à son regard. Jamais il n'oubliera cette nuit.
Mais cette victoire a un coût. C'est comme si on l'avait battue comme plâtre. Il a fallu tous les efforts de Nayoko pour qu'elle se sente à nouveau capable de bouger.

Il n'est pas venu ce matin, il n'a pas donné signe de vie. Et c'est tant mieux, à bien y réfléchir, elle n'a pas été très loquace depuis qu'elle a ouvert un œil embrumé.
La matinée s'écoule paresseusement, sans que Jocho se manifeste. Nayoko a ouvert le shoji sur le jardin, il fait beau, le jardin est d'une sérénité paisible. Tsukiko fait quelques pas dehors, se protégeant des rayons du soleil sous une ombrelle. Elle s'assoit simplement sur les marches de bois de la terrasse, attentive à ne pas abîmer la soie du vêtement beige, décoré de fins bambous.

- Bonjour, Tsukiko san !, s'élève une voix féminine et connue. Comment allez-vous par cette belle matinée ? Je me suis permise de vous rendre une petite visite...
- Kimi sama, quelle bonne surprise...
- Mon frère vous prie de l'excuser, il est malheureusement retenu par ses devoirs. Mais peut-être me permettriez-vous de vous retenir à déjeuner ? Et ensuite, nous pourrions aller visiter de concert le quartier marchand. J'ai découvert l'autre jour un artisan tout à fait extraordinaire, il faut absolument que vous voyiez cela….

Malgré ses nombreuses courbatures, Tsukiko ne voit pas très bien comment elle pourrait refuser l'invitation qui vient de lui être faite. Après avoir passé un moment à bavarder aimablement, elles partent déjeuner dans une auberge cossue près du fleuve. Kimi se montre d’une parfaite compagnie, loin de l'image superficielle qu'elle donne parfois aux gens qui ne la connaissent pas, et Tsukiko discute volontiers avec elle, sans toutefois satisfaire la curiosité qu’elle sent poindre chez son interlocutrice.
Kimi s'interroge sur ce qui a poussé son frère à l'installer au palais, alors qu'il n’a jamais rien fait de tel auparavant. Elle aimerait savoir pourquoi elle a accepté son invitation, comment ils s'entendent, ce qu'ils ont en commun. Mais la courtisane se montre très discrète sur leur vie privée, leur intimité, les éventuelles confidences de Jocho. Avec tact, Kimi n'insiste pas.

Elles se dirigent ensuite vers les échoppes du quartier marchand, visitant les tailleurs, les bijoutiers, les potiers, les ébénistes, les artisans Licornes qui travaillent le cuivre ou l'argent.
Kimi lui montre notamment un artisan qui réalise des lanternes de toute beauté. Les peintures sont faites avec un tel art que les créatures fantastiques peintes sur le papier semblent s'animer lorsqu'on allume la chandelle à l'intérieur. Mieux encore, il crée ce que Kimi nomme des lanternes magiques, dont les motifs s’animent, sous l’effet de la chaleur, quand on allume la chandelle à l’intérieur.
Ainsi on voit un saumon remonter une rivière, deux enfants jouant avec une balle, un tigre luttant avec un dragon…Sous le regard curieux de Kimi, Tsukiko ne résiste pas à l’envie de commander à l’artisan une lanterne décorée d’un lotus pourpre et d’un papillon bleu qui le butine, s’envolant pour s’y reposer ensuite, et avec malice demande à ce que la lampe soit livrée à Jocho, accompagnée d’un petit mot : « Tourbillon d'air et de feu, vision éphémère à contempler la nuit. Allume la lanterne et regarde leur danse gracieuse. Que ton souvenir soit aussi vivace que le mien. »

L’après-midi s’achève et Tsukiko rentre, très contente du temps qu'elle a passé en la compagnie de la jeune femme. Quand elle rentre au Palais, Nayoko lui transmet un message de la part de Jocho, qui s'excuse de ne pouvoir dîner en sa compagnie ce soir.
Tant mieux, finalement, elle va pouvoir se coucher très tôt...


Le chemin est sinueux, bordé d'une étrange herbe bleue parsemée de fleurs pourpres. Elle marche, le ciel est d'un bleu crépusculaire. Vers quoi marche-t-elle au juste, elle l'ignore.
Puis la lune se lève, et éclaire la silhouette sombre et menaçante d'un château. Elle n'a pas de peur pourtant.
Elle avance, le château n'en est pas un, c'est un immense dragon endormi. Elle grimpe sur son flanc, s'accrochant à ses écailles titanesques, parvient jusqu'à sa crête.
Le dragon frémit, ouvre un œil jaune de la taille d'un tambour koto, lève sa tête colossale.
Bizarrement, aucune crainte ne l'étreint.
Soudain la créature ondule comme un tremblement de terre, et d'un coup, l'air siffle autour d'eux. La sensation est enivrante. L’immense tapisserie du paysage nocturne défile en dessous d’eux, avec les champs comme des carrés de soie, les arbres, les chemins, et les maisons minuscules devinées dans la pénombre.
D'une façon ou d'une autre, elle le dirige, et elle sait qu'il peut la conduire où elle le souhaite.
Plus vite que le vent, plus vite que la pensée, ils survolent des endroits familiers. Dans ce champ, elle a joué étant enfant. Là-bas, habite un vieux fermier qui lui racontait des histoires.
Derrière cette colline, se trouve la maison de ses parents, qui l'attendent, elle le sait. Elle rentre à la maison.
Elle rentre, et sa soeur, ses parents vont être si fiers d’elle quand ils vont voir qu'elle revient à dos de dragon.
Mais l'herbe devant eux se ternit, les arbres sont desséchés, et au fur et à mesure qu'ils avancent sont réduits à l'état de moignons noirs calcinés. Une angoisse terrible l'étreint.
Devant elle la maison de ses parents n'est que ruines fumantes. Elle regarde, égarée, autour d'elle. Leur sillage n'est qu'une immense désolation.
Le dragon souffle, et l’univers explose en flammes.



Tsukiko se réveille en sursaut, en nage, le souffle court et le coeur battant la chamade. Les souvenirs se précipitent en désordre dans son esprit, elle sent encore l'odeur du sang plus de dix ans après. L'odeur de la sueur, celle des corps, celle de l'opium...
Elle frissonne sans pouvoir s'arrêter, tente de chasser la vision de son esprit. Elle rejette la couverture et se précipite vers son yukata, cherche vainement à calmer le tremblement qui agite ses mains alors qu'elle noue son obi, sort sur la terrasse. Elle n'a plus sommeil à présent.

Lorsque Nayoko entre au petit matin dans les appartements de Tsukiko, la chambre est vide et le futon froid. La courtisane a passé le reste de la nuit à marcher sans but dans les jardins, les images du cauchemar encore vivaces dans son esprit. Elle accueille la première lueur de l'aube avec un soulagement incommensurable.


* * *


Tsukiko passe un long moment sur la terrasse, où Nayoko lui sert le thé, puis s'occupe d'elle comme à son habitude. Ne rien faire commence à lui peser, et il n'y a que trois jours qu'elle est ici.

- Je vais en ville, dit-elle en ressortant des bains. Je reviendrai avant le déjeuner.
- Si vous me permettez, Tsukiko sama, Jocho sama a laissé des instructions à cet égard...Je vais faire prévenir votre escorte.
- Mon escorte ? Mais... je n'ai pas besoin d'escorte...
- Pardonnez-moi, Tsukiko sama, mais c’est pour votre sécurité, Jocho sama a été très clair. Si vous voulez bien vous donner la peine de patienter quelques instants … ?

La courtisane reste un instant interdite, puis acquiesce. Elle ne doit pas baisser sa garde, jamais.
C’est donc dûment escortée par Nayoko et quatre gardes qu'elle se rend à sa destination. Elle se sent mal à l'aise, ainsi entourée, surveillée. Aller chercher du fil à broder en ville relève de l'expédition militaire... Pour un peu, on enverrait des éclaireurs s'assurer que la voie est libre !
Cette perpétuelle inquiétude a le don de l'agacer au plus haut point. Les bushi font peur à tout le monde dans la rue, et elle a refusé avec fermeté le palanquin où on voulait l'obliger à monter pour faire les quelques centaines de ken qui la séparent de la boutique.

Elle fait signe aux gardes de ne pas la suivre quand elle rentre avec Nayoko chez le marchand de fil à broder. Cela fait des années qu'elle se rend dans cette boutique, seule et en amie. Les gardes s'inclinent respectueusement, mais restent plantés devant l'entrée de l'échoppe, le sourcil froncé, vigilants, dissuadant n'importe quel autre client de pénétrer dans la boutique.

- Jocho sama vous fait un grand honneur, en prenant soin de votre protection comme cela, sourit Nayoko.

Peut-être, mais elle n’a pas l’habitude, et le marchand non plus. Elle le sent incommodé, apeuré. Cette sortie qui aurait dû la détendre l'a tout au contraire agacée. Elle ne s'attarde pas, malgré son envie.
Perceptive, Nayoko suggère timidement un détour par les Jardins du Scorpion, ce qu’accepte la courtisane. Peut-être que les ombrages odorants allègeront-ils son humeur…
La chaleur est bienfaisante après les cauchemars de la nuit, la vue des massifs de fleurs et l'ombre des arbres finissent par la détendre, et elle en oublie presque les chiens de garde dont l'a flanquée Jocho.

Quand elle rentre au Palais, un petit mot l'attend :
« Je serai ravi que vous puissiez vous joindre à moi au jardin pour le déjeuner. J. »
Elle a un sourire en reposant le message sur la tablette.
Finalement, ce n’était qu’un mauvais rêve.


* * *


Les jours passent, puis les semaines. Cela fait à présent deux mois que Tsukiko réside au Palais. Jocho se montre avec elle d’une parfaite courtoisie. Il est galant, attentionné, la couvre de cadeaux, exauce ses moindres désirs. Il la traite comme une reine.

Tsukiko est entraînée dans un tourbillon de vie mondaine, où ses talents de courtisane font merveille. Ils sont de toutes les réceptions, de toutes les fêtes, le centre de l’attention générale.
Ces journées fastueuses sont suivies de soirées extravagantes et inattendues, et entrecoupées de nuits ardentes. Jocho est un amant passionné et inventif, et ils explorent largement ensemble l’étendue du domaine amoureux.
Les rumeurs et les commérages sont allés bon train. Jocho étant illustre pour son inconstance, les paris se sont bien sûr engagés sur la durée de leur liaison. Mais une lune passe, puis deux, et à la surprise générale, cela dure toujours.

Malgré le côté enivrant de cette vie, Tsukiko a cependant l’impression de se retrouver sous cloche. A part Jocho, Nayoko, les occasionnelles discussions avec Kimi, et les visites au temple pour aller voir Shizue, au Palais personne ne lui parle. Quand au gouverneur, elle l’ignore complètement.
C’est une cage dorée, sous étroite surveillance, dont elle ne peut s’échapper ; elle n’est absolument pas libre de ses mouvements. La moindre sortie en ville ressemble à une expédition militaire.

Une autre chose chiffonne Tsukiko. Quel que soit l’art qu’elle déploie, les niveaux de jouissance où elle l’emmène – et elle a eu tout loisir de déployer les redoutables techniques héritées d’Ichimane – jamais Jocho ne passe la nuit avec elle. Elle lui en a fait la remarque, il lui a répondu d’un air contrit que bien sûr, si elle le souhaitait, il allait dormir avec elle, mais, le lendemain matin, elle s’est à nouveau réveillée seule.
Non qu’elle ait à se plaindre des appartements qui lui sont alloués, ou du service dont elle bénéficie. Jamais, même à l’ambassade du clan du Crabe, n’a-t-elle connu un tel luxe.
Son objectif semble atteint, et plus qu’atteint. Non seulement Jocho se comporte en tous points comme s’il était fou amoureux d’elle, mais ce succès est public. Elle le tient dans le creux de sa main, pour en faire ce que bon lui semble. Enfin, presque. S’il n’y avait pas cet agaçant détail…
Elle est aussi désarçonnée par la gentillesse, la tendresse de certaines de ses attentions. Il lui faut se rappeler régulièrement de Shizue, de Shonagon, de ces femmes qu’il a détruites, pour garder en tête sa vengeance.

Tout semble indiquer qu’elle a réussi au-delà de toute espérance, à un point qui la sidère elle-même. Elle sait que sa passion n’est pas feinte. Leurs nuits fiévreuses, l’embrasement de leurs corps, ne peuvent mentir.
Mais ce succès même la déstabilise. Elle ne peut s’empêcher de penser que cela cache quelque chose.
Il est à elle, et cependant lui échappe.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 21 août 2008, 22:02

C'est Nayoko qui lui a appris la nouvelle. Jocho, ces derniers temps, est très pris par ses obligations. Des troubles en ville, apparemment. Quoi qu’il en soit, il lui a été impossible de sortir du Palais ces trois derniers jours, même pour aller au temple visiter Doji Shizue. "Raison de sécurité", lui a-t-on rétorqué.
Tsukiko comprend mieux en apprenant la venue simultanée de Doji Satsume et Bayushi Kachiko. La garde Tonnerre doit être sur les dents... En attendant, la voilà claquemurée au Palais.

Et l'agacement monte, de plus en plus.
Voilà deux mois qu'elle ne peut pas faire un pas sans avoir une cohorte de chiens de garde accrochée à ses basques. Elle est à peu près sûre que son courrier est surveillé. Par prudence, Katsumoto et elle ont communiqué jusqu’à présent par l’intermédiaire de Doji Shizue. Là, elle n’a plus de nouvelles d’aniki…
Et maintenant, elle est enfermée comme un animal.

Tsukiko a réussi à se concentrer sur les broderies compliquées d'un fin carré de soie noire pendant les quatre dernières heures. Les entrelacs de fils sont bien plus complexes que celles qu'elle avait envisagées au départ, mais il faut bien ça pour distraire son esprit.
Depuis deux mois, les mêmes questions tournent et retournent dans son esprit, et elle n'arrive pas à y répondre malgré tous ses efforts. Que veut-il ? Pourquoi l'a-t-il installée ici ? Que penser de son attitude, en totale contradiction avec sa façon habituelle de traiter les femmes ?

Tu n'es qu'une idiote, Tsukiko ! Il se joue de toi, comme il se joue des autres. Pourquoi serait-il différent ? Après tout, il a eu ce qu'il voulait, et sans insister encore.
…J'aurais dû le faire courir dans toutes les rues de la ville... ça ne sert pas à grand-chose, mais qu'est-ce que ça soulage.


Et pourtant, la logique, qui voudrait que Shosuro Jocho soit égal à lui-même dans ces circonstances, est battue en brèche par son intuition. Il peut la tromper sur son discours, ses attentions, ses regards, mais il y a des choses que même lui ne peut dissimuler quand ils sont seuls, que leurs chaleurs et leurs souffles se mêlent dans l'obscurité et que leurs mains se cherchent.
Et c'est précisément cela qui lui fait peur.

Au départ, cela lui a semblé facile. S'arranger pour devenir sa maîtresse, faire en sorte d'occuper la moindre de ses pensées, de rendre son corps dépendant du sien. C'était à sa portée, elle le savait parfaitement. Elle semble y être parvenue, puisqu'il passe toutes ses nuits avec elle et que de mémoire d'homme, on n'a encore jamais vu Shosuro Jocho faire preuve d'autant de constance.
Mais elle ne s'attendait pas à cela. Elle ne s'attendait pas à devoir lutter pour continuer à le détester.

Parce que le drame, c'est qu'il se montre tout à fait attachant et si prévenant avec elle.
Outre le fait qu'il la traite comme une vraie déesse, il est doux, tendre, attentionné. Gentil. Bref, parfaitement détestable.
Enfin... je crois...
Mais quelle idiote tu fais, ma fille !

Sa propre versatilité la laisse sans voix. La voilà qui se prend à lui trouver des qualités !
Quoique... à bien y réfléchir...
Elle a du mal à croire que les Fortunes aient créé un homme comme lui sans le doter de quelques qualités...

Une voix enjouée la tire de sa profonde réflexion. Elle lève la tête du carré de soie et sourit à Nayoko, qui fait de son mieux pour alléger son humeur. Tsukiko apprécie la servante que Jocho lui a attribuée, même si elle sait parfaitement qu'elle est aussi là pour la surveiller et rapporter ses faits et gestes au capitaine de la Garde Tonnerre ou à sa mère.

Alors que la jeune femme lui propose à nouveau du thé, elle entend à l'extérieur la voix du capitaine de la Garde Tonnerre. La servante s'empresse de lui ouvrir. Peut-être réussira-t-il à dérider sa maîtresse...
La courtisane abandonne son ouvrage, une élégante variation du mon Shosuro, faite d'un dégradé de plusieurs dizaines de couleurs différentes, sur la table devant elle. Au vu des chutes de fils, elle a passé des heures là-dessus.
Il s'approche, passe son doigt sur sa joue, s'assied à côté d'elle.

- Très joli...commente-t-il.

Puis il l'attire à elle, pose son menton sur son épaule, avant de laisser un baiser sur ses lèvres. Encore un de ces gestes qu'il a invariablement quand il rentre, et qui le rendent si... enfin, pas du tout...
Elle en soupirerait de consternation.

- Je suis désolé, Tsukiko, je réalise que je t'ai négligée ces derniers temps, et que cela ne doit pas être très drôle pour toi…Il y a des troubles en ville en ce moment, en particulier au quartier des pêcheurs, dit-il, l'air soucieux.
- Ce qui n'est pas drôle pour moi, c'est d'être sous constante surveillance, Jocho. J'ai l'impression d'être prisonnière ici depuis que je suis arrivée.

Il prend son visage dans ses mains, l'embrasse doucement.

- Ce n'est pas de la surveillance, c'est pour ta protection, Tsukiko. Je ne supporterais pas qu'il t'arrive quoi que ce soit.
- Pourquoi veux-tu qu'il m'arrive quelque chose ? Et pourquoi est-ce que je suis tenue à l'écart de tout ce qui se passe ici ? On dirait que je suis... une rumeur dans ce palais.

Il a un sourire railleur.

- Appelle cela de l'expérience. Quant à te tenir à l'écart...je ne sais pas si Nayoko t'a mise au courant, mais nous avons deux invités illustres, nommément Doji Satsume et Bayushi Kachiko, et demain soir, il va y avoir une réception officielle. Je compte bien que tu m'y accompagnes.
- Hmmm... Si tu veux. Ta journée s'est bien passée ?

Il l'enlace sans répondre. Son attitude a le don de faire revenir l'agacement qu'elle avait réussi à chasser. Il ne répond jamais à ses questions.
Il souffle doucement dans le creux de son oreille :

- Est-ce donc un fardeau si lourd, que d'être retenue dans mes bras ?
- Dans tes bras, non. A l’intérieur des quatre murs de ces appartements, oui. Je suis ici parce que je l'ai voulu, mais c'est difficile d'avoir l'impression d'être enfermée dans cette cage, aussi dorée soit-elle. Excuse-moi, je ne suis pas de très bonne compagnie.

Il a un large sourire, et se rejette soudain en arrière, l'attirant sur lui.

- Ça, c'est clair... Pauvre petit moineau prisonnier. Bon, en fin de compte je voudrais changer l'animal, donnez-moi en un autre, celui-ci a trop mauvais caractère, dit-il avec entrain.
- Tu te moques de moi...
Le reste de sa phrase se perd dans son baiser.
- Pas de très bonne compagnie ? Tu es parfaitement insupportable, oui. C'est pour cela que je t'aime, d'ailleurs.
Il se met à rire.
- Pour cela... et pour diverses raisons. Alors d'abord tu as une bouche très appétissante...
Elle ne peut s'empêcher de sourire en l'entendant plaisanter.
- Je suis curieuse de la suite.
Il plonge allègrement les mains dans son kimono.
- De très jolis seins...Et une chute de reins renversante.
- Et à part ça ? Je suis déçue que tu n'aies remarqué que des détails sur mon corps.
Il lève la tête et hausse un sourcil.
- …Mais je peux expliquer les choses de façon plus approfondie.
- Explique.
Il s'empare de son pied, et commence à lui embrasser les orteils.
- Un pied menu et blanc, à la cambrure exquise...Une cheville si fine qu'on la cercle de deux doigts…
Sa bouche continue à remonter le long de son mollet. Son regard est espiègle.
- Des jambes gracieuses, à faire pâlir d'envie euh...une araignée ?
Elle le repousse dudit pied menu et blanc, à la cambrure exquise.
- Une araignée, hein ? J'ai huit jambes ?
- Attends, il faut que je vérifie.
Il commence à fourrager sous son kimono.
- Jocho...
- Pour l'instant je n'en vois que deux, mais je poursuis l'enquête.
Il a maintenant la tête engagée sous son kimono. Les jambes susnommées enserrent son cou.
- L'araignée est démasquée, elle va donc manger le mâle.
Il émerge du kimono, toujours ses jambes autour de son cou, et se penche vers elle.
- Comme toujours, je suis à ta disposition, ma belle.
Il reprend langoureusement sa bouche, et la sent sourire contre ses lèvres.


Un peu plus tard....

Ils sont lovés l'un contre l'autre, dans un joyeux désordre. Une nouvelle fois, ils n'ont pas réussi à atteindre le futon, ne peut s'empêcher de remarquer Tsukiko. Jocho pose sa joue contre la sienne.

- Tu sais, Tsukiko, pour demain soir...
- Quoi ?
- J'aimerais que tu les éclipses toutes.
- Je ne peux pas faire ça, Jocho.
- Et pourquoi non ? Tu le fais déjà au naturel.
- C'est une question de préséance.
- Bon, pour Kachiko, ce sera peut-être un peu plus difficile, sourit-il. Mais j'aimerais vraiment être fier de toi. Tu veux bien faire ça pour moi ?
- Je veux bien. Tu as une préférence pour la tenue ?
- Je te fais confiance.
Il a une mimique comique.
- Tu sais, moi, les kimonos, mis à part les enlever...
- Oui, je sais, soupire-t-elle en levant les yeux au ciel. Je ferai ce que tu veux, mais ça ne va pas plaire à tout le monde. Si tu cherches une autre excuse pour doubler le nombre de bushi dans mon sillage...
- L'idée, c'est que ça rende les hommes jaloux et les femmes envieuses non ? Je veux qu'on soit les plus beaux de la soirée. Bien sûr que ça ne va pas plaire à tout le monde. Mais où serait l'intérêt, sinon ?
- L'intérêt de provoquer les gens ? Tu ne changeras jamais, sourit-elle en secouant la tête.
- Comme si tu aimais perdre.
- Je sais où m'arrêter, Jocho.
Elle caresse sa joue et dépose un baiser sur ses lèvres.
- Moi aussi. Au moment où ça recommence.
Il glisse sa bouche dans son cou et recommence à l'embrasser.
- Vraiment incorrigible...
- Mais tu aimes ça.
- Hmmm... Parfois...
Ses velléités de protestation sont interrompues par un baiser à pleine bouche.

Impossible de discuter avec lui. Il a toujours une pirouette pour se défiler.
C'est une autre des choses qui la fait sourire quand elle est avec lui.


* * *

Cela lui a pris un moment, avant de trouver.
Pour le reste, cela avait été un jeu d’enfant. Les barrières qu’il avait mises en place pour l’isoler se sont révélées très efficaces. Tous les messages venant au Palais, les demandes extérieures, ont été interceptés. Il s’est bien sûr assuré que personne au Palais ne lui adresse la parole, histoire d’éviter les influences parasites. Hors de question que quelqu’un commence à lui souffler des racontars à son sujet.
Il l’a flanquée d’une garde rapprochée, pour sa protection bien sûr, mais aussi pour s’assurer qu’aucun de ses soupirants des mois précédents ne se méprenne. Le message est bien passé, personne ne s’y est frotté.
Enfin le plus important, il a fait en sorte de combler tous ses désirs, de la charmer, de l’étourdir, de l’éblouir ; il a fait ce qu’il fallait pour qu’il n’y ait pas de demande de son côté à elle.

Il était sûr, néanmoins, que cet ennuyeux Katsumoto chercherait à la joindre, pour la monter contre lui. Mais à force de la faire espionner, une conversation surprise au temple lui a donné la clef du mystère.
Il ne pouvait hélas lui interdire de voir Doji Shizue, ç’aurait été se mettre son honorable mère à dos. Mais les émeutes en ville lui ont fourni le parfait motif pour l’empêcher de sortir du Palais jusqu’à nouvel ordre.

Luxe, calme, volupté…et contrôle.
Il contrôle ce qu’elle mange, ce qu’elle boit, comment elle s’habille, qui elle voit.
Dans le même temps, il a été extrêmement prudent. Enfin, autant qu’on peut l’être dans ces circonstances.
Il sait, depuis le début, qu’il joue avec le feu. C’est bien là tout l’intérêt de la chose, même s’il y a des moments où ça lui donne le frisson.
Maintenant, elle ne lutte plus contre lui, elle lutte contre elle-même.
Et il regarde cela avec beaucoup d’intérêt.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 06 sept. 2008, 16:08

Un matin, la nouvelle fait le tour de la ville. Le Champion d’Emeraude, Doji Satsume, et la Dame des Scorpions, Bayushi Kachiko, viennent en visite à Ryoko Owari.
Cette nouvelle déclenche un branle-bas de combat au Palais et dans la ville, afin de préparer la réception officielle qui va réunir tous ceux qui comptent à la Cité des Rumeurs.
Les supputations vont bon train sur le motif de cette double visite. La version la plus en vogue concerne les troubles récents en ville, suite à l’intervention musclée de la Magistrature d’Emeraude à l’encontre des cartels impliqués dans le trafic d’opium. Mais d’autres prétendent qu’il pourrait s’agir d’une alliance entre le clan de la Grue et celui du Scorpion, à un niveau suffisamment élevé pour justifier le déplacement du daimyo de l’un et de l’épouse du daimyo de l’autre.

Quelle que soit la raison, elle doit être d’importance.
Aussi les courtisans réajustent leurs tenues, peaufinent leurs manœuvres, affûtent répliques et traits d’esprit. Une telle réception est immanquablement l‘occasion de prendre la température politique du clan, et cette double présence lui donne une emphase exceptionnelle.

En dépit du fait qu’il soit affecté à l’entourage même de Bayushi Kachiko, et arrive en sa compagnie, Shosuro Katsumoto n’est pas plus au fait que les autres de la raison précise de cette visite, même s’il espère qu’elle est la consécration des tractations qui sont en cours entre sa propre famille et le clan de La Grue. L’entretien que lui a accordé Doji Satsume lors de leur halte pour la nuit, la façon dont le regard pénétrant du Champion d’Emeraude s’est attardé sur lui tout au long du trajet entre Nihai et Ryoko Owari, lui font espérer que c’est le cas.

Katsumoto a dû repartir dans sa famille, plusieurs semaines auparavant, afin de discuter plus avant de l’engagement qu’il envisage. Son père l’a questionné à fond, lui a expliqué les conséquences d’une telle alliance. Si sa requête est agréée, comme il se marie largement au-dessus de son rang, il rejoindra le clan de la Grue, c’est une décision à bien peser. Il ne faut pas non plus qu’il oublie d’où il vient, quelles sont ses obligations, ce ne sera pas une position facile. Mais Shosuro Katsushiro a bien vu que la volonté du jeune homme était ferme.

A son arrivée en ville, Katsumoto a aussitôt rendu visite à Doji Shizue, qui réside toujours au temple d’Amaterasu. Après s’être enquis de sa santé, il s’est ouvert à elle avec tact de ses interrogations. Mais la jeune fille est encore plus ignorante que lui de ce qui se passe. Elle redoute cette réception où elle devra être présente, et qui sera la première fois qu’elle affronte la foule des courtisans de la Cité des Rumeurs. Elle redoute, surtout, de faire face à son oncle, à son regard aigu. Ne va-t-il pas instantanément détecter le déshonneur dont elle est l’objet ?

Bien qu’elle n’en parle pas, Katsumoto devine ses appréhensions, et fait de son mieux pour les apaiser. Dans l’intervalle, son ressentiment à l’égard du fils du gouverneur a encore grimpé d’un cran. Il a sous les yeux l’exemple pitoyable du mal que peut faire cet homme, une jeune fille tellement traumatisée qu’elle n’ose même plus faire face à sa famille, et frémit à l’idée de ce qu’il risque de faire à Tsukiko, malgré ses avertissements. Il a eu du mal à en croire ses oreilles, en apprenant qu’elle est à présent la maîtresse officielle de Jocho. Il a envoyé un mot à cette dernière, afin de lui parler avant la réception, mais son message est resté sans réponse. Il va lui falloir patienter jusqu’à la fin de la soirée.

Plus il connaît Shizue, plus il redoute ce que cette ordure pourrait faire à Tsukiko. Il faut qu’il lui parle, avant qu’il ne soit trop tard.

Le gouverneur connaît, bien sûr, la raison de cette visite. Ses protestations répétées contre les actions irresponsables de la Magistrature d’Emeraude, qui ont créé des incendies, des émeutes et d’autres troubles dans la ville, au mépris complet de la population locale, ont enfin été entendues. Que le Champion d’Emeraude se déplace en personne sera un signe clair pour ces magistrats au zèle intempestif qu’ils doivent à présent réfréner leurs ardeurs.

Elle sait aussi, bien sûr, qu’il souhaitait rencontrer en personne le prétendant à la main de sa nièce, et parler avec celle-ci de ce mariage. Il lui a fallu user de subtilité lors des tractations. Un excessif soutien aurait éveillé les soupçons. Mais là elle pense avoir usé du mélange adéquat de surprise, d’ingénuité, de courtoisie et de manipulation pour que la proposition retienne l’attention de Doji Satsume, et le trajet leur aura donné l’occasion idéale pour faire connaissance. Nul doute que le Champion d’Emeraude aura été agréablement surpris.

Hyobu est plus étonnée de la venue de Bayushi Kachiko. Même si sa présence met l’accent sur les excellentes relations entre le clan du Scorpion et le Champion d’Emeraude, elle s’attendait plutôt à ce que ce soit Shosuro Katsushiro, le hatamoto du daimyo, le père du junshin, qui soit présent aux côtés de son fils.

Le gouverneur n’a guère d’estime pour l’épouse de Bayushi Shoju, qui use plus de ses charmes que de sa tête, et ne peut s’empêcher de se demander si la venue de cette dernière n’a pas un autre motif, surtout après cette « étude des défenses de Ryoko Owari » demandée par Shosuro Hametsu. Comme toujours, il y a probablement des plans dans les plans.
Aussi le gouverneur passe en revue les différentes hypothèses, planifiant, anticipant, élaborant diverses options. Il faut qu’elle pare à toute éventualité.

Notamment celle où Satsume se rendrait compte, d’une façon ou d’une autre de ce déplorable incident survenu avec sa nièce.


* * *


Tsukiko commence à avoir un solide entraînement en termes de réceptions officielles. Elle est au fait de tout ce fastidieux rituel. Les salutations, les courbettes, les sourires feints, les compliments élaborés, toute cette danse compliquée exigée par l’étiquette, toute cette hypocrisie formalisée entre des gens qui pour la plupart se haïssent cordialement, n’ont plus de secret pour elle.

Mais ce soir-là, en raison de la présence des illustres invités, encore plus que les autres soirs, toute la bonne société de la Cité des Rumeurs s’est mise sur son trente et un, à grands renforts de kimonos somptueux, de coiffures élaborées, de bijoux de prix, de masques et d’accessoires recherchés. Le Champion d’Emeraude est déjà venu à Ryoko Owari, mais ses visites sont rares, et la venue simultanée de l’épouse du daimyo du clan du Scorpion fait de cette soirée un événement exceptionnel.
Aussi une tension, une effervescence perceptibles agitent la foule des courtisans, bourdonnant comme un essaim de guêpes ayant senti l’odeur de la viande.

En voyant les regards qui les accueillent, elle se sent mal à l’aise et remercie mentalement les Fortunes d’être accompagnée de Jocho, éminemment rompu à cet exercice. Ce dernier est resplendissant dans un superbe kimono de brocard noir recouvert d’un haori aux flamboiements fauves, ses sabres glissés dans un obi carmin orné de flammèches stylisées.

La courtisane s'avance de sa démarche légèrement chaloupée, à deux pas derrière le capitaine de la Garde Tonnerre, ses yeux à l'étrange couleur turquoise font le tour de l'assemblée, mais elle dissimule soigneusement sa curiosité en baissant ses longs cils ourlés de noir.
Modestement, comme il se doit pour une dame de sa condition...

La soie précieuse murmure à chacun de ses pas, frôle les tatamis, glisse autour de ses longues jambes sans les révéler tout à fait. Les flammes fauves du décor peint lèchent les fines chevilles et laissent l'incendie monter depuis le sol jusqu'au obi.
Le feu tourbillonne, ondoie, épouse ses formes voluptueuses sur le fond de jais du kimono. Les langues ardentes sourdent sur son buste et dévorent silencieusement les longues manches noires.

Elle a remis l'étrange masque arachnéen dont les minuscules turquoises rehaussent la couleur de ses yeux clairs, relevé la lourde masse aile de corbeau de ses cheveux en un chignon sophistiqué, dont l'entrelacs compliqué met en valeur les piques orangées qui s'y entrecroisent.
Un obi rouge sang ceint sa taille au plus près, elle tient entre ses doigts fins un des éventails de Jocho, obligeamment fournis par Nayoko.

Un voile de rose et de camélia mêlé parfume l'air qui l'entoure tandis qu'elle marche près de lui, et son visage maquillé à la perfection attire tous les regards masculins de la salle.
Tsukiko a exercé tout son art pour être la plus belle, comme le lui a demandé Jocho. Juste après Kachiko, puisque c'est la règle du jeu.
Elle trouve cela stupide. Presque aussi stupide que son imbécile de pari.

Jocho éclipse en prestance et en superbe tous les courtisans présents, c’est sans conteste le paon dans la basse-cour. Inconscient des pensées rebelles de la ravissante jeune femme derrière lui, il arbore un large sourire, à l’évidence ravi d’être le principal centre d’attention de l’assistance après, naturellement, leurs honorables visiteurs. Tsukiko sait, de part les regards admiratifs de l’assistance, qu’ils forment un beau couple, avec leurs tenues assorties.
Quelque part, ça l'agace profondément.

Ils commencent à saluer les premiers courtisans. Jocho se tire du pensum avec brio, adressant salutations aimables, traits d’esprit, compliments bien tournés et piques assassines avec une courtoise ironie, une aisance et une élégance de verbe qui trahissent sa familiarité de l’exercice.

Un brouhaha – le Champion d’Emeraude vient d’arriver, en compagnie de Bayushi Kachiko et du gouverneur Hyobu. Il salue les uns et les autres puis, suivi du serviteur qui porte son sabre à la verticale, se dirige vers le petit groupe de magistrats d’Emeraude d’un pas mesuré, traversant la foule comme l’étrave d’un bateau fend l’eau, sans effort apparent.
Tsukiko le salue respectueusement. Elle ne l’a jamais vu auparavant, mais il est impossible de se méprendre sur l’aura presque physique, palpable, de pouvoir et de suprême confiance en soi qui entoure la silhouette longiligne, le visage anguleux et balafré, de la deuxième personne de l’Empire.

Un peu derrière, devisant à mi-voix avec le gouverneur Hyobu, s’avance d’un pas glissé Bayushi Kachiko. Sa tenue fastueuse, aux rouges si profonds qu’ils en sont presque pourpres, enveloppant ses courbes voluptueuses, à côté de l’austère tenue noire du gouverneur, évoque irrésistiblement une rose opulente et somptueuse à côté d’un corbeau.

La courtisane cherche des yeux Katsumoto et Shizue. Voilà trois jours qu'elle n'a pas de nouvelle d'eux, et elle s'inquiète pour aniki.
Elle répond aux sourires et aux bonsoirs qui lui sont adressés, même si elle sent le regard de Jocho sur elle quand elle parle à d'autres hommes que lui.
Enfin elle les aperçoit dans un coin de la salle, en train de discuter tranquillement avec Doji Sukemara, le souriant représentant du clan de la Grue à la cité des Rumeurs. Ce dernier jette des coups d'oeil discrets en direction du Champion d'Emeraude, guettant le moment où il aura terminé sa discussion avec les magistrats pour venir saluer celui qui est aussi son daimyo.
Shizue est toujours aussi pâle, et semble tenter de se confondre avec les murs. La discrète tenue gris-bleu qu'elle a choisie contribue pleinement à l’atteinte de cet objectif.

Tsukiko attend avec patience que le Doji s'éloigne pour s'approcher tranquillement du couple. Jocho, tout à sa conversation avec une des courtisanes, une jeune femme de la famille Yogo, ne semble pas faire pas attention quand elle quitte son voisinage.
Enfin, Doji Sukemara s'éloigne. Elle profite du mouvement de foule pour se glisser hors de portée de Jocho et sourit en arrivant à leur hauteur.
Shizue l'accueille d'un sourire sincère, Katsumoto est plus réservé. Il a bien repéré le kimono noir et fauve assorti à celui de Jocho.

Tsukiko est absolument ravie de les revoir. Puis elle voit Shizue devenir blanche comme un linge, et effectuer une courbette à la limite de l’effondrement, et Katsumoto s’incliner profondément.
- Bonsoir, ma nièce. Bonsoir Katsumoto-san, Shosuro-sama, dit Doji Satsume en inclinant courtoisement la tête dans leur direction. Ils s’inclinent en retour.

Le champion d'Emeraude ne peut s'empêcher de remarquer la façon dont les épaules de la jeune fille pointent sous le kimono. Sa peau pâle est presque translucide, ses mains fines sont devenues squelettiques.
Katsumoto sait que cette soirée va être déterminante. C'est la première fois qu'elle est à nouveau en présence de Shosuro Jocho et son oncle est présent, il n'en faudrait rien de moins pour s'évanouir, mais Shizue est plus forte qu'il n'y paraît.
- Vous ne m'avez pas donné de nouvelles depuis bien longtemps, ma nièce... Comment allez-vous ?
- Je vais bien, mon oncle, je vous remercie. Et vous ? Comment vous portez-vous ?

Sous le voile de politesse, la jeune fille semble plus morte que vive.
- Les affaires de l'Empire m'absorbent beaucoup, comme d'habitude...mais je vais bien, je vous en remercie. Comment se passe votre séjour dans la capitale du clan du Scorpion ?
- Très calmement. J'ai attrapé un mauvais refroidissement il y a quelques semaines, et j'ai préféré rester au temple d'Amaterasu, où je pouvais méditer et me reposer sans déranger mes hôtes. Mais ça va beaucoup mieux à présent.
Les yeux du Champion d'Emeraude se plissent de compassion. Elle a toujours été de santé fragile.
- J'espère que vous avez été bien soignée, et que l'on a pris soin de vous...
- Oui, Tsukiko san a veillé sur moi comme une véritable amie, mon oncle. Elle m'a rendu visite tous les jours tout le temps où j'ai été alitée.

Katsumoto près d'elle ne dit rien mais il espère que sa présence et celle de Tsukiko sont un soutien au mensonge qu'elle sert à son oncle. Il ne faut pas qu'elle flanche..
Les yeux perçants de Satsume passent sur la jeune courtisane sans faire de commentaire. L'amitié d'un membre du clan du scorpion se paie. Toujours.

- J'ai eu l'honneur de faire connaissance de Katsumoto-san, ici présent, chemin faisant. J'ai cru comprendre que vous le connaissiez ...?, dit le Champion d’Emeraude en se retournant vers sa nièce.
- Oui, mon oncle, nous nous sommes rencontrés lors d'une réception au palais, mais nous avons souvent parlé au temple, pendant ma convalescence.
- Une simple rencontre lors d'une réception... et vous voilà intronisé garde-malade, commente Satsume en regardant le jeune homme. Peut-être pouvez-vous m'expliquer la raison de ce soudain dévouement ?
- Faut-il une origine au dévouement, Doji Satsume dono ? En ce qui me concerne, c'est une chose naturelle qui ne nécessite nullement une raison.
- Et que pouvez-vous me dire de ce jeune homme, ma nièce ? demande Satsume, impénétrable.

Shizue garde le silence, silence pendant lequel elle laisse son regard bleu sur le courtisan debout près d'elle. Puis sa voix mélodieuse s'élève au sein du petit groupe, douce et posée.
- Je pense... Je pense que c'est quelqu'un de bien... mon oncle.
Le regard de Satsume se fait pensif.
Tsukiko sourit avec tendresse à aniki, puis à Shizue. Cette jeune femme est vraiment ce qui peut lui arriver de mieux.
- Si je comprends bien, ce que vous avez fait pour ma nièce, vous l'auriez fait pour n'importe qui.
- Hai, Doji Satsume dono, pour toute personne qui aurait eu besoin de mon soutien.
- Aucune attention particulière, donc.
- Au début, non, ensuite le temps a changé les choses, dit Katsumoto en regardant le champion sans ciller.
- Hmmm...Et de votre côté, Shosuro-san, s'agit-il également d'un dévouement spontané ?

Tsukiko lève un instant son regard à l'étrange couleur turquoise sur le grand guerrier au visage balafré qui la considère.
- Elle m'apprécie pour ce que je suis, et ils sont rares ceux qui me font cette faveur.
- Vous me rassurez, Shosuro-san. L'espace d'un instant j'ai cru devoir féliciter publiquement la famille Shosuro pour son altruisme, dit Satsume d’une voix égale.
- De mon point de vue, l'altruisme est une question d'individu, Doji dono. Pourquoi y aurait-il moins de personnes altruistes dans la famille Shosuro que dans une autre ? Mais vous avez raison de me le rappeler, Shizue sama apprécierait sans doute un thé bien chaud. Si vous me le permettez, je voudrais m'en charger.

Sur un simple signe de tête de Satsume, la courtisane s'éloigne d'un pas gracieux et se dirige vers l'un des serviteurs qui parcourent les convives. De toute façon, ce n'est pas sa place. Il s'agit d'une affaire de famille, et ces gens ne sont pas sa famille...
Le gouverneur lui souhaite le bonsoir alors qu'elle passe à sa hauteur, et mue par une soudaine inspiration, Tsukiko lui demande au détour des platitudes d'usage :

- Dame Hyobu, je me demandais si vous aviez eu le mot que je vous ai fait passer la semaine dernière, et celui d'avant-hier. Je ne me souviens pas vous les avoir envoyés.
- Oui, Tsukiko san.
- Oh, parfait alors... Je m'excuse de vous avoir importunée. Passez une bonne soirée.
- Vous également.

La courtisane navigue ensuite entre les invités, parle et sourit à tous ceux qui lui adressent la parole, est aimable, spirituelle, enjouée, elle sent le regard de Jocho sur elle, qui la suit alors qu'elle passe d'un convive à l'autre en revenant vers lui.
A plusieurs reprises, les jeunes gens avec qui elle avait l'habitude de sortir avant d'emménager ici l'abordent, « ravis » de la voir à nouveau. Et ce qu'ils lui apprennent la laisse songeuse...
Des lettres qu'on lui a adressées ne sont jamais arrivées à destination. Et pas qu'une fois.
Cet indice troublant vient s'ajouter à d'autres, tout aussi troublants. Elle a déjà l'impression qu'on la surveille, qu'on l'épie. Elle a les bushi de Jocho accrochés à ses basques à chacune de ses sorties.
Et toujours son regard noir, brûlant, qui ne la quitte pas...


Doji Satsume retourne le feu de son attention vers sa nièce, et le jeune homme silencieux à son côté, qui lui aussi appartient au clan des secrets.
Shizue regarde Tsukiko s'éloigner à regret.
- Ma nièce, j'ai reçu, il y a quelques temps, une proposition... inattendue, qui pourrait contribuer à rapprocher le clan du Scorpion et celui de la Grue. Cette proposition m'est parvenue par l'intermédiaire du gouverneur Hyobu. Savez-vous de quoi je veux parler ?
- Non, mon oncle.
Tout va se jouer ici, se dit Katsumoto.
- C'est une proposition qui vous concerne tout particulièrement.
- Je ne suis pas au courant, mon oncle.

Katsumoto redoutait cet instant. L'instant où elle va prendre connaissance de sa demande. Il doit offrir un visage lisse et poli aux yeux du Champion, de Shizue, mais il sait qu'il lira dans ses yeux ce qu'elle pense dès qu'elle apprendra, et c'est cela qu'il redoute, ses pensées, son avis.
- Shosuro Katsumoto-san, ici présent, vous a demandée en mariage. Ce qui m'intéresse de savoir, c'est ce que vous pensez de cette proposition ?
Le regard du jeune homme se pose sur Shizue, elle peut le détruire en un mot, elle peut le haïr d'un regard. Jamais personne n'a eu cette emprise sur lui.

Les yeux de la jeune femme s'agrandissent sous la surprise, elle se reprend presque immédiatement.
- Moi... en mariage ?
Des pensées contradictoires se mêlent et se bousculent dans sa tête, sans qu'elle puisse les maîtriser.
- Je ne suis pas nécessairement contre, malgré la différence de statut, poursuit Satsume. Mais je souhaiterai aussi comprendre qui, précisément, est à l'origine de cette intéressante initiative, dit-il en transperçant le jeune homme du regard.
Le Champion est méfiant, il ne peut lui en vouloir. Doji Shizue a dû déjà tellement souffrir, en tant que son tuteur, il veut s'assurer que le sort ne va pas lui jouer un tour cruel.

Tsukiko assiste à l'échange à quelques pas de là, sans parvenir tout à fait à comprendre ce qui se dit. Elle se doute de la teneur de la conversation, sans avoir besoin d'y assister. Elle ne quitte pas Katsumoto des yeux, tout en répondant avec amabilité aux questions de son voisin.
Shizue se tait, elle ne sait que penser.
- C'est moi qui ait eu cette initiative, Doji Satsume dono, affirme Katsumoto hardiment.
Sa voix, comme son regard, ne mentent pas.

Satsume le jauge sans mot dire, un long moment. Katsumoto n'a pas à craindre cet examen, il sait pourquoi il a fait cette demande, il sait aussi que depuis, il éprouve des sentiments pour elle, de profonds sentiments. Ce mariage la protègera à jamais de ce qui s'est passé ici et qu'il ne peut pas défaire. Il ne le pourra jamais, quelle que soit la force de sa résolution, et c'est ce qu'il regrette le plus maintenant.
- Et si vous me disiez ce qui vous a amené à considérer une union avec ma nièce ?
- Une grande affinité avec sa conception des choses de la vie, Doji Satsume dono, une envie de partager les choses et un aplomb certain, je n'en disconviens pas.

Un petit sourire traverse le visage austère du Champion d'Emeraude. Katsumoto a regardé Shizue. S'il pouvait lui dire d'un regard qu'elle ne risque plus rien, que jamais plus personne ne lui fera de mal... Le courtisan redoute plus le verdict de Shizue que celui du Champion, auquel il ne pourra se soustraire de toute manière.
- Ma nièce, je ne vous demande pas de répondre maintenant sur cette proposition. Sachez en tout cas que je ne vous imposerai pas cette union pour satisfaire des intérêts politiques. Réfléchissez-y. Mais j'ai besoin de connaître votre position.

Elle reste un instant sans rien dire et regarde le jeune homme debout près d'elle. Elle se souvient de ses conversations avec Tsukiko, de ce qu'elle lui a raconté sur lui, de ses impressions et de ses sentiments quand elle le regardait prier, cachée derrière le pilier du temple d'Amaterasu.
Katsumoto sait qu'elle va y songer pendant des heures probablement, qu'il va attendre deux fois plus longtemps encore pour connaître sa décision, mais il ne l'influencera pas, il ne cherchera pas à la gagner à lui à tout prix. C'est la meilleure solution, il le sait, et cependant elle choisira en toute liberté. Leur union bâtie sur un mensonge, la plus douloureuse des épreuves pour elle sera à ce prix, pas à un autre.

Satsume les englobe du regard. Il voit aussi la silhouette longiligne de la courtisane Shosuro, un peu plus loin, qui les observe.
Il ne peut s'empêcher d'avoir l'impression tenace qu'on ne lui a pas tout dit. Mais parfois, il est préférable de ne pas savoir. Ce qui est important, c'est le bonheur de Shizue. Et ce garçon, avec son regard droit, si inattendu chez un samurai du clan du Scorpion, lui a donné l'impression d'un homme honorable.
- Hai, oji sama. Je vous donnerai ma réponse d'ici la fin de la semaine.
Il lui sourit avec affection, a un petit signe de tête envers Katsumoto, et s'éloigne.

Shosuro Katsumoto reste immobile auprès de Doji Shizue, quelle va être sa réaction maintenant. Elle se tourne vers lui, le regarde.
- Pourquoi voulez-vous m'épouser, Shosuro Katsumoto sama ?
- Parce que je crois que nous avons la même vision des choses et que j'ai besoin de vous à mes côtés, même si ça vous paraît soudain, Doji Shizue sama
Autant être franc jusqu'au bout, ne pas cacher ses sentiments. Ça va lui apparaître si soudain, si faux. Il ignore tout ce que lui a dit Jocho, le jeu qu'il a joué. Ça ressemble comme deux gouttes d'eau à sa sincérité à lui.
- A vrai dire, et pour être tout à fait sincère, je ne sais que penser de tout cela... Votre intérêt est très soudain, et je ne sais quel crédit lui accorder.
- Je comprends, dit-il doucement. Je n'ai rien à opposer à cela que ma sincérité et je sais qu'elle peut ne pas avoir grand poids dans la situation actuelle. Mon nom n'est pas synonyme de franchise, je le sais. J'attendrai votre décision, Doji Shizue sama, je m'y conformerai.
- Je vous remercie. Je ferai en sorte de vous en informer le premier.
- C'est délicat de votre part, Doji Shizue sama.
- Auriez-vous l'amabilité de me ramener au temple, s'il vous plaît ? Je suis assez fatiguée.
- Oui, si vous le souhaitez, je vous raccompagne maintenant, mon palanquin est à votre disposition.

Il avise une jeune femme qu'il a déjà vue et lui demande de les accompagner. Il propose son bras à la jeune Doji pour descendre les marches du palais, lui sourit. Même si le geste est audacieux, il est plus que justifié par sa démarche hésitante...
- Vous m'offrez votre présence plus longuement qu'aux autres invités, je suis un homme comblé ce soir, Doji Shizue sama.
Il veut qu'elle se sente importante, qu'elle oublie sa difficulté à descendre les marches, que ce soit comme une promenade pour eux, un agréable moment.
- Je vous remercie de votre sollicitude, Shosuro Katsumoto sama, et je suis flattée que vous appréciiez à ce point ma compagnie.
- C'est moi qui suis flatté, Doji Shizue sama.
- Arigato...
Elle regagne le palanquin et s'y installe avec son aide.

La servante prend place avec eux, et ils regagnent le temple de la déesse dans la douceur de la nuit. Il l'aide de la même manière pour les marches du temple et la laisse en s'inclinant très bas :
- Que votre nuit soit douce, Doji Shizue sama.
- Que la vôtre le soit également, Shosuro Katsumoto sama. J'espère vous revoir bientôt.
- Oui, moi aussi, dit-il sans prétention.
Il s'incline et se retire, il doit rejoindre le palais. Une semaine, il va devoir attendre une semaine. En descendant les marches du temple, il se dit qu'il attendrait bien plus longtemps que cela s'il le fallait, si elle l'exigeait. La soirée n'est pas finie, loin de là.

Shizue le regarde s'éloigner, l'esprit en ébullition, entre dans sa cellule et referme la porte. La nuit va être longue. Des centaines de questions tournent dans sa tête.

Pendant ce temps, à la réception….

Tsukiko a regardé partir ensemble les deux personnes qu’elle apprécie le plus au monde. Elle est censée rejoindre Jocho, probablement…Mais elle n’en a guère envie.
A cet instant, on annonce le divertissement de la soirée : c’est un tournoi de poésie.
Au milieu des murmures excités de l’assistance, un cercle se forme, et un à un les volontaires montent sur la petite estrade. Un des magistrats d’Emeraude, Kitsuki Katsume, déclame ainsi un tanka sur la loyauté, qui fait sourire nombre de courtisans par ses sous-entendus. Un autre, Kakita Yoshiro, se lance dans un essai sur le thème de l’équilibre, mais ne recueille que des sourires polis. D’autres suivent.

Cependant, tout ceci n’est qu’agréable prélude d’amateurs avant le duel poétique qui va opposer Kakita Yokosa, d’Otosan Uchi, à Iuchi Michisuna, de Ryoko Owari.
Le thème choisi par le poète du clan de la Grue est « le fruit de l’arbre de l’amour éconduit » ; il apparaît très vite qu’il s’agit du suicide de Shiba Shonagon, qu’il attribue au refus de Iuchi Michisuna de céder à ses avances ; nul doute que l’artiste espère ainsi déstabiliser son
adversaire. Il y a des sourires entendus dans l’assistance.

Iuchi Michisuna, qui est resté impavide, se lève, et il parle avec talent et émotion de la
déchéance d’un être pur, et du destin tragique qui le mène à sa mort ; à l’évidence il parle
également de Shiba Shonagon. L’assistance reste silencieuse puis fait entendre des murmures
approbateurs. Les deux poètes sont excellents, mais à l’unanimité Iuchi Michisuna est déclaré vainqueur.

Tsukiko s'est soudain renfoncée dans un coin d'ombre, disparaissant du même coup à la vue de l'assemblée. Les souvenirs de ses conversations avec Shonagon ressurgissent des brumes de ses souvenirs. Sa voix rieuse, sa sensibilité, ses traits d'esprit, son humour, sa joie de vivre...
Toutes ces qualités précieuses jetées aux ordures, dans la déchéance, le déshonneur, la douleur.
Elle resserre le filet d'un coup sec, refoule les larmes, chasse la tension qui envahit soudain
Comment peut-elle se commettre avec lui ? Jusqu'où peut-elle aller pour sa vengeance ?

Les doutes, les interrogations, les bonnes et les mauvaises choses.
Tout se mélange dans sa tête et lui donne le vertige.

Elle sort sur la terrasse alors que l'attention des convives est captivée par la prestation des poètes. Elle a besoin de silence, de solitude. Sans bruit, elle se glisse par le shoji ouvert et s'éloigne dans le jardin, bouleversée.
Ce qu'elle a vu sur le visage de Jocho la laisse de marbre. Comment croire à cette émotion quand on sait ce qu'il lui a fait ?

Tsukiko s'assure que personne ne la suit quand elle s'éloigne en toute discrétion. Elle trouve refuge dans un bosquet de rosiers grimpants en fleur, s'assoit sur le banc de pierre en silence.
Quel gâchis... Quel immense gâchis...
Elle n'a soudain plus envie de retourner à l'intérieur, plus envie de rester ici.

A l’intérieur, débute la soirée proprement dite. Doji Satsume est très sollicité. Bayushi Kachiko a sa propre cour autour d’elle, et nombreux sont ceux qui viennent l’entretenir d’un sujet ou d’un autre. L’épouse du daimyo du clan du Scorpion est connue pour son influence, et quel homme ne voudrait avoir le privilège d’échanger quelques mots avec la plus belle femme de l’empire ?

Les groupes se forment en un subtil ballet, les conversations se nouent, les traits d’esprits fusent, riches en sous-entendus.
C’est l’arène des courtisans, où les réputations se font et se défont, d’un mot, d’un geste. L’âme de la cité est pleinement perceptible ce soir, délicate et puissante, discrète et chamarrée, tranquille et d’une violence à couper le souffle, vivante hydre aux replis de soie et d’acier.

Jocho cherche Tsukiko du regard, et finit par l’apercevoir, seule à l’extérieur.
Il attrape au vol un serviteur, lui glisse quelques mots.
Ce dernier se dirige vers la jeune femme, et lui propose courtoisement un rafraîchissement.
- De la part de Jocho-sama, Shosuro-sama. Jocho-sama demande également si vous pourriez le rejoindre, quelqu’un demande à vous saluer.
Excuse commode, pense-t-elle sur l'instant. Là où je suis, il ne peut pas me surveiller.
Elle se lève sans accepter la coupe.
- Je viens, merci.
Puis rentre à l'intérieur, après s'être composée un visage avenant, glane des bribes de conversation, entendues ça et là.

Image : l’impétueuse Otaku Naishi, remerciant les magistrats d’Emeraude de leur action contre le trafic d’opium, avec un enthousiasme que beaucoup qualifieraient d’excessif, et qui d’ailleurs crée une certaine tension chez les courtisans Scorpion alentours.

Image : le vieux chef du Clan Licorne, Shinjo Yoshifusa, en train de débiter ses interminables radotages à la magistrate Matsu Aiko, qui l’écoute poliment, sans faire de commentaires face à la logorrhée du vieil homme.
Yogo Osako arrive sur ces entrefaites, le salue et le prend à part, tandis qu’avec une synchronisation impeccable, le gouverneur vient discuter avec la magistrate du clan du Lion.
Shosuro Hyobu lui pose quelques questions de convenance, auxquelles cette dernière répond de façon polie mais distante, avant de lui demander d’un ton neutre :
- Avez-vous déjà songé au mariage, Matsu Aiko-san ?
Tsukiko entend la réponse formelle de la Lionne :
- Je ferai ce que me demandera mon clan, Hyobu-sama.

Intéressant, note mentalement Tsukiko.
Puis en arrivant à proximité de Jocho, son coeur manque de s'arrêter. L'homme qui discute avec lui... elle le reconnaîtrait entre mille.
Son regard clair se durcit soudain, mais sa duplicité naturelle reprend instantanément le dessus.

Sans un mot, elle s'avance et s'incline devant le courtisan.
- Jocho sama, vous désiriez me voir ?
- Oui, Tsukiko-san. Bayushi Dayu-sama souhaitait vous saluer.
- Voilà bien longtemps que je n'avais plus eu le plaisir de vous rencontrer, Bayushi sama. Comment allez-vous ?, demande la jeune femme avec un naturel parfait.
- Fort bien, je vous remercie. Il semblerait que vous alliez au mieux vous-même.
- Il semblerait, oui.

Le lent et séduisant sourire revient ourler les sensuelles lèvres purpurines.

- Cette tenue vous va à ravir.
- Vous êtes trop aimable, répond Tsukiko avec aménité.
- Il y a longtemps que je n'étais pas passé à la Cité des Rumeurs... Quelles sont les nouvelles ?, dit-il en s'adressant à la fois à Tsukiko et à Jocho.
- Elles sont nombreuses, mais vous en connaissez sans doute quelques-unes, ne serait-ce que parce que c'est l'objectif de la soirée d'aujourd'hui.
- Naturellement, élude-t-il.
- Et alors, depuis combien de temps avez-vous Tsukiko-san sous votre protection ? demande-t-il à Jocho
- Cela fait deux lunes, répond ce dernier avec aisance.
- Et je suppose que tout se passe pour le mieux dans le meilleur des mondes, ajoute-t-il en regardant Tsukiko.
- Pour l'instant, je n'ai rien à lui reprocher, répond malicieusement la jeune femme.
- Et moi non plus, rit Jocho. Encore que...
Tsukiko hausse lentement un sourcil ironique.
- Vraiment ? Je suis curieuse d'entendre la suite...
Le courtisan arque un sourcil :
- Bien, je vois que tout va très bien, de fait...

S'ils sont à l'aise au point de se taquiner en public...
La petite Tsukiko s'est bien débrouillée, pas à dire. Elle a fait du chemin depuis la gamine chétive tout en coudes et en genoux qu'il a amenée douze ans auparavant au dojo des Mensonges.
Il les salue d'une inclinaison de la tête et se dirige vers le gouverneur. Ce sera aussi intéressant de sonder le terrain de ce côté-là.

Tsukiko voit s'éloigner avec soulagement la silhouette déliée du courtisan.
Elle ne le hait plus comme avant, mais sa présence la met mal à l'aise. Il lui cache quelque chose, mais elle n'a jamais su quoi.
- Viens, il y a des gens auxquels je souhaiterais te présenter, lui sourit Jocho.
Elle acquiesce et le suit sans mot dire. Savoir que Bayushi Dayu est là la rend nerveuse, et elle doit faire en sorte de ne rien en laisser paraître.

En passant, elle voit Bayushi Kachiko murmurer quelques mots à l’un de ses suivants, puis se retirer en annonçant son désir de se reposer dans ses appartements, au grand dam du cercle d'admirateurs fervents autour d'elle.
La jeune courtisane se retient de secouer la tête. Les hommes deviennent stupides quand on leur agite une jolie paire de seins sous les yeux. Elle est bien placée pour le savoir.

Un peu plus loin, Yogo Osako discute avec Ide Baranato. Quand elle passe dans le sillage de Jocho, elle voit son visage se fermer. Tsukiko comprend, elle aussi l'aurait mauvaise à sa place.
Un instant, son regard s'est porté sur elle, un regard de malveillance concentrée, de haine à l'état pur. C'est si bref qu'elle aurait pu l'avoir rêvé.
Mais son intuition, elle, ne la trompe jamais.
Elle se demande si Jocho a remarqué quelque chose. Ce serait étonnant, il ne fait jamais attention au magistrat...

Qui donc veut-il lui présenter ? Elle connaît presque tout le monde ici.
Alors qu'elle promène un regard circulaire autour d'elle, elle remarque que le serviteur auquel avait parlé Bayushi Kachiko vient de glisser une phrase à l’un des magistrats, Kakita Yoshiro ; celui-ci a l’air surpris, puis sort de la pièce à son tour.
Intéressant...Ce ne peut être le fruit du hasard...

Elle n'a pas le temps d'épiloguer car Jocho l'introduit à cet instant à une personne de l'entourage du Champion d'Emeraude, et elle se retrouve à nouveau happée par les exigences de l'étiquette.
La jeune femme évolue avec aisance au milieu des requins qui nagent dans cette salle, elle sait qu'elle n'assistera à aucun des échanges qui donneront un nouveau visage à la cité et à son entrelacs complexe de relations.
Elle continue d'observer avec acuité les échanges entre les invités, décode le langage non-verbal des corps, tellement plus parlant que les mots qui sont prononcés.
Tout autour d'elle, les liens se créent, se tissent, se défont.

Le reste de la soirée s'achève sans autres évènements remarquables. Comme toujours en pareil cas, les échanges n’ont été qu’une mise en condition, une délicate évaluation de l’équilibre des forces dans la Cité, de la perturbation possible engendrée par l’arrivée du Champion d’Emeraude et de Bayushi Kachiko. Les alliés, vrais ou faux, se sont rassurés mutuellement, les adversaires potentiels se sont jaugés sans véritablement croiser le fer, et de nouvelles alliances ou inimitiés se sont amorcées. Les véritables tractations auront lieu plus tard, à l’abri des regards et des oreilles indiscrètes.
Les conversations diverses ont monopolisé Tsukiko, elle n'a pas eu l'occasion de reparler à aniki. Mais maintenant que la réception tire à sa fin peut-être en aura-t-elle l'occasion...

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 06 sept. 2008, 16:11

Les invités partent au fur et à mesure, Hyobu et Jocho sont occupés à les saluer. Tsukiko se tient à quelques pas en retrait d'eux, cherchant quelque chose, ou quelqu'un, dans la salle.
Quand elle aperçoit Katsumoto, elle lui sourit discrètement et s'éloigne de quelques pas supplémentaires, puis lui fait signe d'approcher. Elle ne sortira pas sur la terrasse, elle a bien senti la profonde irritation de Jocho en la voyant agir à sa guise et répondre à tous ceux qui lui parlaient.
Mais à bien y réfléchir, elle n'en a cure. Après tout, elle n'est que sa maîtresse, elle n'a aucun statut à part celui-là.

C'est bien ce qu'il pensait. Non content de se l'approprier, Shosuro Jocho doit aussi savourer de lui imposer l'ordre des choses. Elle n'est pas venue vers lui, avant elle n'aurait pas hésité. Il s’avance vers elle.
- Konban wa, Tsukiko chan.
Il a murmuré le chan, personne d'autre qu'elle n'a pu l'entendre.
- Konban wa, Katsumoto kun. Comment vas-tu ?
Elle lui sourit plus franchement, le détaille. Il a maigri, il a l'air si triste.
- Je vais bien, dit-il en lui souriant à son tour. Ma mère te remet le bonjour.
- Je suis heureuse de le savoir. Tes parents vont bien, j'espère.
- Oui, ils vont excellemment bien, ils étaient heureux de me voir. Ils pensaient que tu serais avec moi.

Son regard croise le sien, sans se dérober à son examen.
- Tu as dû partir vite sans pouvoir me prévenir. Je n'ai appris ton départ que deux jours après. J'aurais aimé partir avec toi pour leur rendre visite.
Elle garde un instant le silence, puis demande :
- Que t'est-il arrivé, aniki ?
- Je ne comprends pas. Que veux-tu dire ?
- Tu es amaigri, fatigué.
- J'ai eu beaucoup de choses à faire, je me suis remis en question aussi pendant ce voyage, j'avais besoin de réfléchir. Sans doute n'ai -je pas trop pensé à me nourrir. Je me suis inquiété pour toi aussi.
- Te remettre en question ? Pourquoi ?

Il regarde autour de lui, sort son éventail avec élégance et ajoute :
- Mon attitude, ce que je m'apprête à faire, Tsukiko
- Ton attitude ? Mais tu n'as rien à te reprocher, Katsumoto.
- Tout homme se remettrait en question dans de pareilles circonstances. Enfin tout homme honorable.
- Tu es un homme honorable, aniki, je le sais. Shizue ne peut rêver meilleur époux que toi.
- Sans doute, mais mon geste ne fera que couvrir la blessure, il ne la guérira pas, même si elle s'atténuera avec le temps.
Il a pris bien garde à parler derrière son délicat éventail, pour que personne ne puisse surprendre ses propos. Il n'a pas quitté des yeux le Champion d'Emeraude, ses courtisans tandis qu'il lui parle à distance plus que respectable.

L'attitude de Tsukiko ne prête absolument pas à confusion, ses mains sont sagement croisées sur la soie de son kimono précieux.
- Et toi, comment vas-tu ?
Il ne semble pas vouloir confier ses pensées, en tous les cas, pas ici, pas maintenant. Katsumoto a toujours été discret, secret.
- Je vais bien.
Elle ne souhaite pas non plus entrer dans les détails. Pas ici, pas maintenant.
- Est-ce bien vrai ?
Il n'imagine pas que l'on puisse aller bien, en vivant à côté de Shosuro Jocho.
- Oui, je t'assure.
Sa main bouge, lui fait comprendre que c'est la vérité.
- J'ai été très surpris de savoir que tu venais habiter au palais. Je garde la maison à Ryoko, bien que je doute que j'y reviendrai. Je te la confie, fais-en ce que tu veux. Le vieux Eichi restera pour l'entretenir, il a toujours vécu dans cette ville. Je ne me vois pas l'emmener à la capitale
- J'ai été très surprise d'avoir été invitée à y résider. Je sais que ça ne te plaît pas, même si tu répondras que cela ne te regarde pas.
- En effet, nous faisons tous des choix, bons ou mauvais, et lorsqu'ils sont faits, on ne peut plus revenir en arrière.
- Je n'aurais pas dit mieux, tu as toujours le mot juste pour chaque situation.

Il sourit, il aurait tant aimé que son choix soit différent.
- Je suis heureux de t'avoir revue, Tsukiko, je vais rentrer, je pense. Demain, je me lève à l'aube. Nous aurons sûrement l'occasion de nous revoir, quel que soit le choix de Shizue chan, je reste encore quelques temps.
- Je l'espère également, aniki. Je ne voudrais pas te perdre aussi.
- Tu ne me perds pas, je serais toujours près de toi en pensée, tu le sais, et je serais toujours là pour toi si tu as besoin de moi. Rien n'a changé, même si tout est différent.

Son regard a plongé dans celui de la jeune femme. Derrière ses grands yeux noirs, elle n'a jamais su définir pourquoi il l'a ainsi protégée des années durant. Maintenant, il ne pourra plus le faire, et très certainement cela doit le miner.
- Nous serons toujours unis, personne n'y changera rien.
C'est l'instant que Jocho choisit pour tourner la tête, les voir ensemble.
- Je l'espère du fond du coeur. Je t'aime, aniki. Fais bien attention à toi.
- C'est à toi que je devrais dire cela, un torrent ne devient jamais une paisible rivière. Fais très attention à toi.
- Je te le promets.

Cela n'a duré qu'un instant, un seul, avant que le fils du gouverneur se retourne vers le visiteur suivant, mais Katsumoto a senti le regard de Jocho comme des milliers d'aiguilles. Non, un homme comme lui ne change pas, pas profondément, pas radicalement. Même pour l'amour d'une femme, même pour une femme comme Tsukiko qu'il ne mérite pas. Pas cet homme-là.
Jocho termine de saluer le visiteur, et se dirige vers eux, de sa grande foulée souple. Katsumoto lève ses yeux vers lui.
- Une soirée très réussie, Shosuro Jocho sama.
- Cette maison ne mérite pas un commentaire aussi flatteur, Shosuro Katsumoto-sama. Mais je vous en remercie. Comment allez-vous ? J'ai cru comprendre que vous alliez partir sous peu à la capitale.

Le ton de Jocho est d'une parfaite urbanité. Pas une fois, il n'a regardé Tsukiko.
- Je vais bien. Je vous remercie de vous en inquiéter. Pour le reste, rien n'est encore défini.
- Ah. Alors peut-être pourrions-nous nous entraîner de concert, qu'en dites-vous ? J'avais apprécié notre dernier randori à sa juste valeur.
Katsumoto n'est pas dupe un seul instant, mais lui répond très civilement :
- Pourquoi pas. Je serai flatté d'avoir un adversaire comme vous à nouveau, Shosuro Jocho sama.
Il se demande ce qui pousse Jocho à lui proposer un entraînement, il ne l'apprécie pas. Pire, il l'agace, il le sait. Même s'il ne fait rien, même s'il ne dit rien, il l’irrite. Ce ne serait l'avenir de Tsukiko qui serait en jeu, il en sourirait.

- Eh bien, la cause est entendue, dit Jocho avec un sourire sans chaleur. Disons demain matin, à l'aube ? Naturellement, vous êtes mon hôte.
Son ton est toujours parfaitement courtois.
- A l'aube, ce sera parfait, c'est une heure que j'apprécie. Je vous remercie de votre hospitalité.
- Très bien.
Il se tourne vers la courtisane, le visage lisse.
- Tsukiko, aurais-tu l'amabilité d'aller saluer mon honorable mère, nous rentrons.
Katsumoto regarde Jocho exercer son pouvoir de la plus méprisable des manières, comme si Tsukiko lui appartenait au point de lui obéir.
La courtisane s'incline et répond d'une voix douce :
- Hai, Jocho sama.

En vérité, elle a bien envie de le défier ouvertement, de l'envoyer à la montagne, lui et ses petites mesquineries. Mais elle craint pour la vie de Katsumoto, elle sait le capitaine de la Garde Tonnerre suffisamment vindicatif pour lui faire douloureusement payer cette provocation.
- Katsumoto sama, j'ai été ravie de pouvoir échanger quelques mots avec vous. J'espère que nous aurons l'occasion de nous revoir durant votre séjour en ville.
- Nous en aurons l'occasion, Shosuro Tsukiko sama.
- Shosuro Katsumoto sama, c'était un plaisir. Je vous souhaite une excellente nuit et vous dis à demain matin.
- Une excellente nuit, Shosuro Jocho sama.

La courtisane va, comme il le lui a demandé, souhaiter la bonne nuit au gouverneur. Puis elle revient à la hauteur des deux hommes, une fois ses obligations remplies. Katsumoto se tourne vers la jeune femme :
- Une excellente nuit, Tsukiko chan, que vos rêves soient doux. J'ai été moi aussi ravi que nous ayons pu deviser.
- Bonsoir, Katsumoto.
Elle lui sourit et s'incline avec déférence devant lui, avant de se reculer derrière Jocho. Il lui rend son sourire, toute la complicité qu'ils ont eu toutes ces années est passée dans ces derniers petits échanges.

Aniki joue un jeu dangereux, très dangereux. La jeune femme ne peut s'empêcher de nouveau d'avoir peur pour lui, elle sent la tension et la colère qui habitent Jocho.
Ce dernier attend avec une impatience et une irritation croissantes la fin des salutations, adresse à Katsumoto un bref signe de tête et s'éloigne, Tsukiko dans son sillage.

Il ne tournera pas sa colère vers elle, pense Katsumoto, mais il va se montrer sous son vrai jour. Un torrent ne devient jamais une paisible rivière.
Il a regardé la silhouette du Capitaine de la Garde Tonnerre s'éloigner, celle de Tsukiko. Elle ne s'est pas retournée. Non, ça déplairait à Jocho, il prendrait cela pour de la provocation. Quelle liberté va-t-il lui rester quand il aura modelé l'univers autour d'elle ? Comment Tsukiko pourra-t-elle supporter cela ? C'est impossible.

Le fils du gouverneur traverse la salle, à présent presque désertée, en saluant courtoisement les derniers visiteurs et en tapant familièrement sur l'épaule les gardes de faction.
Rien, dans son comportement, ne trahit la rage meurtrière qui l'anime, mais Tsukiko sent bien la tension de son pas.
Elle ne dit mot, le suit dans les couloirs du palais. Cette nuit, il lui faudra user de tout son talent pour l'apaiser, et elle n'est pas sûre d'y arriver.
La colère qu'elle sent ondoyer autour de lui lui fait peur. Elle a peur pour Katsumoto, peur de ce qu'il pourrait lui faire. Il n'a rien dit, n'a fait aucun commentaire, il a usé d'un ton civil avec ceux qu'il a croisés . Et c'est mille fois pire ainsi.

Katsumoto sort sur la terrasse couverte, l'air s'est un peu rafraîchi mais la soirée est encore belle. Il inspire profondément, il est calme, étrangement calme, pourtant il est sûr que demain matin, Jocho essaiera de s'imposer dans l'entraînement, pour lui montrer qu'il est maître dans cette ville. C'est pathétique, comment Tsukiko a-t-elle pu accepter de devenir sa maîtresse ? Pour se venger ? Comment, avec un tel homme ?
Il a senti la tension qui l'habite, il va ruminer sa rage jusqu'à demain.

Jocho raccompagne la courtisane à ses appartements, s'incline.
- Bonne nuit, Tsukiko.
- Bonne nuit, Jocho.
Il l'embrasse brièvement, et s'éloigne.
- Jocho ?
Il se retourne.
- Je voudrais te parler.
- Plus tard, coupe-t-il. Je me lève tôt demain matin.
Tant pis pour toi, pense-t-elle en ouvrant le shoji.

Il s'éloigne sans se retourner. Il est dans une telle colère que s'il restait avec elle, il craint de se laisser aller à des excès qu'il regretterait plus tard.
Le "Tsukiko-chan" est inscrit au fer rouge dans sa mémoire. Il va lui payer ça.

La jeune femme rentre dans ses appartements et renvoie Nayoko sans attendre.
Elle ne va pas beaucoup dormir cette nuit. La rage difficilement contrôlée de Jocho lui laisse un goût amer dans la bouche, et la peur au ventre pour aniki. Que va-t-il se passer demain ? Que va-t-il faire à Katsumoto ?

Elle ôte le lourd kimono de la soirée et se plonge dans un bain. La tête posée sur le rebord de la vasque de pierre, elle fixe le plafond sans le voir, plongée dans des pensées peu réjouissantes. Aniki... Il est sa seule famille, le seul qui a toujours été à ses côtés, le seul qui l'a toujours protégée, qui a pris des risques pour elle.

Malgré tout ce que Jocho a fait pour elle, malgré tous ses efforts. Elle n'est ni aveugle, ni ingrate, elle sait ce que cela représente à ses yeux. Mais elle ne tournera pas le dos à aniki. C'est sa seule famille...

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