[SPOILER & ADULTES] [Nouvelle] Le Pari

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 23 mai 2008, 23:09

Jocho avale sa salive. L’espace d’un moment, son esprit baigne dans une complète confusion. S’apprête-t-elle à le clouer au pilori ? Une « nuit des plus agréables »…parce qu’elle l’a passée seule ?
Et si ce n’est pas le cas, qu’est-ce qui pourrait la pousser à affabuler de la sorte ?
Il sent, instinctivement, le décalage – les mots sont aux antipodes des griffes qu’il sent pointer sous la voix de velours.

Non. Ca ne tient pas debout. Elle se joue de lui.

- Oh, ce n’est pas vraiment nécessaire, Tsukiko-san, murmure-t-il courtoisement, sans illusion aucune sur l’effet de sa réplique.

Ses pensées reviennent vers cette fameuse soirée.

Il l’a laissée partir, cette fois-là…mais pourquoi , au juste ?

Touché par sa vulnérabilité, peut-être. Cette ingénuité provocante qui ignorait son risque, cette touchante manière de lui tendre des armes, tellement à l’antithèse des us et coutumes du clan des secrets…oui, cela l’avait ému.

Et encore, elle n’avait pas réalisé la totalité des risques auxquels elle s’était exposée.

Paradoxalement, cela l’avait amené à couvrir cette nudité éblouissante, ce visage à l’expressivité impudique, à la laisser partir, pour la protéger d’elle-même, plus encore que de lui. Il avait eu pitié d’elle.
A cet instant, il avait su, instinctivement, que c’était ce qu’il devait faire, même s’il se maudissait à présent de s’être contenté de si peu.

Mais ses mains se souvenaient de sa peau, de la cambrure de ses reins, sa bouche se souvenait de la douceur de sa bouche, et du baiser qu’elle lui avait rendu ; son corps se souvenait de son corps offert contre lui comme un chemin ardent.

Arrête. Tu ne crois pas que ses propres efforts suffisent ? Veux-tu commencer à ressembler à Otado ?

La pensée lui fait l’effet d’une douche froide. Il a un sourire d’autodérision, un peu de travers.

Bon, si tu veux jouer à ça, Tsukiko-chan…

- Mais si vous insistez…Tsukiko…allez-y, je suis curieux d’entendre votre version des évènements.

Après tout, si elle explique par le menu la façon dont la soirée a tourné court, il aura beau jeu de lui demander si sa déception de ne pas avoir ses envies satisfaites est due aux piètres performances de son amant du clan du Crabe.

Après tout, une « complète mise à disposition » laisse aussi la possibilité de ne pas en profiter.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 29 mai 2008, 12:57

La main pâle se tend sans hâte par-dessus la table et les doigts fins, aux longs ongles laqués d’un rouge sang, se saisissent d’un petit gâteau au sésame, le portent à la bouche sensuelle, aux lèvres pleines qui s’étirent dans ce lent et si séduisant sourire que Jocho connaît bien. Les perles blanches viennent y mordre alors que le silence se fait dans le salon et que meurent les derniers échos de la voix de l’homme à sa gauche. Elle peut presque entendre son cœur qui bat plus fort d’appréhension, comme si à cet instant très précis, elle avait pouvoir de vie et de mort sur lui. Quelle délicieuse ironie. D’habitude, c’est lui qui est de l’autre côté du manche.

Le temps semble se suspendre tandis que son parfum de rose et de camélia revient flotter autour de lui, entêtant, obsédant. Elle n’a pourtant pas bougé, c’est étrange. Son regard turquoise se pose sur Otado de l’autre côté de la table, qui s’empourpre et baisse les yeux sur sa tasse. Maintenant, Tsukiko en est sûre. Il a vu la danse qu’elle a exécutée pour Jocho, et il a du mal à chasser les images qui doivent encore flotter, vivaces, dans son esprit.
Ses longs cils se baissent et viennent dérober aux autres convives l’expression de ses prunelles claires, et sa voix captivante caresse doucement les convives.

- Puisque vous me le permettez, Jocho, je vais raconter ce que cette soirée m’a inspiré.

La fine porcelaine s’élève gracieusement dans les airs et touche les lèvres écarlates éclaboussées d’une touche de poudre d’or, puis se pose sans bruit sur le bois de la table. Elle sait ce qu’il regarde en ce moment. Le papillon.

- Hé bien… J’avais pris un soin tout particulier à ma tenue, afin de faire honneur à votre frère pour cette soirée, dame Kimi. Je ne voulais pas qu’il éprouve du déplaisir en me voyant, après tout le mal qu’il s’était donné à organiser ce si délicieux rendez-vous à l’Etoile du Matin. Savez-vous ? La réputation de cet établissement surpasse de loin tout ce que vous pouvez imaginer ! C’est incroyable ce que Joyau est à même de proposer à ses invités.

Une boucle soyeuse vient de s’échapper du chignon et coule en une lente traînée de jais sur la peau d’albâtre, Tsukiko ne prend pas la peine de la remettre à sa place. L’accroche-cœur s’échoue sur sa poitrine et y déploie son filet, maintenant captif un court instant le regard de l’auditoire. Le timbre de sa voix chavire un instant tandis qu’elle continue son récit.

- J’y ai été accueillie comme si j’étais la personne la plus importante de l’empire… C’est quelque chose de très singulier, voyez-vous, surtout pour moi qui n’ai pas l’habitude de bénéficier d’un tel traitement de faveur. J’ai été reçue par Joyau en personne, avec qui j’ai eu le loisir d’échanger quelques considérations, et j’ai appris que votre frère avait eu la délicatesse de prévoir pour moi diverses attentions, toutes plus raffinées les unes que les autres. Je n’ose imaginer qu’il existe quelque chose de plus recherché que ce que j’ai connu ce soir-là…

Les yeux turquoise effleurent les gens autour d’elle, s’arrêtent un peu plus longtemps sur Jocho et le lent sourire revient, rien que pour lui. Jusqu’à présent, l’intérêt ne faiblit pas. C’est bon signe. Elle joue de sa voix sur les esprits des hommes présents, comme de elle le ferait de ses mains sur leurs corps, et leur fait entrevoir l’espace d’un instant le moment de félicité qu’elle a connu.

- Il y a d’abord eu un bain, chaud et délicieusement parfumé, et puis… le massage. Je dois vous avouer que je n’avais jamais goûté aux talents de celle qui officie, mais s’il m’est donné l’opportunité de m’abandonner encore une fois sous ses doigts si experts, forts et légers à la fois, je puis vous assurer que je n’hésiterai pas une seule seconde…

La meilleure partie est à venir, bien sûr.
Nul doute que lorsqu’elle aura révélé que l’Etoile du Matin s’est attaché les services d’une adepte du reiki, elle aura ferré le poisson mieux qu’avec un hameçon. Mais elle doute que ces gens aient la moindre idée de ce que peut être le reiki. Encore une lacune impardonnable à leur éducation approximative.
La main fine se tend encore pour prendre la tasse que l’hôtesse a obligeamment remplie, Tsukiko la remercie d’un gracieux signe de tête. Il faut qu’elle pèse chaque mot qu’elle va à présent prononcer. De son aptitude à jouer sur cela dépend la réussite de la première partie de son plan. Sa voix n’est presque qu’un murmure caressant quand elle dit, comme un dangereux secret :

- Mais j’étais loin de m’imaginer ce que j’allais vivre ensuite, croyez-le bien…

Elle boit une gorgée de thé et ferme un court instant les yeux, encore toute aux sensations merveilleuses qu’elle a vécues. Le sourire revient ourler les lèvres désirables quand elle les rouvre et qu’elle parcourt l’assemblée.

- Si vous saviez… Si vous saviez qui honore cette maison respectable de sa présence et de son talent… Vous iriez tout droit là-bas supplier qu’on vous permette de mourir sous ses mains…

Un silence, plus éloquent qu’un discours.

- Il y a là-bas quelqu’un qui peut se targuer de tenir tout entier en son pouvoir un corps… Car le corps est une chose complexe, n’est-ce pas ? Il est le réceptacle dans lequel l’alchimie des éléments s’exprime, il est le parfait instrument de la vie, le siège des émotions, des sentiments, des désirs… On peut le soigner, le tuer… ou le sublimer. Tant de possibilités si délicieuses à portée de la main… que j’ai pu appréhender grâce à votre frère, dame Kimi.

La voix a traîné à dessein sur les mots les plus suggestifs de la dernière phrase.

- Mais cette femme est également une grande artiste, vous savez. En quelques traits délicats de son pinceau, elle peut donner vie à une multitude de choses. Là où ses doigts avaient appuyé, j’ai senti une chaleur sourdre et envahir mon corps. C’était comme le jaillissement d’une eau bienfaisante, qui m’inondait brusquement à la manière d’une béatitude irrépressible. Des langues de feu ont parcouru ma peau, et le frôlement de la soie alors que je marchais dans le couloir a été la plus délicieuse agonie que j’ai connue. Jusqu’à ce que… Mais nous verrons cela plus tard.

Elle reste un instant à observer l’auditoire, silencieux, attentif.

- Là où la chaleur sourdait, elle a peint des lotus. Plus le temps passait, et plus cette flamme semblait vouloir me dévorer lentement, inexorablement. C’était aussi étrange qu’excitant… Mais aussi… Ce brasier que je ressentais avait couvert de braise le sol du corridor qui menait au salon où m’attendait Jocho, le feu léchait mon corps de la plus exquise des manières au fur et à mesure que je marchais vers cette pièce. Etait-ce un pressentiment, une intuition ? Je l’ignore, mais c’en était troublant.

Elle soupire profondément, toute à l’évocation de ce moment particulier, baisse les yeux mais ne perd pas les autres convives de vue, curieuse de leur réaction.
Dernière modification par Kakita Kyoko le 30 mai 2008, 07:55, modifié 1 fois.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 29 mai 2008, 23:05

Kimi est curieuse, et intéressée ; Otado boit ses paroles, comme hypnotisé, elle voit dans ses prunelles le reflet des feux qu’elle évoque ; Jocho a un sourire un peu contraint. Cette façon de faire languir l’auditoire le met sur des charbons ardents. La jeune courtisane prend un malin plaisir à relater tout cet épisode par le menu et d’une façon suggestive à souhait.

En même temps, une autre partie de son esprit est curieuse et détachée : quelle est, au juste, l’expérience qu’elle a vécue ? Est-ce ce feu qu’il a senti en elle quand elle est arrivée ? Il se souvient des lotus rouge sombre sur sa paume, sur sa nuque élancée, de la masse odorante des cheveux, de l’échancrure blanche et parfaite du dos. A cette pensée, son cœur bat un peu plus vite.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 08 juin 2008, 13:51

Tsukiko sait que son auditoire veut la suite, elle sent les tiraillements qui agitent Jocho tandis qu’il attend avec anxiété de savoir si elle va le déchirer et l’éparpiller aux quatre vents. Bien sûr, elle imagine très bien sa contre-attaque, navrante de prévision. Il va s’interroger sur les talents d’amant de Yakamo, sur ses désirs à elle qu’il imagine inassouvis. Il doit penser qu’il lui a fait un cadeau en la laissant partir sans aller plus loin.

Les hommes sont souvent comme ça. Quand ils ne peuvent expliquer leur attitude, ils se retranchent derrière leur soi-disant compassion.
La vérité, c’est qu’il aurait été incapable de la toucher. Mais de là à le reconnaître… C’est tellement plus flatteur de se donner le beau rôle.

La jeune courtisane laisse son regard turquoise glisser sur l’homme près d’elle, comme pour s’excuser de ce qu’elle va révéler à l’assemblée, et elle le sent se raidir avec amusement. Elle inspire et penche légèrement la tête sur le côté, les yeux mi-clos, comme perdue dans ses souvenirs.

- Ensuite… Ensuite, il m’a demandé de danser…Je me suis abandonnée au feu céleste qui parcourait ma peau et mes veines, portée par les kamis de l’air…Je n’avais plus conscience de mon corps, de l’espace ou du temps… C’était comme si j’avais été habitée par cette chorégraphie, comme si ce qu’avait fait la femme dans les bains de la maison de thé était parvenu à sublimer –non, à transcender- mon corps pour que cette simple danse devienne quelque chose d’absolument parfait.

Elle suspend de nouveau son récit et soupire, tout à l’évocation de ce moment particulier.

- Puis il est venu vers moi, m’a enlacée sur l’estrade tendue de rouge, embrassée avec une douceur et une passion incomparables….Et ensuite…

Ses yeux s’ouvrent soudain en grand, comme sous l’effet d’une révélation. Ses prunelles claires transpercent l’auditoire suspendu à ses lèvres.

- Ma chère, j’ai cru chevaucher le dragon.

Elle souffle – un murmure susurré, à peine audible :

- J’ai plongé avec lui, je me suis accrochée à ses ailes, j’ai tournoyé dans les nuées, traversant les ondées bienfaisantes…Nous sommes montés, plus haut, toujours plus haut, dans un vertige de pluies d’étoiles et de nuées ardentes, le long de l’escalier céleste menant à Tengoku, jusqu’à ce que j’aperçoive les portes d’ivoire et de jade, et que je m’aventure, un instant, une fraction d’éternité, sur le territoire des dieux…

Elle se tait, les paupières closes, semble ne pas vouloir s’arracher aux sensations sublimes de cette étreinte…
Un instant plus tard, elle revient à la réalité. Un simple coup d’œil à Otado suffit pour savoir qu’il n’est pas resté au-delà, et pour faire monter d’un cran l’irritation que Jocho ressent quand elle fait mine de s’intéresser à lui. Elle plonge dans le regard noir de Jocho, un sourire énigmatique flotte sur ses lèvres fardées d’or et d’écarlate. Elle sent son trouble devant son récit de ce qui aurait pu être et n’a pas été

Alors, l’ai-je bien raconté, Jocho kun ?

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 08 juin 2008, 15:08

Alors que la jeune courtisane termine son évocation lyrique d’une nuit qui ne s’est jamais passée, Jocho reste silencieux.

L’expérience est nouvelle, et plutôt humiliante.

Le fils du gouverneur ne se soucie guère de sa réputation ; il sait qu’on le dit joueur, libertin, débauché, il est connu pour ses frasques imprévisibles. Mais que quelqu’un prenne la peine de déguiser la vérité, pour donner de lui une image flatteuse, lui laisse un goût amer en bouche. Il est blessé dans son orgueil, bien plus que si elle s’était moquée de lui.
Croit-elle qu’il ait besoin de son aide ?

- Je n’ai jamais rien vécu de pareil…C’était vraiment une expérience unique…ajoute Tsukiko, les paupières mi-closes.

Son expression alanguie, pleine d’émerveillement intérieur, arrache un soupir collectif à l’assistance. Otado est empourpré, il respire vite.
Kimi est songeuse. Malgré sa sincère affection pour son époux, elle ne se souvient pas d’avoir jamais connu un moment intime méritant d’être évoqué de façon aussi exaltante. Et de la part d’une courtisane, en plus…

- Merci pour ce récit, Tsukiko-san, conclut-elle doucement. Son frère garde le silence, en proie à une émotion inhabituelle. Cela a vraiment dû être extraordinaire.
- Eh bien, je crains qu’il ne me faille passer à présent à des affaires plus prosaïques…Mille mercis de votre visite, mes amis.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 21 juin 2008, 18:16

La courtisane a ressenti le trouble de son prétendu amant, et sourit intérieurement. La situation est sans doute très mortifiante pour lui, le beau guerrier qui séduit et abandonne ses conquêtes sans un regard. Le contempler en train de se décomposer a été un pur moment d’extase, et elle en a profité jusqu’au bout. Leur prochaine rencontre risque d’être houleuse, mais à vrai dire, elle n’en a cure. Etre traité de temps en temps comme un objet ne peut pas lui faire de mal, après tout. Il le fait souvent et ne trouve rien à redire.
C’est comme le ridicule, ça ne tue pas. Mais la brûlure qu’on ressent reste vivace longtemps après que les autres l'aient oublié.

Tsukiko a salué son hôtesse avec chaleur et souri à Otado avant de partir. Encore une chose que Jocho n’aime pas, elle le sait, et elle s’en moque. Ses attentions envers le fils de Korechika ne lui plaisent pas, même si elles n’ont rien de tendancieux. Le regard qu’il lui lance alors qu’elle s’éloigne lui fait percevoir sa profonde irritation. Décidément, il suffit qu’il n’ait pas toutes les cartes en main pour perdre le contrôle de ses émotions. Pathétique.

- Au revoir, Jocho. A bientôt…

La soie de sa voix, celle de son kimono, le bleu-vert de ses yeux, l’éblouissement de son sourire…

La jeune femme n’a pas manqué le frisson qui a couru dans son cou, mais elle a fait mine de ne rien remarquer. Inutile et dangereux de lui montrer à quel point son corps est facile à déchiffrer pour quelqu’un comme elle, formée par une maîtresse dans cet art, à reconnaître les signes.

Elle est sortie sans se retourner, sentant un long moment son regard sur sa nuque opaline. Peu lui importe de ménager la susceptibilité de Monsieur Fils. Elle marque des points avec Madame Mère en ce moment. Et jusqu’à preuve du contraire, c’est cette dame qui détient le pouvoir, pas son rejeton chéri. Pour l’instant, pour l’instant seulement, elle n’a pas de temps à perdre avec un enfant.

Laissons donc Jocho ressasser quelques jours. Cela devrait suffire pour obtenir ce que je veux de lui…

Le délicieux sourire qui ourle soudain ses lèvres n’augure rien de bon.


* * * * * * * *


Voilà déjà une semaine que Tsukiko s’est retirée dans le temple d’Amaterasu. Les rumeurs concernant sa liaison avec Hida Yakamo sont allées bon train, grâce il faut bien le dire aux efforts déployés par Yogo Osako.
Mais contrairement à ce qu’on aurait pu penser, la courtisane les a laissées mourir d’elles-mêmes, sans intervenir le moins du monde. Et les langues ont cessé de s’agiter.


* * * * * * * *


Les discussions durent depuis déjà deux longues semaines avec Shizue. Elles parlent surtout la nuit, lorsque le temple et les jardins sont déserts, que le silence règne enfin et que plus rien ne vient les déranger.
La courtisane apprécie beaucoup la nièce du Champion d’Emeraude. Elle est intuitive, cultivée, brillante, et raconte merveilleusement les histoires. Elles ont beaucoup de points communs, et une vision assez proche des choses. Mais Shizue était encore naïve à son arrivée en ville, son bon cœur naturel et sa propension à ne voir le mal nulle part ont été des leviers puissants sur lesquels a joué Jocho. Cette simple pensée suffit à l’écoeurer.

Ça n’a pas été une mince affaire, mais Tsukiko a réussi à lui ôter de la tête l’idée stupide de mourir. D’abord parce que Jocho ne mérite pas qu’on meure pour lui. Ensuite, parce que ce geste est inutile, inutile et dangereux pour les gens du Scorpion, qui risquent de subir la rétribution du clan de la Grue. Elle a trouvé le moyen de la manœuvrer en douceur. La jeune femme déteste faire de la peine aux gens, et la courtisane a eu beau jeu de souligner le chagrin immense dans lequel elle plongerait sa famille, et ses frères en particulier, si elle mettait fin à ses jours.
Une fois qu’elle a su comment tirer les fils de la toile avec délicatesse, les choses se sont considérablement simplifiées, et Shizue s’est rangée à son avis.


* * * * * * * *


- Viens donc avec moi voir cette pièce, Tsukiko chan. Cela te fera du bien, avait dit Katsumoto en lui rendant visite au temple.

Elle a accepté, bon gré mal gré. Ils sont allés assister à la représentation, puis ont pris un thé sur l’Île de la Larme et sont repartis alors que la soirée commençait à peine. Son ami voulait l’emmener dîner en ville. En sortant, Tsukiko a un mouvement d’hésitation. La haute silhouette de Jocho est devant elle, il la regarde.

- Konban wa, Shosuro Jocho sama, dit-elle en baissant les yeux et en s’inclinant.
- Konban wa, Shosuro Tsukiko san. Comment allez-vous?

Il n’a pas pu engager la conversation. Katsumoto est arrivé, et il l’a d’autorité entraînée vers le ponton. La jeune femme ne s’est pas retournée.


* * * * * * * *


Quand elle n’est pas avec Shizue, Tsukiko passe beaucoup de temps avec Katsumoto. Ils consacrent leurs soirées à des activités artistiques, pièces de théâtre, spectacles de danse, de chant, expositions d’estampe. On les voit rarement sur l’Île de la Larme, mais ils sont de toutes les manifestations culturelles en ville.
Ce sont des instants rares et précieux pour les deux amis. La courtisane apprécie la présence du jeune homme près d’elle, les heures pendant lesquelles ils discutent, les confidences qu’ils se font. C’est à l’occasion d’une de ces conversations à bâtons rompus qu’ils ont abordé le sujet.

- Je voudrais que tu me comprennes, Tsukiko chan.
- Mais… Tu vas partir…
- Si cela se fait, oui.
- Tu vas me laisser toute seule, aniki.
- Oui, mais il le faut. Pour le clan. Pour… elle.
- Aniki…

Elle est restée interdite, muette de stupeur. Tout ça à cause de lui… Encore…
Les seules personnes qui comptaient pour elle. Il a tout détruit. Tout ce qui avait de l’importance à ses yeux. Tout…
Ses yeux clairs brillent fugacement dans la pénombre qui baigne le pont des amants ivres. Sont-ce des larmes, ou bien autre chose ?


* * * * * * * *


- N’est-elle pas magnifique ? J’ai eu beaucoup de mal à la décider à m’accompagner, vous savez. Mais je suis à peu près sûr qu’elle acceptera… Pensez, après cette malheureuse aventure avec ce gros lourdaud du clan du Crabe.

Le samurai a un sourire très satisfait quand il pose les yeux sur la jeune personne qui discute aimablement avec Ide Kimi. Apparemment, il ne doute pas de son talent à convaincre.

- Mais comment se sont passées vos manœuvres aux alentours, Jocho sama ? J’ai ouïe dire que l’envoyé du seigneur Hametsu était très exigent.


* * * * * * * *


La courtisane a profité d’une journée passée en ville pour aller voir le gouverneur et lui faire un premier rapport. Les échanges avec cette femme sont toujours extrêmement dangereux, car personne ne peut dire exactement ce qui se passe derrière le miroir sans tain de ses prunelles noires.
Elle a prudemment avancé ses pierres sur le goban, suggéré l’union, la manière d’y arriver, sous-entendu que Shizue ne sera pas contre si on lui laisse un peu de temps pour la convaincre en douceur, sans jamais prononcer ces mots. Elle sait ce que va faire aniki, et doit préparer le terrain de façon adéquate.

Après, après seulement, quand il sera à l'abri loin d'ici, elle s’occupera comme il le mérite de Jocho.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 24 juin 2008, 21:20

Le gouverneur regarde avec suspicion le beau jeune homme au demi-masque peint. Ses espions ne lui en ont pas appris beaucoup plus sur lui. Autant qu’elle puisse le dire, Shosuro Katsumoto est ce qu’il affirme être, ni plus ni moins. Il fréquente assidûment la jeune courtisane, Shosuro Tsukiko. Elle sait également qu’il revient de plusieurs jours de manœuvres intensives avec la Garde Tonnerre – jusqu’à ce que son commandant y mette un terme. Jocho, en rentrant, était d’une humeur massacrante.
Comme Hyobu le sait pertinemment, son fils est particulièrement rétif à toute forme d’autorité – notamment la sienne.
Qu’il en soit amusé ou agacé de la chose, son visiteur n’en laisse rien paraître.

- Alors, votre étude progresse-t-elle, Katsumoto-san ?
- Tout à fait, Hyobu-sama. Ces quelques jours m’ont permis d’affiner mes idées sur la question.

Il s’incline poliment.

- Avez-vous besoin d’autres éléments pour compléter votre rapport ?
- Non, je vous remercie, Hyobu-sama. Ce devrait être suffisant.

Hyobu attend. En toute logique, il devrait à présent lui demander l’autorisation de prendre congé.
Lui poser la question serait impoli. Pour mentionner son éventuel départ, il faudrait qu’elle lui propose de rester aussi longtemps qu’il le souhaite – mais il serait bien capable d’accepter, juste pour la contrarier.
Or le gouverneur a hâte que ce visiteur gênant et trop bien introduit auprès du daimyo s’en aille. Alors elle attend qu’il prenne l’initiative. Si Hyobu a une vertu, c’est son infinie patience.

- Mes pas devraient à présent me ramener chez mon père, mais les circonstances me font reconsidérer cette perspective.

Le regard de la femme en noir se fait plus aigu. Il y a bien autre chose, comme elle le soupçonnait.

- J’envisage en effet une démarche délicate qui a des conséquences pour tout notre clan. Or je n’ignore pas votre vaste influence, notamment à la Cour.

Un problème politique ? L’esprit aiguisé de Hyobu passe instantanément en revue les ennemis potentiels de la famille Shosuro. La liste est longue.

- Hyobu-sama, j’ai…rencontré quelqu’un ici, à Ryoko Owari. En raison de la différence de statut, je préfère vérifier au préalable que la démarche ne sera pas considérée comme inconvenante par les familles, et sollicite votre avis en la matière.

Une idylle avec la petite orpheline. Comme c’est attendrissant.

- Hyobu-sama, je voudrais demander la main de Doji Shizue-sama. Vous serait-il possible de vous enquérir auprès de Doji Satsume-dono s’il pourrait, éventuellement, considérer une telle union ?

C’est donc lui qu’elle avait en tête ! La surprise passée, le gouverneur a fait aussitôt le lien avec la discussion avec la jeune courtisane. La proposition est inespérée.

Oui…avec un peu de doigté, cela pourrait marcher. C’est une infirme, après tout – les candidats ne doivent pas être bien nombreux, même pour la nièce du Champion d’Emeraude, avec toutes ces stupides superstitions liées aux déformations physiques. Et si elle a une bonne appréciation du caractère de son visiteur, le Champion d’Emeraude devrait apprécier sa candidature.
Il faudrait qu’il rejoigne, bien sûr, le clan de la Grue. Mais étant né Scorpion, il garderait nécessairement le souci de préserver le clan. Une façon idéale d’éviter que cette oie blanche traumatisée se laisse aller à des confidences dommageables - impossible de faire confiance à une suicidaire.
En plus, une union aussi prestigieuse entre le clan de la Grue et le clan du Scorpion ne peut être que bénéfique.
Hyobu avait bien sûr pensé à un mariage – mais elle avait plutôt envisagé un candidat d’un autre clan sur lequel elle aurait un moyen de pression, et qu’elle pourrait donc complètement contrôler. Cette option n’est pas dépourvue d’attraits.
Le gouverneur a un sourire onctueux.

- Une demande et une ambition fort louables…Je n’ai aucun souci pour l’accord de notre famille. Quand à Satsume-dono…vous avez bien fait de faire appel à moi.

* * *

Jocho apprécie d’être avec ses troupes. Mais faire des manœuvres inutiles en cornaquant un visiteur pointilleux ôte tout agrément à la chose. La chaleur, les mouches, les longues marches sous un soleil de plomb, n’ont rien fait pour améliorer son humeur.
Il a donc saisi le premier prétexte légitime pour mettre fin à cet exercice inutile et pénible, et s’est empressé de revenir aux délices de la civilisation en faisant une sortie bienvenue à l’Ile de la Larme. Quelques jours de festivités lui ont permis d’oublier les vexations de ces jours derniers, et de retrouver son allant naturel.

La geisha qui enroule les longues manches de son kimono pourpre a une silhouette fine, des gestes d’une gracieuse élégance, un teint de lait, une bouche de cerise mûre et d’immenses yeux allongés soulignés de fushia. Elle s’appelle Orchidée. Elle est parfaite. Mais elle ne parvient pas à retenir son attention.

Elle n’est rien, une petite courtisane d’obscure extraction qui se donne des airs. Oublie-la.

A son grand agacement, rien n’y fait. L’image de cette fille l’obsède.

De surcroît, comme un fait exprès, il n’arrête pas de la croiser, dans la rue, dans des réceptions.
Parfois, c’est juste une silhouette allusive, devinée en contre-jour, si éphémère qu’il se demande s’il l’a imaginée.
D’autres fois, il la voit en grande discussion avec le fils du hatamoto, de cuisante mémoire, dont il ignore toujours s’il est un ami de longue date ou son amant en titre. Si c’est son amant, elle ne lui est guère fidèle, s’il faut en juger par tous les bras auxquels on la retrouve pendue…mais c’est une courtisane, pourquoi n’en serait-il pas ainsi.

Le comble est quand même arrivé l’autre soir quand ce prétentieux l’a exhibée comme une trouvaille rare. Jocho a frôlé l’explosion. Il a jeté un tel regard au malotru que celui-ci s’est prudemment retiré en balbutiant des excuses maladroites.

Son profil pur, le velours de sa bouche, l’abîme océan de ses yeux…

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 24 juin 2008, 22:42

- C’était une erreur, je le reconnais bien volontiers.

La courtisane pose sa tasse de thé et approuve d’un signe de tête l’aveu de la seconde.

- Un homme comme lui ne peut apprécier à sa juste valeur ce que notre clan peut offrir, vous en conviendrez. Il vous a traitée comme quantité négligeable, c’était d’une grossièreté inqualifiable. Ma chère, comme je vous plains. Les Crabes sont connus pour leur côté abrupt, leur manque de tact. Cela a dû être si pénible… Je vous admire, vous savez. Pouvoir supporter un tel homme tout en faisant bonne figure devant vos pairs. Je ne sais pas si j’aurais pu.
- J’en suis persuadée, avec votre talent naturel ! Vous vous en seriez tirée mieux que moi, allons…
- Vous me flattez, dit la jeune femme en s’empourprant. Etait-ce au moins un amant convenable ?

Le sourire de Tsukiko est une réponse bien plus éloquente que tout les discours qu’elle pourrait tenir.

- Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi ce soir sur l’Île de la Larme ? Je suis invitée à assister à un concert, accompagnez-moi. Je suis certaine que vous aimerez.
- Pourquoi pas, après tout, dit la courtisane après un moment de réflexion. Il est temps pour moi de recommencer à me distraire.
- Je vais vous présenter quelques-uns des plus intéressants samurais de la ville. Faites-moi confiance, bientôt cette histoire ne sera plus qu’un mauvais souvenir.
- Oui, et cela me servira de leçon…


* * * * * * * *


Les rues du quartier des pêcheurs sont désertes à cette heure avancée de la soirée. Tsukiko s’est glissée comme souvent dans l’obscurité qui a envahi la ville, silhouette discrète se fondant dans les ombres de la cité. Elle a rallié la maison d’Ichimane et est entrée après s’être assurée que personne ne l’avait suivie, puis est allée se changer. Son sensei n’apprécie pas quand elle n’est pas parfaitement apprêtée.

C’est vêtu d’un fin kimono de soie sauvage bleu gris, délicatement peint d’un surprenant et somptueux décor d’étang, les cheveux relevés en un chignon compliqué dans lequel sont piquées de petites épingles surmontées d’oiseaux, qu’elle toque au shoji de l’ancienne geisha. La voix mélodieuse de celle-ci lui permet d’entrer, et elle s’incline après avoir tiré le panneau.

- Konban wa, Ichimane sensei.
- Konban wa, Tsukiko chan. Entre, voilà quelques jours que je ne t’ai pas vue.
- J’en suis désolée, mais j’ai dû remplir de nombreuses obligations.
- Je comprends. Viens par là et raconte-moi donc les derniers développements de ton affaire.
- Hai.

La courtisane s’approche et vient s’installer à la petite table, puis sert le thé sur un signe de tête de la vieille dame. Cette dernière remarque tout de suite que ses gestes sont différents, plus sûrs, plus sensuels aussi. Elle pose un regard aigu sur la jeune femme assise près d’elle. Que s’est-il donc passé ? A n’en point douter, quelque chose de très particulier.

Tsukiko se lance dans le récit de la soirée à l’Etoile du Matin, et le grand jeu que Joyau a sorti pour elle. Puis elle narre par le menu ses impressions après être passée entre les mains de l’adepte du reiki, son arrivée mise en scène avec soin dans le salon qu’avait réservé Jocho, la danse qu’elle a exécutée pour lui, le baiser.
Son sensei hausse lentement un sourcil quand elle entend la suite, et sa bouche s’étire en un sourire énigmatique alors qu’elle dit :

- Si un homme comme lui t’a épargnée, alors le pire est à craindre…

La courtisane l’a regardée un long moment sans comprendre.


* * * * * * * *


Tsukiko rentre invariablement au temple discuter avec Shizue.
Il faut à présent qu’elle manœuvre tout en finesse, car ce n’est pas une mince affaire que de l’amener à penser seule à un éventuel mariage, après ce qu’elle a subi. Il faut de la méthode, de la subtilité, du doigté et une bonne dose d’intuition.
La souffrance qu’elle ressent encore chez cette pauvre fille quand elle évoque le jeu cruel de Jocho est presque déstabilisante. Mais maintenant, c’est à elle, Tsukiko, de jouer avec lui. Selon ses règles.

Tandis que les soirées se passent au rythme de la cloche du temple et de ses conversations avec la jeune conteuse, elle se dit que le calme qui règne ici lui donne le détachement et la sérénité nécessaires pour atteindre son but.

Sa destruction.


* * * * * * * *


Tsukiko regarde l’image que lui renvoie la petite psyché de bronze poli et efface un pli sur la somptueuse soie noire, aux reflets rouge sang rehaussés d’une touche d’or, regarde sa mise d’un air critique. Les broderies sur le vêtement sont tout simplement sublimes, et elle les détaille un long moment avec attention.
Ichimane lui a permis de porter l’un des ses plus beaux kimonos. Les longs entrelacs, semblables à des lianes voluptueuses, tanguent et ondulent lascivement autour d’elle, glissent depuis le sol et étendent leur étrange ramure le long de son corps, s’enroulent autour des longues manches et rampent jusqu’à ses épaules, puis plongent depuis l’encolure vers sa poitrine, caressent ses seins et se perdent sur le obi vermillon.

L’ancienne geisha a veillé elle-même à la tenue de son élève ce soir. Elle l’a regardée s’apprêter, lui a dispensé de judicieux conseils sur la manière de disposer la soie qui la gante, afin que ses courbes soient mises en valeur avec subtilité.
Le maquillage, tout comme la coiffure, se doit d’être aérien. Ichimane a simplement souligné de noir les iris turquoise, et posé une touche de rouge éclaboussé d’or sur les lèvres pleines. Un voile de rose sur les pommettes, le parfum de fleur qu’elle affectionne, l’éventail de Jocho à la main. La voilà parée pour sa soirée au théâtre.

Quand elle arrive là-bas, la foule est déjà dense et les gens attendent l’ouverture des portes avec impatience. Les ongles carmin glissent sur la soie de l’éventail tandis qu’elle laisse son regard parcourir l’endroit. Ce soir, elle est seule. Elle n’a pas envie de subir une compagnie pénible qu’elle n’aura pas désirée.

Un vent léger se lève et envahit la rue, soulève les boucles délicieusement ébouriffées de son chignon qui frôlent la peau diaphane de sa nuque. Tsukiko se redresse, plutôt ravie d’être ici. Les critiques de la pièce sont élogieuses, elle va passer un bon moment. Elle se tourne avec une lenteur calculée, dans le murmure suggestif de la soie, puis se dirige vers l’entrée en répondant poliment aux bonsoirs qui lui sont adressés.
Dernière modification par Kakita Kyoko le 24 juin 2008, 22:44, modifié 1 fois.

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Message par matsu aiko » 24 juin 2008, 22:44

Une silhouette noire, rouge, or. Un trait d’azur. Elle est là, il la reconnaîtrait entre mille. Et, pour une fois, elle est seule. Pas de prétendant en vue, et notamment pas cet ennuyeux Katsumoto. Elle porte l’éventail noir qu’il a oublié en ce lieu. Est-ce un signe, un message, un appel, un défi ?

La foule l’a entrainée à l’entrée du théâtre, l’empêchant de l’approcher. Il ignore quel est le spectacle qui s’y joue, et il s’en moque. Le vrai spectacle, ce soir, est dans la salle. Dans le même temps où il pénètre dans ce temple de l’artifice et de l’illusion, si emblématique des masques et du secret si chers à leur clan, il a conscience que rien ne sera plus comme avant.

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Message par Kakita Kyoko » 24 juin 2008, 22:45

Elle aperçoit Jocho au moment où elle franchit le seuil, leurs regards se croisent, elle lui sourit puis disparaît au milieu de la foule. Maintenant, chacun d’eux sait que l’autre est là.

La première partie de la pièce, un kabuki plein d’esprit et de bonne humeur, est absolument délicieuse. La courtisane a apprécié le ton légèrement irrévérencieux, l’humour, les répliques parfois cinglantes. Tout est réuni pour passer une agréable soirée.
Elle l’a cherché avec discrétion parmi les spectateurs, a rapidement repéré sa haute silhouette. Il a fait de même, elle le sait. Un sourire ourle ses lèvres sensuelles.
Maintenant, le jeu commence vraiment.

L’entracte arrive, les gens sortent, elle suit le flot jusqu’à la rue. Silhouette solitaire, elle ne semble ne prêter aucune attention à son environnement, l’éventail noir tapote contre sa bouche pendant qu’elle a l’air de réfléchir.

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Message par Kakita Kyoko » 08 juil. 2008, 17:55

Comme par hasard, alors qu’elle se laisse porter par le flot des spectateurs, passant les multiples shoji, les lanternes et les recoins ombreux du théâtre qui se vide, s’avance vers elle une grande ombre athlétique.
Elle sait, bien sûr, de qui il s'agit.

- Bonsoir...Tsukiko

Elle tourne légèrement la tête vers lui et le lent sourire qu'il connaît bien vient flotter sur ses lèvres sensuelles.

- Bonsoir, Jocho.

Elle le détaille sans se cacher. Il a pris soin de son apparence, comme à son habitude.

- Comment allez-vous ? Voilà un long moment que nous n'avons pas eu l'occasion de discuter.
- C'est exact.

Elle sent la tension sous-jacente qui l’habite dans cette brève réponse.

- J'avais justement une question à vous poser, si vous pouvez m'accorder un instant
- Vous savez bien que je ne peux rien vous refuser.

Sans vraiment prêter attention à sa réponse, il la guide vers un des couloirs latéraux. Ils sont seuls à présent. Tsukiko n'est pas vraiment inquiète. Le personnel du théâtre n'est pas loin, si besoin est. Et surtout, l'aiguchi qui ne la quitte jamais est tout contre sa manche.
Il se retourne face à elle et demande brusquement :

- Pourquoi avez-vous fait ça ?
- Fait quoi ?
- Pourquoi avez-vous menti au sujet de la soirée à l'Etoile du matin, l'autre fois ?
- Personne n'aurait crû autre chose venant de votre part, voyons. Après tout le mal que vous vous êtes donné.

Il la regarde droit dans les yeux.

- Vous ne répondez pas à ma question.

Elle fait un pas dans sa direction, et le regarde tranquillement, la tête légèrement inclinée sur le côté.

- Parce que j'en avais envie. Et parce que c'est tout à fait comme ça que je me l'imaginais. Pourquoi cette question ?

Il réplique, les dents serrées :

- Ce n'est pas la vraie raison, et vous le savez.
- Ah bon ? Et quelle serait, selon vous, la vraie raison de cet embellissement ?
- C’est, précisément, ce que je souhaiterais comprendre.

Sa voix est froide, coupante. Tsukiko plisse imperceptiblement les yeux. Au vu du ton qu’il emploie, elle n’a absolument pas envie de lui répondre.

- Il n'y a pas d'autre raison que celle que je viens d'énoncer. Je ne vois pas pourquoi vous n'arrivez pas à envisager cette possibilité.
- Vous me prenez vraiment pour un imbécile. Croyez-vous que je n'ai pas perçu votre jubilation cette fois-là ?
- Ma jubilation... Le mot est très inconvenant.

La courtisane hausse un sourcil en le considérant.

- On est toujours l'imbécile de quelqu'un…mais je ne jubilais pas. J'ai simplement raconté la façon dont auraient pu se passer les choses ce soir-là.
- Ma seule question est : pourquoi avez-vous fait ça ? Je connais les mensonges. Je les connais intimement. Ils ne peuvent ni me tromper, ni me séduire. Même les miens, même ceux auxquels j'aurais envie de croire. Alors pourquoi ?

Elle secoue la tête en soupirant, et sent l’irritation la gagner.

- Je constate que j'ai à faire à un expert. J'ai déjà répondu à cette question. Par deux fois. Mais j'ai la nette impression que quoi que je dise, vous ne me croirez pas. Pourquoi m'avez-vous faite venir dans ce cas ?
- Pour comprendre quel jeu vous jouez. Pour être sûr que vous comprenez les enjeux.
- Les enjeux ? Quels enjeux ? Vous pensez que vous allez m'ajouter à la longue liste de vos maîtresses éconduites ? Hors de question.
- Dans ce cas, pourquoi passez-vous votre temps à me provoquer ?
- Vous provoquer ? De quelle manière ? En acceptant, sans avoir le choix de refuser, de participer à votre si divertissant pari ? Parce que je vous ai un peu bousculé au théâtre ? Parce que j'ai raconté ma vision des choses de ce qu'aurait pu être cette soirée ? Je pense sincèrement que le mieux que l'on puisse faire, c'est d'en rester là, vous et moi. Ainsi, vous n'aurez plus l'impression que je vous provoque, et je ne serai plus obligée de me justifier.
- Je vois, dit-il d’un ton glacial. Au moins les choses sont claires. Mais non, vous n'allez pas vous en tirer comme cela. Vous ne me connaissez pas, sinon vous n'auriez pas osé agir comme vous l’avez fait ces derniers temps.

Elle sent la colère et la montagne de frustration qui l'animent. Il s'avance vers elle, et son expression ne présage rien de bon.

Elle lève les yeux vers lui, le regarde. Il est très intimidant ainsi, il la domine de toute sa haute taille, de toute sa puissance physique. Elle sent sa chaleur, elle voit le jeu puissant des muscles qui roulent sous sa peau.
Ils sont si proches. Ses yeux sont rivés sur les siens, son regard est brûlant. Il suffirait d'un pas, d'un seul. L'air entre eux vibre de tension contenue, comme entre deux duellistes. Quand elle pensait chez Kimi que leur prochaine rencontre risquait d’être houleuse, elle n’avait pas idée à quel point.

La courtisane domine la peur et la colère que son discours a fait naître en elle. Ne pas perdre le contrôle, surtout ne pas le perdre. C'est un jeu dangereux, depuis le début. Il ne faut pas tout gâcher par un mouvement d'humeur inconsidéré. Jocho est très fort pour pousser ses interlocuteurs à bout.

Il s’approche et elle recule d'autant, mais ne baisse pas les yeux. La lueur dans son regard clair a quelque chose d'inquiétant. Elle n'a aucunement peur de lui, bien au contraire.
En tout cas, c'est le message qu'elle cherche à faire passer, même si l'homme en face d'elle est impressionnant, même s'il est plus fort et plus aguerri qu'elle. Le Dojo des Mensonges enseigne la meilleure façon de donner le change. Et en l'espèce, face à lui, à ses menaces à peine voilées, à son attitude de fauve prêt à bondir et à déchiqueter sa proie, la meilleure façon de donner le change, c'est encore de manier le fouet.

Il suffirait d'un pas de plus. Ils sont si proches.
Il sent l'odeur de fleur émanant de son corps. Le tumulte d'émotions qui l'anime est monstrueux.
La frustration, la jalousie, la colère, l’humiliation, la passion se mêlent en lui en un tourbillon furieux. Il est déchiré entre le désir lancinant qui le consume depuis si longtemps, et l’envie sauvage de la ravager, de la détruire, de l’anéantir pour se libérer enfin de cette image qui hante ses jours et ses nuits, de cette présence obsédante qui le provoque et le nargue.
L’attitude de défi de la jeune courtisane est l’étincelle qui met le feu aux poudres. Comment ose-t-elle ?

Tsukiko se rend compte bien trop tard du tsunami qui le déchire.
D'un bond, il la plaque contre le mur, lui empoignant le visage d’une main de fer.

- Tu n'es rien.

Son ton est écrasant de mépris.

- Toi non plus, Jocho, siffle-t-elle d’une voix aussi métallique que la sienne. L'éclair dans les yeux turquoise le défie ouvertement.

Ses ongles laqués se plantent dans la chair du poignet, à l'endroit le plus sensible, et lui infligent une cruelle douleur. Elle profite de la surprise pour se dégager sans ménagement et le repousser violemment.

- Pour qui est-ce que tu te prends ?

Ils se font face, c'est comme une tempête qui s'est levée brutalement dans le couloir du théâtre. En même temps, elle ne peut s'empêcher de penser qu'il va la pulvériser. Mais Shosuro Tsukiko n'a jamais plié devant personne. Ce n'est pas devant lui qu'elle va commencer.

En d’autres circonstances, une telle combativité éveillerait son respect. Mais là, sa colère est telle qu’elle ne fait que monter d’un cran sous l’aiguillon de la douleur. Il est fou de rage.
Faisant fi de sa résistance avec une facilité dérisoire, il la saisit à bras le corps, lui tord le poignet, l'entraîne de force vers une porte latérale. La courtisane serre les dents, s'oblige à ne pas céder à la panique, à garder le silence. Elle résiste de toutes ses forces à sa poigne, se débat, refuse de le suivre. Mais son long kimono l'empêtre, il fait plus d’une tête de plus qu’elle et presque le double de son poids, et il est - de très loin - le plus fort.

Curieusement, elle pense au savon que va lui passer Ichimane si elle ramène son vêtement abîmé. C'est idiot, alors qu'elle est dans une situation on ne peut plus délicate. Elle n'ignore pas non plus que, même si elle crie, si des serviteurs la voient, ils ignoreront poliment la chose. Jocho bénéficie dans la ville d'une impunité totale, ou presque. Nul n'osera rien dire.
Mais elle ne criera pas, elle n’a jamais appelé à l’aide.

Il repousse le shoji du pied, alors qu'il l'amène dans une petite pièce plongée dans la pénombre. Son arrogance la révolte, et elle lui résiste avec l'énergie du désespoir. Mais elle doit bien reconnaître que c'est mal engagé…

La pièce est envahie d'accessoires de théâtre. Sur le côté, il y a des costumes suspendus - des kimonos de guerriers, de sorciers, de seigneur, de geisha. Les masques suspendus aux murs regardent Tsukiko de leurs orbites vides. Au fond, un décor nocturne montre un château solitaire endormi sous la lune. Sur les tatamis, il y a une pile de manteaux noirs, comme en utilisent les souffleurs de théâtre Nô.

Il faut qu'elle arrive à se dégager ! Comment ose-t-il porter la main sur elle de cette manière ? Etrangement, la rage l’envahit, brutale, violente, irrépressible, et décuple ses forces. A ce moment-là, ce n'est pas de la peur.
Pas encore.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 08 juil. 2008, 17:57

Tsukiko se débat farouchement, il lui serre plus étroitement le bras, tire un des costumes chamarrés sur le sol et la couche dessus sans douceur. Ça sent la poussière ; au plafond, un dragon peint déroule ses anneaux d'ombre.
De l'autre main, il tire sur son obi, qui siffle comme un serpent en glissant sur le kimono, avant de finir sa course dans un coin obscur de la pièce.
La douleur dans son épaule vrille sa conscience, mais elle ne gémit pas, elle ne crie pas, pour lui résister un peu plus, par orgueil. Ce qui se passe ici ne regarde personne d'autre qu'eux.

Il ouvre les pans de son vêtement. Les pétales vermillions s'écartent, révélant sa peau de neige. Tsukiko ne lui facilite pas la tâche, mordant, griffant comme un chat acculé, repoussant ses mains, son visage, se contorsionnant sous lui dans une tentative désespérée pour lui échapper.
Il la maintient de toute sa masse. Ses yeux sont opaques, ceux d'un étranger. Le corps délicat de la jeune femme se convulse en vain, il la cloue à terre alors que sa bouche s'empare sauvagement de la sienne, ses mains parcourent fiévreusement son corps, il pèse, de tout son poids, sur son ventre nu.

Se dégager... Se dégager à tout prix... Juste un peu... Pour attraper l'aiguchi qu'elle sent dans sa manche et le saigner comme un porc.

Elle commence à suffoquer, quand il s'interrompt pour lui plaquer les poignets d'une main, tandis qu'il défait son kimono de l'autre. Là, peut-être, a-t-elle une opportunité…
Dans un coup de rein formidable, elle s'arrache à l'étoffe qui recouvre le sol et le repousse, roule au-dessus de lui et tire dans un mouvement fébrile l'arme. Assise sur lui, elle dirige sans hésitation la lame vers sa gorge, hors d'haleine, les narines frémissantes de la rage qui ondoie dans ses iris bleus et verts.
S'il bouge, elle l'égorgera sans un remord.

Avec les réflexes foudroyants de toute une vie d'entraînement, il saisit son poignet au vol et le serre, la forçant à lâcher la lame.

- Pour qui est-ce que tu te prends ? gronde-t-elle.

Il a un sourire de loup, se redresse, et leurs regards brûlants s'affrontent au-dessus du poignard tombé à terre.
Sa main fine et pâle saisit brusquement son kimono à l'encolure et le rapproche d’elle. Ses prunelles étincellent de la colère qui flambe en elle.

- Jamais sans ma permission.

Sa bouche se plaque soudain sur la sienne avec violence tandis qu'elle le renverse sur le sol, sa langue s'y immisce et prend le baiser qu'il essayait de lui voler, ses doigts plongent dans ses cheveux et elle les saisit à pleine main, sans douceur aucune. Pris au dépourvu, Jocho a un temps d'arrêt, lui adresse un étrange regard, puis répond à son baiser avec sauvagerie.

Ses lèvres goûtent les siennes de toute la fureur qui la consume depuis qu'ils ont commencé à lutter en silence. C'est au tour de son obi de siffler comme un serpent. Au tour de la soie de ses vêtements d'être écartée sans ménagement. Au tour de sa peau de connaître la traînée incandescente qu'y laissent les doigts de Tsukiko.

Les mains de Jocho parcourent son corps avec avidité alors qu'elle le déshabille. La vague carmine du kimono s'échoue à un ken de là, quand elle s'en débarrasse. Il caresse chaque pouce de sa peau, sans lâcher sa bouche. Elle est nue sous la soie, sans le carcan habituel des bandes de coton qui emprisonnent les hanches et la poitrine, sa peau est lisse et brûlante. D'étranges tabi, retenus par des rubans noués rouge sang, gainent ses jambes jusqu'en haut des cuisses.
Il sent le parfum envoûtant, de rose et de sueur mêlé, qui monte de sa peau, se redresse. Elle passe ses bras autour de son cou, plonge son regard turquoise dans le sien, s'immobilise un bref, un très bref instant. Puis se jette à nouveau sur ses lèvres avant de s’empaler sur lui sans plus attendre.

La sensation est puissante, elle monte irrésistiblement dans son corps. Il empoigne ses reins et accompagne son mouvement. Sa bouche vient chercher ses seins, l'un après l'autre, les mordille, décuplant ses sensations.
Elle se cambre et mêle ses doigts aux siens, l’embrasse avec force et passion au moment précis où le va et vient de ses hanches se fait plus ample, plus fort, un peu plus rapide. Le plaisir irradie dans son ventre et monte en flèche mais elle le tempère, le canalise, en fait une source d’extase toute entière tournée vers lui. Son fourreau de jade, chaud, moite, l’enserre délicieusement et décuple le plaisir qu’elle lui dispense, ses mains ne cessent de le caresser, sa bouche glisse sur lui et prend la sienne, l’empêche d’exprimer sa volupté.

Cette première étreinte, instinctive, brutale, est bien loin de l’image qu’elle en a donnée chez Kimi.

Il l’embrasse et plaque avec force son corps contre le sien, l'emmenant encore plus loin, encore plus profond. Elle manque de crier. C'est comme si un soleil miniature irradiait soudain à l'intérieur d’elle.
Mais elle allume un autre brasier dans son corps, fait bouillonner son sang, consume son esprit et réduit sa volonté en cendres. La sarabande qu’elle déchaîne sur lui ne semble jamais vouloir s’arrêter, elle paraît tenter de repousser les limites du plaisir brut et sans fard qu’ils expérimentent, là, dans cette remise des coulisses du théâtre. Son souffle à elle est plus court, de violents frissons l’agitent et elle tremble parfois sous la violence des assauts qu’elle lance sur son corps.

La respiration de Jocho se fait plus rapide, il accélère le rythme, puis soudain la bascule sur le côté, sans dénouer leur étreinte. Son regard noir plonge dans le sien et avec une expiration rauque, il s’enfonce profondément, une fois, deux fois, avant de s'abandonner en même temps qu’elle.
Il reste là, haletant, appuyé sur elle. Ils sont tous les deux couverts de sueur, deux combattants sortant d'une lutte acharnée. Elle aussi est hors d’haleine, de violents frissons parcourent sa peau.

Leurs regards se rencontrent. Celui de Jocho est concentré, sérieux, troublé. Celui de Tsukiko étonné, presque incrédule.
Un sourire évanescent vient flotter sur les lèvres de la courtisane sous lui. Il prend son visage et l'embrasse avec passion, avant de se redresser avec une étrange délicatesse. Tsukiko a répondu à son baiser avec autant de fougue que lui, laisse ses longues jambes le caresser dans la pénombre de la pièce.

Son visage descend vers sa poitrine, ses longs cheveux la chatouillent alors qu'il embrasse sa peau mouillée, la léchant, la mordillant doucement, déclenchant dans son corps de nouvelles vagues de plaisir. En contraste avec la violence de l’étreinte qui vient de les unir, ses gestes sont mesurés, attentifs. Il prend son temps.

Ses doigts fins touchent sa peau avec langueur. Le caressent. Le frôlent. L'effleurent. Laissent derrière eux une autre traînée ardente qui le fait frissonner. Sa langue s'est de nouveau glissée dans sa bouche et attise le feu qui le consume.
Il sent les longs ongles laqués qui l'agacent et le font frémir, ses mains fines qui l'explorent lentement, errent sur sa peau, descendent sur ses reins, sur ses flancs. Le pied menu caresse son mollet, sa cuisse, puis redescend tout aussi suavement. Elle ondule sans hâte sous lui, sa peau blanche et soyeuse caresse languissamment la sienne, redécouvre son corps éprouvé par leur première étreinte. Son baiser se fait torride, mais elle fait comme lui, elle ne presse rien. Elle le laisse venir.

Le désir monte à nouveau en lui, lentement, sûrement. Il s’écarte de ces lèvres voluptueuses et use de sa bouche, de ses mains, pour éveiller chez elle les sensations qu’il sait si bien faire naître chez les autres. Elle sent l'odeur des fleurs et des étangs, cette odeur à la fois suave et entêtante les après-midi d'été. Il la goûte, la savoure, la déguste en connaisseur.
Tsukiko ne cherche pas à retenir l'expression du plaisir que ses caresses font naître en elle. Ses doigts plongent dans ses cheveux, caressent sa nuque, tandis que sa jambe glisse sans heurt sur le dos de son amant.

Quand il sent à nouveau les vagues du plaisir parcourir son ventre, il se redresse, l'embrasse, et plonge à nouveau en elle, avec une exquise lenteur, s'attachant à mettre en oeuvre tout son savoir-faire pour l'amener vers l'extase. Le corps fin s'arque avec force sous lui, se soulevant du sol. Elle rejette la tête en arrière, ferme les yeux, laissant ses sens la dominer.
Il accompagne ses mouvements, et quand il la sent proche de rejoindre la pluie et les nuages, s'abandonne à son tour. Le dragon au-dessus de leurs têtes les emporte dans ses ailes et de concert, ils traversent les nuées.

Tandis que meurent les derniers échos de l’extase, elle vient prendre sa bouche en un baiser qui lui coupe le souffle, très semblable à celui qu'elle lui a donné lors de cette fameuse soirée à l'Etoile du Matin. Ses caresses se font tendres sur lui, alors que les bras de Jocho l’entourent en une étreinte à la fois puissante et douce, sa douceur répond à la sienne, comme l’atmosphère d’un jardin mouillé de pluie après l'orage. C'est une sensation étrange, une accalmie soudaine, un peu étonnée d'être là.

Les masques qui les regardent, tout à l'heure énigmatiques et menaçants, semblent à présent leur adresser un regard bienveillant. Sur leurs lèvres de faïence se lit un mystérieux sourire. Le bleu du décor est une nuit paisible.
Tsukiko se coule sur le côté et vient appuyer son dos tout contre sa poitrine. Il l'embrasse dans le cou. Elle le sent bizarre à présent. Le regard turquoise glisse sur lui, le caresse dans un sourire. Elle se blottit plus franchement dans ses bras.

Sa joue frotte doucement contre la sienne, il a un sourire un peu hésitant, fragile.
L’impression que son geste laisse en elle est troublante.
Elle se tourne vers lui et passe ses bras autour de sa taille, prend ses lèvres et vient se lover tout contre lui, peau contre peau. Sa cuisse se pose sur son flanc, légère et possessive à la fois.
Il ferme les yeux et répond à son baiser, se laisse faire.
Elle niche son visage dans son cou et laisse ses mains fines glisser lentement sur lui dans le silence et l'obscurité de la pièce, ses gestes sont empreints de douceur, de calme. Un long, un très long moment…


Avec douceur, il ramasse un pan du luxueux kimono, et le ramène sur ses épaules, avec le même soin, la même délicatesse dont il avait usés pour poser le manteau de soie rouge sur son dos à l'Etoile du matin. Il approche sa bouche de la sienne, ferme les yeux et l'embrasse, avec la même passion voluptueuse et tendre.
Tsukiko s'égare sur sa joue, dans son cou, savoure le baiser qu'ils partagent. Il s'écarte d'elle comme à regret, se relève. Sur le côté, en quelques mouvements, il passe son kimono, remet de l'ordre dans sa tenue. Le théâtre est silencieux.
Il ouvre le shoji et se glisse dehors, avant de le refermer sur la vision exquise qu'il laisse derrière lui : le corps de neige dans l’écrin écarlate du somptueux kimono, le visage pur aux longs cheveux noirs dénoués, aux lèvres gonflées, au regard d’azur ; en arrière plan le château immobile sous la lune pâle, la nuit sereine du décor peint ; au-dessus, les anneaux luisants et imprécis du dragon, frémissant encore des échos du théâtre de la passion.
Il part comme une ombre, sans un mot.

Tsukiko regarde un long moment le panneau clos, puis se lève. Elle se rhabille à son tour, récupère le obi qui avait volé dans la pièce et le noue avec soin, puis vérifie sa tenue d'un oeil critique avant de sortir à son tour. Elle a suffisamment fréquenté le théâtre pour connaître la petite porte discrète à l’arrière, utilisée par les acteurs. Si elle ne le souhaite pas, personne ne la verra.
Dans le couloir, elle cherche l'éventail tombé pendant la bagarre, mais à sa grande surprise, ne le trouve pas. Jocho ne l'a pas ramassé, elle en est sûre. Quelqu'un l'a pris, quelqu'un les a vus. Son intuition le lui souffle, et elle la trompe rarement.


* * * * * * * *


Le bateau quitte le ponton de l’Île de la Larme et prend la direction de Ryoko Owari Toshi. La nuit est noire, sans lune, le brouillard s’est levé et recouvre tout d’un épais voile cotonneux, plongeant la ville dans une étrange atmosphère, où tous les bruits sont étouffés, déformés, où la moindre petite chose du quotidien prend une dimension très particulière.
Dans la barque qui la ramène à la Petite Porte, la courtisane s’est installée sans un mot, elle songe à ce qui vient de se passer au théâtre. Et elle ne peut empêcher ses mains de trembler.

En théorie, le plan était assez simple. Il suffisait de provoquer des rencontres fortuites et Yumi chan a été d’une aide inestimable. Elle lui a dit où serait Jocho, et quand le trouver sans erreur. Le reste n’était qu’une simple question de synchronisation.

D’abord, s’afficher avec certains samurais de la ville, sélectionnés parce qu’ils cherchent à s’attirer les faveurs du capitaine de la Garde Tonnerre, et fréquentent donc assidûment les mêmes endroits que lui –et aussi parce qu’elle ne les apprécie pas. Le simple fait qu’elle soit là les écarte définitivement des possibles relations de Jocho. Mais toute la duplicité de la manœuvre résidait là.

Ensuite, faire coïncider certaines des sorties de Jocho avec les siennes et faire en sorte de le croiser comme par hasard, juste ce qu’il faut pour le faire venir à elle. Ce jeu a été absolument délicieux, aiguisant son sens de l’anticipation, de l’à-propos, de l’improvisation. Au bout de quelques jours, il a cherché à l’apercevoir dans la rue.

Enfin, se retrouver en face de lui dans des endroits propices à la proximité, et le conforter dans son idée qu’elle ne peut pas lui échapper, où qu’elle aille. La présence de Katsumoto, rempart insurmontable, la voir être le centre des attentions de jeunes hommes désireux de lui plaire, l’a irrité.
S’incliner poliment, laisser sa voix le caresser, ne pas le regarder plus que nécessaire. Il ne pouvait pas approcher, lui parler. Elle a bien compté sur la frustration que cela engendrerait.

Oui, tout était si simple… Et pourtant…
Pourtant, elle a grossièrement sous-estimé cette frustration, cette irritation L’envie qu’elle voulait provoquer s’est transformée en une explosion de violence incontrôlable, qui l’a emportée dans la tourmente et a failli la détruire. Jamais elle n’a commis une aussi monumentale erreur.
Tsukiko n’arrive pas à comprendre ce qui s’est passé, comment ils en sont venus aux mains. Elle qui ne perd jamais son calme, elle a répondu à cette violence, elle s’est opposée à lui de toutes ses forces, avec toute la rage de celui qui n’a rien à perdre. De proie, elle est devenue prédateur, comme si son instinct lui avait soufflé que c’était le seul comportement à même de le tenir en échec.

Rétrospectivement, sa propre férocité la terrifie, tout comme la brutalité de Jocho. Elle ne s’est jamais comportée de la sorte, et elle doute également que ce soit son cas.

C’est tout son corps qui tremble quand le bateau accoste près de la Petite Porte. Le passeur est obligé de l’aider à prendre pied sur la rive, ses jambes menacent de se dérober sous elle. La courtisane fait un suprême effort de volonté pour passer devant les deux samurais de faction sans rien laisser paraître, pour ne pas se mettre à courir dans la rue.
Elle a dû s’y reprendre à trois fois pour parvenir à ouvrir sa porte, pour refermer le loquet.

Une fois seule, en sécurité, elle s’est laissée glisser au sol contre la porte, une sueur glacée couvre son corps tremblant, qu’elle ne parvient plus à maîtriser. Elle regarde un long moment l’aiguchi dont elle a voulu se servir contre lui, et avec lequel elle a déjà pris deux vies dans un lointain passé. Puis le jette avec effroi loin d’elle.
Le couteau disparaît dans un coin d’ombre, emportant avec lui le sang qui le macule et l’expression apeurée sur les visages blêmes.


Le soleil se lève sur la ville et Tsukiko est toujours là où elle est tombée la nuit précédente, recroquevillée à même le sol devant la porte.
Elle ne cesse de penser à ce qui s’est passé au théâtre, à cette fureur qui l’a habitée, à cette violence qu’il a déchaînée, à la façon dont ça s’est terminé.
La journée s’avance et elle ne bouge pas, incapable de se lever, de dormir, les yeux fixés sur le rayon de soleil qui glisse dans la pièce à travers le volet clos. Elle entend qu’on l’appelle, qu’on frappe à sa porte, mais elle ne répond pas. Les pas s’éloignent au bout d’un moment, puis le silence revient.

Elle revit inlassablement les instants qui ont précédé la seconde où tout a dérapé, l’improbable cheminement qui les a conduits à se jeter avec autant de fureur dans les bras l’un de l’autre. L’expérience l’a marquée au fer rouge dans sa chair, a bouleversé son esprit. Quelque chose s’est tissé entre eux, un lien puissant, indéfectible, viscéral. Une toile invisible, inextricable, qui les retient, les rapproche, les unit.
Malgré tout ce qui les oppose.
Malgré la haine qui l’anime.
C’est cela, le plus déstabilisant. La haine ne suffit pas.


Elle a réussi à se lever bien après l’heure du Bœuf. Ses jambes ont dans un premier temps refusé de la porter, mais elle s’est obligée à marcher, à prendre un bain, à manger. Elle est sortie dans le petit jardin, s’est assise sur le banc de pierre qui fait face au bassin où flottent paresseusement quelques lotus.
Comment vont se passer les jours prochains ? La prochaine fois où ils seront en présence l’un de l’autre ? La prochaine fois qu’ils seront seuls ?
Ces questions lui reviennent inlassablement à l’esprit.
Elle l’ignore, elle le redoute. Jocho est passé maître dans l’art de provoquer dans ses interlocuteurs des émotions disproportionnées.
Mais c’est une élève du Dojo des Mensonges, elle doit parvenir à passer le cap. Elle a présumé, elle l’a sous-estimé. Elle s’est sur-estimée.

Il faut qu’elle pense à autre chose…

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 09 juil. 2008, 23:57

Jocho est parti du théâtre passablement troublé.
Non, le mot n’est pas assez fort : dans un état de complète confusion.
Il sent encore sur sa peau l’empreinte ardente de sa bouche, de ses mains, de son corps, il sent encore son odeur autour de lui, comme une invocation. Des images fulgurantes défilent dans son esprit, le martelant avec la force d’une obsession.

Il ne sait plus où il en est. Il a besoin de retrouver ses repères, de comprendre, de faire le vide.

Le passeur qui le débarque sur la rive le voit s’éloigner en direction des quais. A cette heure la ville est tranquille. Le brouillard étouffe les sons. Le fleuve est un moutonnement blanc, environné d’un faible clapotis. Dans cet univers fantomatique et imprécis, reflet du chaos de ses pensées, il marche à l’aveuglette, à grandes foulées souples, sans se soucier d’une destination.
L’écho de ses pas s’estompe dans la nuit.

Au départ, la situation était simple.

Il avait abordé Tsukiko avec la ferme intention d’avoir une explication, de crever l’abcès, espérant…il ne sait pas quoi, au juste.
Mais comme il le soupçonnait, toutes ces manœuvres, ces provocations, n’étaient guidées que par le dépit et le désir de vengeance. Elle ne lui avait pas pardonné de s’être assuré que sa rupture avec Hida Yakamo en était bien une.
Il avait voulu la bousculer un peu, histoire lui rappeler que quand on aguiche quelqu’un, il faut en assumer les conséquences, surtout quand le quelqu’un s’appelle Shosuro Jocho. Un avertissement, tout au plus, de se tenir à l’écart de sa route.
Mais au lieu de ça, il avait complètement perdu la tête.
Quand il l’avait vue dans ce corridor, belle à tomber, lui tenant tête avec ce défi bleu dans le regard, quelque chose avait basculé en lui. Il avait en lui trop de désir, trop de tension, trop de frustration, trop de colère. Pris de folie furieuse, dans un accès de violence aveugle, il avait porté la main sur elle, avait voulu la violer, avait failli la frapper. Il aurait pu la tuer.
Avec, tout du long, la sensation déchirante de commettre l’irréparable, mais incapable de s’en empêcher. Sachant que, d’une façon ou d’une autre, c’était trop tard.

Et c’était là qu’il s’était passé quelque chose d’incompréhensible, d’incroyable, d’insensé.

Quelle fille – quelle femme – pouvait prendre l’initiative en de telles circonstances, avec une pareille détermination, non, une pareille férocité ?
Elle lui avait littéralement sauté dessus comme un chat sauvage, toutes griffes dehors, prête à lui trancher la gorge.
Il avait senti le feu qui brûlait en elle, volcanique, inextinguible, cette rage destructrice qui était l’égale de la sienne, et y avait répondu.
Ensemble, ils étaient descendus dans le brasier.
Ensemble, ils avaient brûlé, d’une flamme ardente et vive, presque insoutenable, plongés dans ce feu élémentaire, impitoyable, qui dénude jusqu’à l’âme. Plus de mensonge, de manipulation, ou de faux-semblant, juste cet affrontement brutal de leurs corps.

Et là, une nouvelle fois, elle l’avait surpris. Comment, après un échange d’une telle violence, avait-elle pu se montrer douce, tendre, aimante ? Car il y avait de la douceur, de la tendresse, de la passion dans ses gestes, il en est sûr. A cet instant, ils étaient dépouillés de leurs tricheries, de leurs ruses, de leurs mensonges et de leurs artifices, plus nus que ne l’ont jamais été des membres du clan des Secrets.

Il n’y comprend rien. Et cela le trouble profondément.

Que s’est-il vraiment passé là-bas, sous l’œil du dragon ?

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Iuchi Mushu
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Message par Iuchi Mushu » 14 juil. 2008, 10:25

Katsumoto a mal dormi. Est-ce en présage à ce qui s’est passé ? Il ne saurait le dire puisqu’il ignore ce qui est arrivé. L’entraînement n’a vidé son esprit que le temps des passes d’armes. Le regard de Tsukiko ne cesse de le tourmenter depuis qu’il lui a annoncé la possibilité d’un départ. C’est comme s’il l’avait blessée lui-même, et il s’en veut. Ils ont presque toujours été ensembles, rarement séparés, juste quelques semaines le temps d’une mission. Cela va tout changer.

Mais les contours de la silhouette de Doji Shizue ne cessent d’entrer dans ses pensées, de le hanter comme le ferait un fantôme vengeur alors qu’il rédige son rapport sur la Garde Tonnerre. La soie de son kimono, d’un bleu laiteux comme les hauts glaciers, fige ses idées, suspend sans cesse le mouvement du pinceau sur le papier. Son image frôle son âme, son regard triste et clair le trouble de plus en plus. Il ressent un étrange malaise comme s’il était au bord d’une falaise.

Il n’y a pas d’autre solution. Il le saurait. Mais curieusement cela ne l’a nullement tracassé, angoissé. Le sacrifice que réclame son clan n’en est plus un. Au début peut-être, mais petit à petit, ses visites au temple ont changé les choses. Il n’est pas hypocrite comme il le faudrait pour repousser cette constatation. Il éprouve des sentiments pour elle. Et c’est là le plus terrible parce que quand elle saura pour le mariage, elle le maudira probablement, comme elle maudira son clan, ses manipulations, Shosuro Jocho, et peut-être même Tsukiko qui l’aura pourtant aidée.
Que fera-t-il avec ses sentiments, quand ils ne rencontreront pas d’écho ? Il sera comme la majorité des samouraïs dont le clan décide de l’union. A-t-il jamais pensé que sa vertueuse attitude lui épargnerait un sort commun ? Si oui, ça a été bien présomptueux de sa part. Il n’est qu’un samouraï, « celui qui sert ».

Et Jocho qui sert-il ? A part lui, ses ambitions et ses envies ? Il a mis le clan dans une position précaire, dangereuse. Il aime de moins en moins cet homme, et son attitude la semaine dernière à l’égard de Tsukiko ne lui plaît pas. Il prépare un mauvais coup. Il ressemble au tigre dans les herbes hautes qui guette sa prochaine victime. S’il touche à Tsukiko… Il ne fera rien… Il ne pourra rien faire, enfin rien de frontal, il en a reçu l’ordre. Sauver la situation, c’est son unique mission, enfin sa seconde mission.
L’analyse des possibilités de la Garde Tonnerre s’est trouvée quelque peu reléguée au second plan par les évènements, mais elle a permis à Katsumoto une entrée en matière pour le mariage. Quoique, quand il faut être abrupt et clair, ça ne lui pose aucun souci.
Il s’agit d’éviter le déluge de colère du clan de la Grue, et de mettre le Champion d’Emeraude dans de bonnes dispositions pour la patente de l’opium les prochaines années à Ryoko Owari.

Quelque part, Jocho a œuvré pour le clan. Bien malgré lui, se dit Katsumoto, mais cela va permettre de diminuer, comme le veut son seigneur, l’influence de Shosuro Hyobu qui, telle une veuve noire, étend sa toile de relations et de pouvoir bien au-delà des prérogatives que lui a accordées Bayushi Shoju. Shoju aime contrôler les choses, le fils du Gouverneur n’est pas contrôlable, sa mère est avide de pouvoir.

Jocho est un enfant gâté, talentueux, mais qui gâche son talent en croisades personnelles. Avide de ses sens, ignorant de sa raison, par plaisir, par défi ? Sûrement un peu des deux. Tsukiko est comme cela parfois aussi. C’est un état que Katsumoto a du mal à comprendre.
Il pose le pinceau, laissant les croquis des manœuvres inachevés. Ils auraient déjà dû déjà être terminés mais il n’arrive pas à se concentrer, comme si cette ville charriait sans cesse un vent trouble, malsain qui aspire petit à petit les âmes et les cœurs. Oui, peut-être que tout cela s’évanouira quand il en franchira les portes.
La cité semble avoir une conscience. Est-ce celle des milliers d’âmes vengeresses que l’on a ici trahies, noyées dans le fleuve noir et opaque ? Sa chair frisonne de répulsion. Comment Tsukiko peut-elle nager là-dedans ?

Il soupire. Il n’arrivera à rien ce matin, pas sans la prière, la méditation. Il sort pour prendre la direction du temple. Il y va à pied sous le regard étonné de ses porteurs qui se grattent la tête.
« Quelle idée de marcher jusqu’au temple par une matinée aussi chaude. Ces samouraïs ont quand même des idées bizarres »


***


- Shosuro Katsumoto sama ?

Il s’est retourné dans le discret couloir alors qu’il s’apprête à quitter le temple au beau milieu de l’heure de Doji. La jeune Shizue est à quelques pas de lui. Il s’incline profondément envers elle.

- Doji Shizue sama.

Il se relève lentement, il sent son parfum léger comme une brise de printemps qui l’enveloppe.

- Puis-je vous être utile ?
- Est-ce que Tsukiko va bien ?

Quelque chose dans sa question inquiète immédiatement Katsumoto, mais il n’en montre rien, répond calmement :

- Oui, je pense …, pourquoi cette question ?

La jeune femme semble hésiter. Elle a dû s’inquiéter pour rien. C’est ridicule de l’avoir abordé pour cela, pour une simple intuition. Mais elle doit répondre.

- Elle n’est pas venue au temple hier soir, ni ce matin.

Ce n’est pas dans les habitudes de Tsukiko de ne pas prévenir, l’inquiétude monte d’un cran.

- Ne vous inquiétez pas, elle a dû avoir un petit empêchement de dernière minute. Si je la croise, je peux lui dire que vous désirez la voir. Si vous le souhaitez bien sûr.

Elle détaille son visage, ses traits, c’est la première fois qu’elle est aussi proche de lui. C’est un bel homme. Qui y-a-t-il derrière ce masque si calme, si étrange ? Elle l’a observé à la dérobée, il est si différent de ceux de son clan, si pieux, et ses prières ne sont pas factices, Shizue le sent bien quand elle écoute sa voix égrener les sutras. Tsukiko lui a tant parlé de lui qu’elle a l’impression de le connaître. Elle lui sourit avec douceur.

- Oui, si cela ne vous dérange pas, Shosuro Katsumoto sama.
- Pas le moins du monde, ma dame.

Il a eu une façon particulière de dire cela, une façon qui a touché Shizue sans qu’elle sache pourquoi. Il s’incline et se retourne poursuivant son chemin. Il sent son regard sur elle jusqu’à ce qu’il sorte par la petite porte discrète. A l’extérieur, le soleil l’inonde mais il frissonne au contact de la ville.
Ce qu’il redoutait est arrivé, il en est certain.

***

Il rejoint à pied le petit quartier calme, et un serviteur au visage anxieux l’accueille dans la jolie maison où loge Tsukiko. Le vieil homme s’incline avec déférence et Katsumoto entre après s’être déchaussé. Il pose ses sabres en silence quand le heimin lui dit :

- Elle refuse d’ouvrir, Katsumoto sama, elle n’a pas soupé, ni déjeuné. Elle ne répond pas à nos appels.

Katsumoto hoche la tête et suit le vieil homme. Arrivé devant la porte, le serviteur appelle de nouveau sa maîtresse d’une voix inquiète, mais il n’y a que le silence qui lui répond.

- Je t’appellerai si elle a besoin de toi, lui dit Katsumoto.
- Hai, Katsumoto sama, répond-il en s'inclinant.

Le Scorpion attend un instant puis murmure au shoji :

- Imouto chan, c'est moi. Laisse-moi entrer. Imouto chan ?

Des pas se rapprochent, on désengage le verrou, les pas s'éloignent.

Katsumoto entre dans la pièce, rempli d'appréhension.

- Tsukiko ?

La pièce est plongée dans l'obscurité, les volets sont encore clos malgré l'heure tardive.
Tout est impeccablement rangé, comme à l'accoutumé. Il fait un pas, puis deux, la cherche. Il a un mauvais pressentiment.
La silhouette longiligne de la courtisane se découpe en ombre chinoise contre le shoji de la pièce attenante, immobile. Katsumoto franchit la distance qui les sépare. Il s'est passé quelque chose, quelque chose de grave.

Elle n'a pas noué ses cheveux, son visage ne porte pas de maquillage, ce qui n'est pas dans ses habitudes. Ses traits sont tirés, ses yeux cernés, elle semble fatiguée.
Katsumoto est près d'elle en un instant, il la tourne vers lui délicatement, pose les yeux sur son visage. En un éclair, il sait. Ce salaud a posé les mains sur elle !
Son sang ne fait qu'un tour tandis qu’il caresse sa joue avec une grande douceur, l'attire contre lui.
«Je vais le pulvériser » ! pense-t-il sous le coup de l’émotion

Elle passe ses bras autour de sa taille, enfouit son visage dans la soie de son vêtement, se serre contre lui. Lentement, il caresse son dos dans le silence de la pièce, il embrasse ses cheveux.

- Je vais bien, aniki, ne t'inquiète pas.
- Ne me mens pas. Ce salaud t’a touchée.

Il a du mal à retenir ses sentiments, beaucoup de mal, pourtant sa voix a été calme

- Il ne m'a pas fait de mal, je te promets.
- Regarde-toi. Tu es terrée dans le noir, Tsukiko.

Il la serre contre lui.

- Je t'avais dit de ne pas l'approcher, je te l'avais dit.

Il est furieux contre lui. Il aurait dû insister, la raisonner. Mais ce n'est pas elle qui doit subir la tempête, il doit la contenir, la maîtriser, la canaliser. Il caresse son dos avec une grande douceur.

- Aniki...
- Je suis là…

Avec difficulté, dans un récit heurté, elle raconte ce qui s'est passé au théâtre. La discussion, la dispute, la bagarre. L'improbable conclusion. Elle ne cherche pas à minimiser les faits, Katsumoto est trop fin pour ne pas comprendre même ce qu'elle ne dit pas. Il faut qu'elle en parle à quelqu'un. Elle ne lui ment pas sur la confusion qui règne dans son esprit, sur sa part de responsabilité. Elle a provoqué Jocho, elle l'a fait sciemment, mais elle l’a sous-estimé.

Son ami l’écoute sans dire un mot puis la serre contre lui. Que peut-il dire ? Il est bouleversé par son récit, par ce qui s'est passé entre Jocho et elle, même s'il est soulagé qu'il n'ait pas pris de force ce qu'elle ne lui offrait pas au départ.
C'est cette ville, ce charivari de mensonges qui éclabousse tout !
Il ne dit rien mais n'a pas desserré sa douce étreinte. Il a écouté, elle avait besoin de parler. Il continue d’effleurer son dos, il la sent perdue, plus perdue que jamais, mais il est incapable de parler, il faut qu'il encaisse les événements.

- La haine ne suffit parfois pas, aniki.

Sa voix se brise sur les derniers mots.

- Non parfois elle ne suffit pas dit-il doucement
- J'aurais dû écouter Ichimane.
- Que t’avait-elle dit ?
- Que ce jeu était dangereux. Qu'on ne pouvait prendre sans donner.

Il embrasse ses cheveux. C'est on ne peut plus vrai mais à quoi servirait de retourner le couteau dans la plaie.

- Que vas-tu faire maintenant ?
- Je ne sais pas. Je ne peux pas le laisser s'en tirer encore à si bon compte. Il a tout ruiné. Tout ce que j'avais de plus cher. Et toi, tu vas partir.
- Tsukiko, il va te détruire comme les autres. il aurait pu détruire la famille Shosuro avec son geste inconsidéré. Il broye tout ce qu’il touche par caprice, par jeu. Viens à la capitale, je te trouverai une maison, laisse Ryoko Owari derrière toi.
- Que ferai-je à la capitale ? Devenir encore un autre outil pour le clan ? Je sais ce qui m'y attend. C’est sans doute pire que ce que je vis ici.
- Nous sommes nés pour servir, Tsukiko. Je suis un outil comme toi. Je t'en prie, tu ne détruiras pas Jocho.
- Je ne sais pas...
- S'il te plait, fais-le pour moi. Ne pense pas que tu viendras à bout de cet homme, il est le maître ici après sa mère, c’est son territoire. Tsukiko, je t’en prie…

Est-ce que son amitié, son amour sont assez forts pour la convaincre ? Pour la tirer de là ? Il l'espère tant.

- Je vais y réfléchir.

Il inspire profondément. Elle ne lui a pas opposé un non catégorique, c’est déjà cela.

***

La rage la submerge et rien ne viendra la calmer. Les phalanges blanchies par l'éventail qu'elle serre dans la main, elle fulmine dans la barque qui la ramène à Ryoko. Comment est-ce que ça a pu arriver ! D'une part, son esprit refuse les choses, de l'autre, sa mémoire, et l'éventail de Jocho qu'elle a en main, enfoncent dans sa chair, de manière douloureuse et crue, la vérité. Cette garce a pris Jocho comme elle doit prendre ses amants, elle l'a dominé comme un vulgaire animal et il s'est laissé faire ! Quel imbécile !


En début de soirée, Osako l'a suivi sur l'île de la Larme. Elle l'a vu chercher cette petite courtisane de bas étage parmi la foule. Bien sûr, il sait que ce soir, elle y est. Il a ses sources. Il est entré dans ce théâtre qui ne déverse que de l'art médiocre sur sa scène dès qu'il l'a aperçue. Osako l'a suivi à l'entracte et a sourit en entendant la dispute, l'explication. Puis, le cours des choses est sorti de sa routinière logique.

Ce n'est pas dans les habitudes de Jocho de porter la main sur quelqu'un. En général, c'est plutôt son interlocuteur qui a envie de porter la main sur lui, mais cette sotte l'a poussé à bout. Elle ne va avoir que ce qu'elle mérite ! La magistrate a fait quelques pas dans le couloir avec discrétion, et un simple regard a suffit à faire comprendre à un employé du théâtre que ce n'était nullement le moment de venir quérir un accessoire. Le heimin s'est incliné et a balbutié un « excusez-moi » à peine audible, transpercé par son regard acerbe et dissuasif.

Elle a écouté en s'approchant doucement du shoji les bruits de la lutte, et jubilé de sa suite. Ça sera autre chose que la petite leçon des Crabes ! Puis, dans le déroulement de son plaisir secret, tout a basculé. Les bruits de lutte se sont calmés, les bruits de l'étoffe les ont remplacés puis des gémissements, les râles d'un plaisir brut et la claire concrétisation d'une étreinte sauvage et passionnée, ont traversé le fin papier de la cloison.

Une étreinte qui n'a de place que dans ses rêves à elle.

Osako emportée par le flot de ses sentiments houleux, imagine planter son tanto dans la gorge de Tsukiko, la saigner à blanc avant de l'ôter du corps de Jocho qu'elle n'a pas mérité et qu'elle souille. Mais elle est figée sur place, clouée par une douleur physique si intense dans son bas ventre qu'elle s'est sentie vaciller, avant d'être submergée par sa colère. Sa haine a gravi des sommets quand elle a entendu le couple s'aimer à nouveau. Elle a encaissé le supplice, l'affront, en silence, un silence glacial, un silence dangereux.

Puis elle a entendu des bruits, l’étoffe qui recouvre un corps, un obi que l’on noue, elle a dû quitter les lieux, aveuglée par sa rage, blessée dans sa chair que ce ne soit pas avec elle qu’il ait partagé cela.

Les nuages se massent au-dessus de la ville, effilochent la clarté de la lune, profilent des ombres fantomatiques que l’on croirait prêtes à assaillir les vivants. Sur le fleuve, la brume entoure Osako, se mêle aux plis de la soie de sa cape comme la haine attige sa raison vers l’irrémédiable.
"Ceux qui n'oublient pas le passé, sont maîtres de l'avenir" (Sima Qian)

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 14 juil. 2008, 12:44

Tsukiko est assise devant le shoji ouvert, dans la lumière du soleil, concentrée sur les complexes broderies de fil d’or et d’argent, la danse de la petite aiguille d’acier achève de donner vie aux grands dragons dont elle décore la soie à la chaude teinte rubis.
Il lui faut faire très attention, même si son ouvrage est pratiquement fini. Le tissu est si fin qu’il peut se déchirer à la moindre erreur, et elle n’aura pas les moyens de s’offrir un autre vêtement aussi précieux avant plusieurs mois. Il lui a déjà fallu près d’un an pour parvenir à réunir la somme nécessaire pour l’acquérir, et cela fait six mois qu’elle travaille exclusivement sur son décor. Cinq koku pour un yukata de nuit, c’est de la folie ! Mais elle est tombée amoureuse de l’étoffe dès qu’elle l’a touchée. Elle glisse sur le corps comme une seconde peau au toucher de pêche, la couleur est somptueuse. Elle est si fine, si légère que la jeune femme semble nue lorsqu’elle le porte.


Elle a reçu la visite de Katsumoto aujourd’hui. Le récit qu’elle a fait de sa soirée l’a mis dans une colère noire, et il a fallu qu’elle ruse pour qu’il n’aille pas sur l’instant demander une explication au capitaine de la Garde Tonnerre. Elle le connaît, elle le connaît bien. Jocho va payer cet affront. Katsumoto est peut-être un junshin, mais c’est aussi un excellent joueur de go. Il va l’amener sur son terrain, elle le sait.


Ses travaux manuels l’absorbent suffisamment pour l’empêcher de penser à Jocho, à la soirée au théâtre. Elle a besoin de toute sa concentration pour ne pas abîmer le vêtement, pour ne pas rater les points fins et réguliers qui viennent parfaire les derniers détails du yukata.
Trois jours déjà qu’ils se sont affrontés dans les coulisses. Ils ne se sont pas revus depuis, mais la courtisane n’est plus sortie de chez elle à part pour aller au temple voir Shizue. Elle ne veut pas le croiser par inadvertance dans la rue.


Elle a continué à parler avec la jeune conteuse, à l’amener doucement à penser à un mariage. Sur le ton de la plaisanterie, elle a abordé les qualités essentielles d’un époux selon elle, et sa description colorée a arraché quelques sourires à sa compagne.
Dans le courant de la soirée, elles en sont venues à en discuter plus sérieusement, à envisager la chose sans drame, grâce au tact et à la sensibilité de Tsukiko. Elle a répondu aux questions que se posait Shizue sur son avenir, sur les prétendants qui ne se bousculaient pas. Les deux jeunes femmes ont cela en commun, mais pour des raisons différentes.

Le moment le plus délicat a sans doute été d’amener le sujet sur Katsumoto sans éveiller sa méfiance. Elles ont évoqué leurs enfances respectives, leurs occupations, les personnes qui leur étaient chères. Shizue a parlé de sa mère d’adoption, de ses frères de lait, de ses sensei, de certains de ses amis. Tsukiko a parlé de son père et de Katsumoto. Et le fait qu’elle ne parle que de ces deux hommes a intrigué la jeune Grue.


Bon sang, sois un peu à ce que tu fais… Et cesse de penser à lui !
Sa langue claque contre son palais, et elle porte à sa bouche le doigt qu’elle vient de piquer en secouant doucement la tête.
Encore un instant, rien qu’un instant, et ce sera parfait…

Quelques secondes plus tard, c’est avec un soupir de soulagement qu’elle coupe avec soin le fil, puis range ses aiguilles et sa paire de ciseaux, se lève avec précaution et déplie le yukata de nuit. Les deux grands dragons, l’un d’or, l’autre d’argent se déploient dans son dos et semblent entourer de leurs anneaux entremêlés le vêtement. Leurs têtes glissent sur les épaules et descendent le long du col, leurs pattes griffues s’étalent sur les manches et tiennent embrassée celle qui le porte. Elle l’enfile avec précaution par-dessus son kimono et essaie le obi qu’elle lui destine. La soie, d’une douceur et d’une finesse extrêmes, est plus noire que la nuit et brodée de ce qui semble être des centaines de minuscules dragons du même rouge que le yukata.

Le résultat vaut largement la peine qu’elle s’est donnée.

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