[SPOILER & ADULTES] [Nouvelle] Le Pari

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 23 avr. 2008, 19:14

Jocho hésite, en effet.
La beauté surnaturelle de son interlocutrice le plonge dans un trouble qui le surprend lui-même. Elle est si belle qu’il lui semble que la toucher relèverait du sacrilège.

Mais il y a aussi autre chose – quelque chose qui crie : Danger ! sur tous les octaves de son instinct de bushi.

La puissance du chi qui émane de cette fille…
Il peut presque visualiser son aura, une flamme rouge orangée, parcourue de menaçantes fulgurances bleu électriques. Bleues comme ses yeux, bleues comme ces papillons si réalistes qu’on croirait qu’ils vont s’envoler à chaque instant. La voix vibrante, aussi mélodieuse et caressante qu’une harpe, n’est qu’un signal de plus.

Une telle alliance de beauté et de danger…

Jocho a trop longtemps combattu pour ignorer ce genre d’avertissements. Il ne comprend pas ce qui se passe, mais ses instincts lui soufflent la prudence. Surtout quand la première phrase prononcée par son interlocutrice l’est pour le remercier de l’invitation, alors qu’il sait pertinemment qu’il lui a forcé la main.

Il ne relève donc pas la remarque de Tsukiko, mais fait diversion d’un ton courtois.

- Vous devriez goûter ces gâteaux, ils sont délicieux.
- Je vous remercie, je n’ai pas…faim.

Tout, dans son attitude, sa voix murmurée, ses mots, chacun de ses gestes, est d’une infinie séduction. Sa peau immaculée flamboie dans le clair-obscur de la pièce, sa bouche rouge s’incurve en un sourire qui est presque déjà un baiser, ses yeux turquoise sont des mers fascinantes où il rêve de se noyer, chacun de ses gestes l’attire d’une façon irrésistible vers les abîmes qu’il devine sous la nuit semée de corolles du kimono.

Mais, dans le même temps, il sent les vagues de sa colère qui l’assaillent, comme des brisants se fracassant sur un rocher, encore et encore. Quel étrange contraste…

Mes yeux en amuse-gueule et mon foie en dessert, hein, Tsukiko-chan ?

Très doucement, il souffle :

- Vous m’en voulez tant que ça…

Une expression indéfinissable traverse son visage, alors qu’il note la façon dont son interlocutrice baisse les yeux et prend gracieusement une gorgée de sa tasse de thé, sans répliquer, et qu’il sent dans le même temps la tempête invisible redoubler de violence.

Il sourit, reprenant la distance ironique et railleuse qui lui est si familière.

- Allons, Tsukiko-san. Vous me devez cette soirée, vous le savez. Vous n’allez pas partir sans me faire la démonstration de vos talents, n’est-ce pas ? Maintenant que vous êtes ici.
Allez. Vous trouverez tous les accessoires nécessaires dans le coffre à côté de l’estrade.

Il se sert du saké, et attend.

Lui arracher les yeux serait une bonne base. Lui planter une paire de baguette dans la gorge pour effacer de sa figure cet horripilant sourire, aussi. Mais sa duplicité naturelle reprend le dessus – les enjeux sont trop importants. C’est donc avec un grand naturel qu’elle s’incline et lui adresse un sourire suave en réponse, avant de se diriger vers l’estrade de son pas glissé. Elle sait très bien ce qu’il regarde, en ce moment, et fait en sorte qu’il en profite au maximum. Regarde, regarde bien, mon salaud. Parce que je suis à deux doigts de décider que c’est tout ce que tu auras.

Elle trouve sans difficulté le coffre mentionné. Dedans, il y a des instruments de musique, des foulards, et une pochette en soie, assez épaisse, dont Tsukiko devine sans difficulté le contenu. La soirée chez Ichimane est fraîche dans sa mémoire.
Une rage froide la saisit. Elle ne restera pas ici une minute de plus. Il la prend vraiment pour une prostituée.

- Il parait que vous dansez à ravir, poursuit Jocho, avec une parfaite politesse.

Puis il ajoute, à voix basse :

- J’aimerais..j’aimerais vous voir…

Le trouble né du désir est nu dans ses yeux.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 23 avr. 2008, 21:31

Tsukiko sourit d’une étrange façon alors que sa main fine et pâle plonge et en ressort un petit collier de grelots. Elle prend son temps pour les attacher, elle sait qu’il n’en perd pas une miette alors qu’elle relève le tissu et dénude son mollet, qu’elle accroche à sa cheville la cordelette de soie sombre par-dessus les tabi si fins qu’elle affectionne et dont il devine la présence au chatoiement de l’étoffe dans la pénombre de la pièce, sans savoir ce que c’est. Son regard turquoise glisse parfois sur lui tandis qu’elle s’apprête avec soin, et laisse là où il se pose l’impression d’une brûlure. Elle met la main dans sa manche et en tire un éventail du même bleu que son vêtement, contemple en silence les choses dans le coffre et son sourire s’accentue quand elle s’empare de la pochette qui a failli la faire bondir quelques minutes auparavant.

Sans un mot, elle se retourne et se dirige vers lui de sa démarche légèrement chaloupée. Les grelots tintinnabulent gaiement à son pied durant les quelques pas qu’elle fait pour le rejoindre, puis elle se penche lentement et s’immobilise à un souffle de sa bouche, pose la soie noire sur sa cuisse.

- Ce ne sera pas nécessaire.

Ses doigts caressent lascivement l’objet et se perdent un très bref instant sur sa jambe, ses yeux turquoise plongent dans le jais de ses iris et elle murmure tout contre ses lèvres, pourtant sans les toucher :

- Je ne te dois rien, Jocho. Rien du tout…

Son souffle a effleuré son visage, il a cru un instant qu’elle allait l’embrasser, mais elle s’est contentée de sourire et s’est éloignée dans le bruissement sensuel de la soie.

Faut-il qu'elle soit contrainte à faire ce qu'elle va faire.
Il n'y a pas d'autre solution pour qu'il ne pose pas de question. Elle doit trouver la force, parce que c'est le seul moyen qu'elle a pour détourner son attention, pour le protéger...
L'homme assis dans la soie des coussins du salon est parfaitement détestable, et il ne mérite aucune pitié. Ce qu'il a fait à Shonagon, à Shizue, est si monstrueux qu'elle en a la nausée quand elle y pense. Comment peut-on mépriser à ce point quelqu'un ?


Les petits grelots ont accompagné ses pas jusqu’à l’estrade, se sont soudain tus quand elle lui a fait face. Sa main a de nouveau plongé dans sa manche et en a tiré l’éventail noir orné de petits mon de la famille Shosuro, qu’il a oublié au théâtre.

Elle sait -elle sent- que la seule chose qui peut le déstabiliser, c'est elle. Cette réflexion s'est imposée à sa conscience au moment où elle l'a regardé dans les yeux, quand elle a senti le sang à sa jugulaire battre plus vite parce qu'elle avait touché sa peau.
Elle doit occuper toutes ses pensées, chaque minute où il restera éveillé, chaque heure de son sommeil si elle n'est pas à ses côtés. Elle doit devenir son saké, son opium. Son ivresse et sa transe. Son extase et sa déchéance.
Il y a une façon d'y parvenir.
Ce qu'elle va faire maintenant. Et ce qu'elle fera ensuite.

Elle a un nouveau sourire quand elle le regarde, ses bras glissent le long de son corps vers le plafond, elle renverse la tête en arrière, comme possédée par l’extase.
L’éventail s’est déplié en un seul mouvement fluide et est venu cacher son visage, dévoilant au spectateur une nuée de papillons bleus, qui semble s’envoler quand le papier s’élance vers le ciel et se plie pour disparaître dans la manche du manteau.
Les grelots tintent et la jambe fine surgit de la soie sombre, se pose avec légèreté sur la pointe du pied. L’éventail rouge se déploie juste au bord de ses yeux turquoise soulignés de noir et glisse sensuellement le long de son cou jusque sur sa poitrine, puis disparaît à son tour dans un froissement délicieux. Le corps ondule comme un serpent gracieux dans le fin tissu moiré qui le gante et la longue jambe nue se pose de nouveau sur la première marche de l’estrade, s’expose au regard inquisiteur du spectateur.

Tsukiko s’élance et le manteau s’envole dans son sillage, pour s’échouer au sol un peu plus loin sur les tatamis de la pièce. La vague parfumée que le mouvement a soulevée vient caresser Jocho alors que le kimono tourbillonne et laisse entrevoir fugacement le galbe de la hanche, mais les papillons jaillissent encore et soustraient à sa curiosité la peau d’albâtre du ventre finement sculpté.
Le obi se love autour d’elle comme le dragon sur sa main s’enroule autour des énergies qui la parcourent depuis que la vieille femme a posé les doigts sur son corps. Il tangue et ondoie au rythme des mouvements lascifs de la danseuse, les éventails se croisent et se cherchent au bruit chaud du grelot sur sa cheville qui attire l’attention du spectateur sur les jambes fines se dévoilant peu à peu.

L’entrelacs a pris le papillon dans ses rets, l’animal et le végétal se mêlent comme se mêlent la soie sombre et la peau d’albâtre. Le obi est tombé autour des chevilles et le vêtement lèche son corps comme le ressac de la mer la plage de sable blanc. Le kimono tournoie et virevolte, joue à cache-cache avec les yeux noirs qui cherchent à découvrir les courbes qui s’y perdent. La danse des longues jambes accélère et le tintement de plus en plus rapide des grelots fait monter la tension dans l’homme qui assiste au spectacle.

La soie tombe et dénude un peu plus les épaules. Son souffle est court, il semble un instant que les papillons peints sont prisonniers de sa peau diaphane et tentent de s’échapper. Les yeux turquoise plongent dans les prunelles noires, les affrontent pendant un instant, mais il n’y voit pas de colère. Puis, lentement, le sourire revient ourler les lèvres sensuelles, faites pour le baiser.

Les difficiles leçons d'Ichimane vont porter leurs fruits ce soir.
Dernière modification par Kakita Kyoko le 22 juin 2008, 19:16, modifié 1 fois.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 26 avr. 2008, 10:19

Alors que la poitrine de la danseuse se soulève encore, haletante, l’homme se lève, traverse en quelques pas l’espace qui les sépare. Son visage est empreint d’une étrange émotion.

- Tu prends des risques, Tsukiko-chan, souffle-t-il, la voix altérée.

Il ramasse le fin manteau de soie rouge, le pose avec précaution autour de ses épaules menues, cachant aux regards leur blancheur éblouissante. Puis il la prend par la main, très doucement, comme il tiendrait une fleur exotique, ou un oiseau rare qui serait venu se poser à l’improviste sur sa main, et la mène au centre de l’estrade.
Puis il ferme soigneusement les rideaux et enfin se retourne vers elle.

A nouveau, sa beauté incandescente, encore avivée par le feu de la danse, le poignarde.

Il s’approche d’elle, l’enlace doucement. Ses mains se posent sur ses hanches, sur son dos. C’est comme un choc électrique. La matière du manteau de soie est si ténue – il lui semble toucher sa peau nue. Elle est douce, parfumée – et brûlante. Ou serait-ce ses mains qui brûlent de la sorte ?

Il promène sa bouche sur sa nuque, humant son parfum, cette enivrante senteur de femme-fleur, effleure ses lèvres des siennes, expérimentant leur douceur, aussi délicatement que s’il embrassait le lotus pourpre dessiné sur sa nuque, ou l'aile du papillon posé à la naissance de ses seins.
La bouche de la jeune femme s’incurve en ce lent et si séduisant sourire, découvrant les perles parfaites de ses dents.

Il l’embrasse alors à pleine bouche, un long baiser voluptueux, de ceux qui troublent l’esprit et chavirent les sens, en pressant contre lui ses formes adorables. Il sent la douceur de ses hanches, la cambrure de son dos, qui irradie la chaleur comme un fer chauffé à blanc.
Un vertige le saisit. Il brûle d’envie de la renverser sur le tatami, de l’écarteler sous son poids, et de plonger profondément en elle.
Elle est là, contre lui, presque nue, plus que nue, un vivant appel à la volupté, l’incarnation de ses rêves les plus torrides. Le désir surgit, avec une force redoublée. Mais quelque chose le retient.

Jocho, tu n’es qu’un imbécile.

Il s’écarte, à regret. Ses yeux plongent dans les siens avec un sérieux inaccoutumé.

- Merci.

Puis il ajoute avec gentillesse :

- Il est tard. Rentrez chez vous, maintenant.

Tsukiko masque sa surprise. Elle sait qu’il la désire furieusement. Si son visage ou sa voix peuvent tricher, son corps, lui, ne ment pas. Elle a eu tout le loisir de s’en apercevoir durant cette brève étreinte.

La courtisane sourit de nouveau avec cette lenteur qui la caractérise, penche la tête sur le côté et le regarde un long moment sans rien dire. Elle serait mauvaise joueuse si elle ne reconnaissait pas que son attitude l’a étonnée… dans le bon sens.
Sa main fine se lève et caresse sa joue avec la douceur de la soie, glisse dans son cou et expérimente le contact de sa peau. Son sourire s’accentue et elle se rapproche de lui, pose ses lèvres sur les siennes en un baiser d’une langueur à couper le souffle, lui rend celui qu’il lui a donné à l'instant. Pourquoi fait-elle cela ? Elle ne sait pas. Mais elle sait que c’est ce qu’il faut qu’elle fasse.

- Bonsoir, Jocho.

Tsukiko ramène autour d’elle les pans du manteau de soie et s’écarte de lui, sort du salon sans se retourner. Les servantes l’ont regardée passer avec surprise, elle est revenue dans les bains, s’est changée, a remercié l’oka en lui disant que la réputation de son établissement n'était pas usurpée, puis est sortie de la maison de thé sans un regret.

Dans le bateau qui la ramène depuis l’ile de la Larme, elle reste pensive. Elle a encore le souvenir de ses lèvres contre les siennes, de ses bras autour d’elle. Elle ne se ment pas en prétendant que ce n’était pas agréable. L’impression est étrange et déroutante. Jocho est capable de provoquer des sentiments contradictoires d’une telle violence qu’il est facile de se laisser prendre au piège si l’on n’y prend pas garde.

Elle prend pied sur la rive et remercie le passeur, puis passe la Petite Porte et s’enfonce dans la nuit. Le sourire continue de flotter sur ses lèvres pleines, mais tous ses sens sont en alerte, elle n’oublie pas Osako, la menace qu’elle représente, elle n’oublie jamais rien.

Jocho fixe un long moment le shoji qui s’est refermé sur la nuée de soie carmine. Dans l’air flotte encore un parfum de rose et de camélias.

Sombre crétin, triple buse, abruti, pourquoi l’as-tu laissée partir ? Elle ne demandait que ça !

Jocho est bien en peine de répondre à cette question. Il ne comprend pas lui-même ce qui lui a pris.

En attendant, il faut qu’il s’occupe de l’autre gage de la soirée.

Si l’Etoile du Matin a bien fait son travail, Bayushi Otado doit être dans un état…indescriptible.
Il imagine sans difficultés ses yeux exorbités et sa figure écarlate approchant l’apoplexie. Le Bayushi est tellement prévisible que c’en est ennuyeux.

Il entrouvre le shoji, et interpelle d’un ton allègre la servante qui s’est précipitée :

- Nao-chan, auriez-vous l’amabilité de faire raccompagner Otado-sama chez lui ? …Oui, directement, même s’il insiste…Il est très fatigué, et une rude journée l’attend demain…Souhaitez-lui bonne nuit de ma part, ajoute-t-il avec malice.

Il jette un dernier coup d’œil à l’estrade illuminée et vide.
Dans l’air, refluant contre la rouge enceinte des tentures, flotte une nuée rémanente de papillons bleus.

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Iuchi Mushu
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Message par Iuchi Mushu » 26 avr. 2008, 11:14

L’aube est là. La lanterne s’est éteinte depuis longtemps devant l’hôtel de prières, l’homme en kimono sombre est toujours agenouillé. Sa voix douce récite les mantras de prières comme le ferait un moine. On sent dans ses intonations, dans la clarté de ses mots, sa foi, sa ferveur, sa spiritualité.
Mais pour celui qui est là agenouillé, rien n’existe au monde en ce moment mis à part le rapport privilégié qu’il semble avoir avec les Dieux. Non rien n’est tangible pour les yeux clos même pas la silhouette qui l’observe depuis un certain temps et qui l’a pris pour Shosuro Jocho avec un certaine crainte en voyant son kimono sombre, ses cheveux mi-longs

En pleine nuit, jusqu’au petit matin qui peut prier ainsi qu’il le fait quand il fait partie du clan du Scorpion ? A-t-il donc tant de choses à dire à leurs Dieux ? Confesse-t-il des crimes odieux ? Des mensonges ? Demande-t-il quelque chose ?
Doji Shizue n’en sait rien.

A la demi de l’heure du lièvre, la voix cesse, le recueillement dure encore quelques minutes puis il se lève, elle se glisse derrière une des colonnes de la grande salle. Son pas est si silencieux qu’il en est inquiétant. Elle ne voit que la moitié de son visage, il ne porte pas de masque, offre ses traits à sa vue. Dans son kimono, une marée d’encre noire ou se perdent des coquillages nacrés, il fait sévère. Son visage est jeune et beau. Il ne semble pas fatigué, éprouvé, il semble si calme. Une étrange sensation effleure la jeune femme qui l’espionne, une sensation de sérénité, plus intense que ce qu’elle a jamais ressentie elle-même dans un temple.

***

L’heure du Dragon est à la demi quand il foule le terrain d’entrainement de la Garde Tonnerre, il a fait ses katas et ses ablutions. Un homme s’est martialement dirigé vers lui.

- Shosuro sama, vous chercher quelque chose ?

Le regard de Katsumoto se pose sur l’homme

- Faites savoir à Shosuro Jocho sama que Shosuro Katsumoto désire le voir

Katsumoto a assez de pratique pour saisir l’instant de surprise que l’homme a essayé de juguler.

Pendant ce temps

Ses pas frôlent la pierre où il s’est agenouillé et ses yeux se posent sur l’immense fresque qui représente Amaterasu et Onnotangu. La lumière du jour caresse l’or de la fresque, lui donne une impression si mystique quand les yeux de Shizue se posent sur les traits des enfants de Dame Soleil et Seigneur Lune qu’elle en reste émue et silencieuse durant un long moment.
Elle connait cette légende par cœur pourtant les larmes lui montent aux yeux devant la scène. Agenouillé ici peut-on vraiment oublier ? Peut-on trouver la force de pardonner ?
"Ceux qui n'oublient pas le passé, sont maîtres de l'avenir" (Sima Qian)

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 26 avr. 2008, 13:12

Jocho pose son bokken. Shosuro Katsumoto…Ce nom ne lui est pas inconnu, et pour cause. Il ignore ce que son honorable mère a en tête, mais le simple fait qu’elle ait annoncé ce visiteur particulier n’est pas bon signe.

- Ippei, remplace-moi.

Tout en délaçant son masque et en s’épongeant sommairement la figure, il ordonne au messager :

- Amenez-le ici.

Quelques instants plus tard, Katsumoto arrive. Dans une petite salle où sont entreposés bokken, casques, armes et armures, se trouve un homme jeune, bien découplé, aux longs cheveux noirs liés en arrière, revêtu d’une armure noire et mate, et d’un hakama sombre, qui lui tourne le dos. Dans la salle voisine, retentit le fracas des bokken, scandés de kiai assourdissants.

- Mate !

Le tumulte s’arrête d’un coup, suivi d’un froissement. Les adversaires doivent être en train de se saluer.

Jocho abandonne son inspection de l’état des armures, se retourne. Il embrasse d’un coup d’œil l’allure sobre, presque austère, le demi-masque peint, la fluidité sereine des gestes. Hu ho. A manier avec précautions.
Il accueille son visiteur avec un large sourire.

- Que puis-je faire pour vous, Shosuro Katsumoto-sama ?

L’homme s’incline en réponse au Capitaine de la garde Tonnerre.

- Shosuro Jocho sama, j’anticipe certainement un peu, mais il me tenait à cœur de venir voir la garde Tonnerre s’entraîner. Notre daimyo est curieux à votre sujet.

Les yeux de Katsumoto sourient mais derrière ce visage avenant, Jocho sent l’examen auquel son visiteur se livre sans s’en cacher. Il n’a rien dit de plus, il laisse Jocho venir à lui, sur son propre terrain.

Le capitaine de la garde Tonnerre lui retourne son regard avec curiosité, et la même intensité analytique. S'il ne venait pas officiellement de la part du daimyo, il jurerait que cet homme a un motif personnel de le rencontrer. Et cette menace voilée… Il le regarde comme le ferait un duelliste avant de croiser le fer.

- Bien sûr, Katsumoto-sama, dit-il courtoisement.

Il fait glisser le battant.

- Si vous voulez bien vous donner la peine...

A cet instant, Jocho ne se doutait pas de ce à quoi il venait d’ouvrir la porte.
Dernière modification par matsu aiko le 04 mai 2008, 22:38, modifié 3 fois.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 26 avr. 2008, 16:56

Le jardin de Daikoku est silencieux en cette fin de nuit. Près du bassin aux carpes koi multicolores, une silhouette gracile est assise, immobile. Le regard turquoise fixe l’onde agitée des cercles ténus que font les poissons en effleurant la surface, une larme s’égare sur la joue au teint de pêche et roule jusqu’au coin des lèvres, se perd sur la ligne de la mâchoire et s’évanouit sur la soie du col.
Une autre larme, puis une autre, encore une autre…
La douleur sourd dans son corps et le moindre de ses gestes la met au supplice, mais il ne faut pas qu’elle flanche. C’est une élève du Dojo des Mensonges. Ses sensei lui ont enseigné à rendre coup pour coup.

Elle l’avait senti. Il a agi et elle le hait.

Tout avait parfaitement fonctionné, pourtant. Le traité de Sun Tao avait été d’un grand secours dans cette mise en scène somme toute assez simple.
Mener grand bruit à l’est pour attaquer à l’ouest avait été un stratagème payant. Cette rupture publique avec Yakamo, devant un témoin choisi avec soin, a eu l’effet escompté. Son amant s’est révélé un acteur très convaincant, elle a été agréablement surprise par sa prestation. Elle le lui a dit, d’ailleurs, et cela l’a fait sourire.
Puis Mener l’empereur en bateau s’est imposé naturellement. Entrer dans le jeu de ces enfants gâtés a été déroutant d’aisance. Leur laisser croire par quelques phrases bien choisies leur victoire sur elle, les voir se réjouir de la déconfiture de cette pauvre Shizue, participer à la curée… Se livrer à cette mascarade de la veille, être traitée comme un vulgaire objet que l’on apprête au gré de ses envies, se laisser toucher, embrasser aussi facilement… C’était insupportable, mais nécessaire.

Mais elle n’a pas assez anticipé ce coup-là. Elle a pourtant mis Yakamo en garde, il ne devait pas se retrouver seul avec lui. Elle connaît trop bien Jocho, elle sait ce qu’il est capable de faire. Son esprit est étonnant de similitude avec le sien. Son avertissement n’était pas assez fort. Elle aurait dû insister. Elle aurait dû…

Sa main fine essuie soudain les larmes qui roulent sur ses joues et refusent de se tarir. Le chagrin est trop écrasant pour le moment. Pour le moment, elle n’éprouve pas de colère. Pas encore. Demain, quand elle aura fini de pleurer, ce sera le seul sentiment qui l’animera à son encontre. Avec la haine…
Shosuro Tsukiko n’est pas Doji Shizue.
Elle n’a rien à perdre. Absolument rien. Parce qu’elle a déjà tout perdu.
Elle retournera voir Ichimane ce soir. Il y a des choses qu’elle ne maîtrise pas encore assez. Ce qui s’est passé à l’Etoile du matin est la preuve de son incompétence.


Son instinct la tire brusquement de ses réflexions et elle bondit vers l’avant, à trois pas du banc de pierre, l’aiguchi est apparu dans sa main en un éclair. Le froissement de la soie derrière elle s’immobilise, Hida Kyoko se fige. Elle pensait avoir fait suffisamment de bruit pour ne pas la surprendre. La courtisane considère le karo du champion du clan du Crabe avec froideur, puis dit d’une voix malgré tout très calme :

- Vous êtes venue vous repaître de ma déconfiture, Hida sama ?
- En aucune manière, Shosuro Tsukiko san. Ce n’est pas dans ma nature. Je suis venue voir comment vous alliez.
- Comme vous pouvez le constater, j’ai connu des jours plus glorieux.

La jeune femme essuie ses joues et reprend sa place sur le banc, mais le couteau est toujours dans sa main fine. La samurai-ko plisse les yeux mais vient néanmoins prendre place à ses côtés. Elle lisse le tissu de son vêtement puis parle tranquillement.

- Je suis navrée que les choses se soient terminées de façon aussi abrupte entre mon seigneur et vous.
- Pardonnez mon audace quand je vous dis que j’ai du mal à vous croire.
- Je n’ai pas à pardonner, votre méfiance est légitime.

Un silence.

- Cependant, je suis un peu circonspecte au vu de la manière dont se sont déroulés les événements. J’ai une certaine pratique de la chose politique, et mon instinct me dit que tout n’est pas aussi simple que l’on a bien voulu le faire croire.
- Je n’ai pas à faire de commentaire à ce sujet. Ce serait déplacé.
- Je le sais. Vous êtes trop bien élevée pour cela, dame Shosuro.
- Merci.
- Je souhaiterais entendre votre version des faits.
- Quelle importance cela peut-il avoir ?
- Je n’aime pas que l’on se serve de mon seigneur comme exécuteur des basses œuvres. Si Shosuro Jocho veut s’amuser à cela avec lui, il me trouvera sur sa route.

Les deux femmes dans le jardin plongé dans l’obscurité se regardent, puis Tsukiko entame le récit des dernières semaines. Hida Kyoko ne dit rien et écoute avec intérêt ce que la courtisane a à lui dire mais se garde bien de prendre parti. Il lui faut réfléchir à l'enchaînement des faits à tête reposée, et ne pas réagir à chaud. La fureur de Yakamo s'est déchaînée tout à l'heure et a secoué toute la maison.

Cependant, quelque chose dans l'attitude de celle qui est assise à côté d'elle lui souffle que son récit doit être la vérité. Est-ce sa colère d'avoir été abusée de la sorte, qu'elle ne perçoit pas, ou bien la douleur non feinte de sa rupture, qui elle, lui saute au visage ? Elle ne saurait dire. Mais elle sent que Shosuro Tsukiko a beaucoup perdu dans cette histoire. Bien plus qu'elle n'aurait pu imaginer.

- Maintenant vous savez. Vous pouvez vous dresser si vous le désirez. Mais je préfère régler cela moi-même. Les moyens dont je vais user ne seront pas de votre goût.

Si la jeune personne avait voulu gagner, Jocho n’aurait eu aucune chance.
Ryoko Owari Toshi est bien la cité des apparences.


******


- C’est fait, mon seigneur.
- Parfait.
- Je vais donner les instructions pour notre départ. Quand souhaitez-vous quitter la ville ?
- Dès que possible. Je vais y mettre le feu, sinon.
- Très bien, mon seigneur, je fais diligence.
- Merci, Kyoko.

La dame s’immobilise un court instant. La souffrance dans sa voix est perceptible pour son oreille exercée, pour elle qui le connaît si bien.

- Je vous en prie, Yakamo dono. Tout sera prêt pour demain.

Elle s’éloigne sans rien ajouter de plus. Elle reviendra tout à l’heure. Yakamo ne parle pas souvent, mais elle sait qu’il en a aujourd’hui besoin. La nuit risque d’être très courte, si jamais elle dort. Les conversations avec lui sont rares, mais elles sont toujours longues et difficiles.

Le voyage de retour risque d’être souvent jalonné de ces conversations.

Elle ne sait pas pourquoi, mais elle a la nette impression que les éléments qu'elle a en main ne rentrent pas tous dans le décor planté ici. Il va falloir qu'elle réfléchisse à cela, au calme. Quelques jours de faction sur le Mur devraient l'aider à y voir plus clair, et permettre à Yakamo d'évacuer sa frustration.
Dernière modification par Kakita Kyoko le 05 mai 2008, 11:36, modifié 1 fois.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 26 avr. 2008, 22:08

Deux jours auparavant, Ambassade du clan du Crabe.

Yakamo est d’assez méchante humeur. Encore une journée passée à se retenir de tailler en pièces des courtisans qui le prennent à l’évidence pour un abruti.
Et en plus, il n’a même pas la possibilité de se consoler dans les bras de Tsukiko. Les deux amants ont en effet décidé de ne pas se voir pendant quelques jours, afin de conforter la rumeur de leur rupture, que Yogo Osako a dû déjà largement colporter.
Aussi, quand il annonce d’un ton péremptoire à son karo qu’il se rend sur l’Ile de la Larme, celle-ci incline simplement la tête.

- Comme il vous plaira, seigneur.
- Bon. Kenzo, on y va !

Le fils du daimyo du clan du Crabe a évité les maisons de thé huppées de l’Ile de la Larme, pour finalement échouer dans un établissement d’allure modeste, dont il n’a pas retenu le nom. Il a repoussé d’un geste les propositions de l’oka pour une quelconque compagnie féminine, se contentant de dire :

- A boire.

Cette dernière s’est courbée en deux, et les a amenés jusqu’à une salle de dimensions assez vaste, dans laquelle règne un certain brouhaha. Plusieurs groupes y sont installés dans une atmosphère bruyante et enfumée, occupés à jouer et à boire. Yakamo sourit. C’est exactement ce dont il avait envie. Un divertissement où il n’ait pas besoin de réfléchir, ni de se préoccuper de quoi que ce soit ressemblant à l’étiquette.
Il s’installe avec Kenzo à une table inoccupée, engouffre d’un trait un premier flacon de saké, qui est immédiatement remplacé.
Au troisième, il commence à se sentir de meilleure humeur, et commence à plaisanter avec Hida Kenzo sur la taille ridiculement petite des flacons de saké servis chez les Scorpions.

C’est alors qu’arrive la dernière personne que Yakamo ait envie de voir : Shosuro Jocho. Celui qu’il nomme intérieurement le paon enfariné, la fouine, et autres surnoms moins poétiques. Celui qui a osé poser la main sur Tsukiko.
Il se tourne de côté, l’ignorant délibérément, en espérant vaguement qu’il ne l’ait pas vu dans l’atmosphère enfumée de la salle. Mais son impressionnante carrure est très, très repérable.

- Hida Yakamo-sama ! Quelle bonne surprise ! Bonsoir, Hida-san, les salue poliment le fils du gouverneur. Me permettriez-vous de me joindre à vous ?

L’intéressé répond par un borborygme peu amène, dont il espère que son interlocuteur va déduire qu’il n’est pas le bienvenu.

- Merci beaucoup, c’est très aimable à vous, déclare Jocho d’un ton enjoué, en s’installant sans plus de façons.

Il interpelle une servante, et avec un clin d’œil se fait amener trois flacons de saké supplémentaires.

- Vous devriez essayer celui-ci…l’autre n’a de saké que le nom, sourit-il d’un air de confidence.
- Alors, comment allez-vous, Yakamo-sama ?

Yakamo n’est pas vraiment heureux de l’intervention de ce gêneur. Mais il se souvient qu’il est censé être en train de digérer difficilement sa rupture avec Tsukiko, et n’a pas besoin de beaucoup d’efforts pour prendre un air sombre tout en continuant de lamper son saké.

- Pas bien.

Jocho lui jette un regard de sympathie.

- Il y a des jours comme ça…tenez, moi, l’autre jour…

Le fils du gouverneur se lance dans une anecdote amusante, où il est loin de se montrer sous son meilleur jour, puis dans une autre, et finit par tirer un sourire à Yakamo. A la troisième – une abracadabrante histoire de moines paillards, de bandits malchanceux et de relique disparue en fumée - le Crabe éclate d’un rire sonore, et mis en verve se met à son tour à raconter des histoires de son cru, que Hida Kenzo écoute en souriant.
Quelques histoires et flacons de saké plus tard, Hida Yakamo se dit que peut-être, son interlocuteur n’est pas si antipathique que ça. Et il sait boire, aussi – une vertu qu’il respecte. Le nombre de flacons vides commence à ressembler à une petite armée.

- Alors, c’est quoi le problème ? La politique ? Ou les femmes ?
- Les deux, répond Yakamo sans se compromettre, la voix un peu pâteuse.
- Ah oui, cette histoire avec cette petite…comment s’appelle-t-elle, déjà…Tsukiko, c’est ça ?

Yakamo hoche la tête, tout en reprenant une lampée de saké. Donner le change. Il faut qu’il donne le change. Pas évident, avec la quantité de saké qu’il a ingurgitée. La bonne nouvelle, c’est que Jocho a l’air encore moins frais que lui.

- Bah, une de perdue, dix de retrouvées…ajoute ce dernier avec une diction approximative.
- C’est moi qui l’ai mise dehors, croit bon de souligner Yakamo, avec ce qu’il pense être la dose adéquate de revendication hargneuse. Tsukiko serait fière de lui.
- Ah, d’accord. Faut se faire respecter, c’est sûr. Dites…Je peux vous demander quelque chose ?
- Hmmm ?
- Vous avez su comment, pour le pari ?
- Quel pari ?

Avec une certaine lueur dans l’œil, Jocho commence à lui expliquer de quoi il retourne.
Quelques phrases sont tout ce qu’il est nécessaire pour que le sang de Yakamo, déjà échauffé par l’alcool, se mette à bouillir. Une rage meurtrière l’envahit et il se jette littéralement sur son interlocuteur, histoire d’effacer définitivement de sa figure ce sourire narquois et de lui faire rentrer dans la gorge les paroles qu’il vient de prononcer. La table vole en l’air, et tout ce qui était dessus avec. Les flacons vides explosent en mille morceaux, au milieu des cris des l’assistance, tandis que les deux hommes roulent à terre. Le poing de Yakamo rate de peu la figure de Jocho, et cogne avec violence dans le plancher, qui cède avec un craquement.

Jocho s’attendait à une réaction, mais pas à cette charge furieuse, et il a fort à faire pour dévier ou éviter les coups meurtriers de son adversaire, nettement plus massif que lui. Un coup dans les côtes lui coupe le souffle, et il ne doit qu’à l’intervention conjuguée de Hida Kenzo et des deux videurs de l’auberge de ne pas se faire estourbir par son adversaire, visiblement déterminé à le réduire en purée.

- Hida Yakamo-dono ! Arrêtez !
- Laissez-moi, que je lui fasse sa fête, à ce chien galeux, à ce fils de…gronde Yakamo, écumant de fureur entre les trois hommes qui le retiennent difficilement.
- Yakamo-dono, non ! Je ne peux vous laisser faire, j’ai des ordres de Kyoko-sama, pardonnez-moi !

A contre-cœur, le fils du daimyo du clan du Crabe se laisse entraîner à l’extérieur de l’auberge, bouillant d’envies de meurtre insatisfaites. Seule la pensée des explications qu’il aurait à fournir à Hida Kyoko le retient.

Jocho se relève et le regarde partir, mettant de l’ordre dans sa tenue constellée de fragments de porcelaine, tout en frottant ses côtes endolories.

- Mille pardons, Jocho-sama…
- Ne vous inquiétez pas, ce n’est rien, répond-il avec gentillesse à l’oka affolée.

Un demi-sourire flotte sur ses lèvres.

- Rien du tout.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 30 avr. 2008, 22:24

L’ancienne geisha observe ses gestes, ses postures, ses expressions, et doit bien reconnaître que la petite a fait de gros progrès en très peu de temps. Personne ne croirait en la regardant aujourd’hui qu’il y a encore deux ans, elle était le souffre-douleur de ses condisciples. A présent, l’assurance transparaît dans le moindre de ses mouvements, elle porte au pinacle de la perfection cette redoutable séduction dont elle sait jouer comme d’un koto mortel et irrésistible.
Ses leçons ont porté leurs fruits, mais cela ne lui suffit pas. Elle veut engager un combat qui laissera des marques dans sa chair, dans son esprit. Elle le lui a dit avant qu’elle ne commence à parler. On ne peut prendre sans donner, on ne peut avoir de prise sur quelqu’un sans que la réciproque soit vraie.

Le jeu d’influence qui va se dérouler sous ses yeux est des plus délicats.
Séduire un homme est à la portée de n’importe quelle femme un tant soi peu intelligente. L’amener à éprouver des sentiments et lui briser le cœur est une chose bien plus complexe. Le détruire… C’est encore plus subtil et insidieux.

Mais le feu qui brûle dans les iris bleus mêlés de vert ne laisse la place à aucun doute. Elle ira jusqu’au bout, l’ancienne geisha le sent, sa volonté est indomptable. Shosuro Tsukiko sera l’instrument parfait de la chute de Shosuro Jocho. Elle saura tirer de tout son corps des notes envoûtantes, capables de faire chavirer n’importe quel homme. Elle œuvrera comme son sensei avant elle, partie prenante de cette lutte feutrée dans les coulisses du pouvoir, malgré elle. Et comme son sensei, probablement, elle perdra encore un peu plus.

Elle a écouté avec attention le récit de sa jeune élève, dont la voix ne trahit que peu l’état d’esprit, a analysé les tenants et les aboutissants de l’affaire, tout en se demandant par moment ce qui avait bien pu passer par la tête de cet idiot pour lancer un tel pari. Il ne semble pas se rendre compte de la panade dans laquelle il a plongé les autorités de la ville. Mais Ichimane a un doute là-dessus. Jocho est suffisamment perceptif pour mesurer le seuil de tolérance de ses victimes, et toute la portée de ses actes, il a ce point commun avec son père.

C’est sans doute un des seuls qu’il ait, d’ailleurs.

Se pourrait-il cependant qu'il soit inconsidéré au point de mettre le clan dans son ensemble en danger ? A moins que toutes ses manœuvres n'aient qu'un seul et unique but, faire enrager sa mère...

L'imbécile. Il en est bien capable.
Mais les imbéciles osent tout, c'est même à cela qu'on les reconnaît.


*****


Tsukiko marche sans but le long du fleuve, un peu en aval de la ville. Elle a quitté les murs de Ryoko Owari pour réfléchir au calme à ce que le gouverneur lui a demandé. Bien entendu, il est vital pour la cité que cette malheureuse histoire y reste cantonnée. Bien entendu, elle lui a offert la possibilité de se distinguer aux yeux des autorités du clan, ce qui est en soi un gage de possibilité d’ascension. Tout travail mérite salaire, après tout, surtout lorsqu’on ne travaille pas pour son seigneur. Il lui faut donc mener à bien la mission qui lui a été confiée, ce qui implique qu’elle ne doit pas regarder les moyens qu’elle emploie.

Seulement, Tsukiko n’a pas envie de manipuler cette pauvre fille comme un vulgaire outil. Ce qui s’est passé est assez ignoble comme ça, et indirectement, la courtisane sait qu’elle en est la cause. Elle ne se leurre pas, il le lui reprochera sans doute habilement un jour, c’est évident. Malheureusement pour lui, elle est un peu meilleure que lui à ce jeu-là, et son empathie et sa compassion naturelle n’ont pas encore laissé la place au cynisme et à l’indifférence qui le caractérisent.

Comment faire pour approcher Shizue ? Certainement pas en se présentant à elle avec le mon de la famille Shosuro sur l’épaule et la bouche en cœur… Tandis qu’elle se promène au fil de l’eau, elle réfléchit aux différentes solutions qu’elle pourrait envisager. A part l’aborder directement, les possibilités sont infinies. Chantage, coercition, manipulation, mensonge. Mais toutes ces éventualités ont un point commun. Ce sont des armes habituellement maniées par les gens de son clan.
A écarter d’emblée, donc.

Pour l’instant, la priorité reste de résoudre le problème que pose l’irresponsabilité de Jocho.
Hyobu lui a demandé de s’assurer que les frasques de son fils ne franchissent pas les murs verts de la cité, mais cela, Tsukiko ne sait pas si elle en a envie. Il mériterait bien pire que la simple perspective d’affronter quelques duellistes déterminés du clan de la Grue. De toute façon, il serait bien capable de s’en tirer sans une égratignure, juste pour faire râler sa mère…

La jeune courtisane ne savait pas jusqu’à cette nuit comment aborder les choses. Aller trouver Shizue alors que l’on est Shosuro et après l’épreuve qu’elle vient de subir, c’est quand même un peu risqué et surtout, cela peut être perçu comme une tentative de manipulation supplémentaire. S’il ne s’était agi de la sécurité du clan, elle aurait dit au gouverneur de régler cela toute seule. Mais voilà, le ressort de la loyauté est si puissant parmi les membres du Scorpion, que la simple évocation des dangers que le clan pourrait courir suffit à déchaîner les plus efficaces machinations pour le protéger.

La chose est malaisée.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 01 mai 2008, 21:19

Le bassin circulaire est bordé d’ajoncs, et de pierres moussues. Sous les nénuphars on devine de temps à autre l’éclair argenté d’une carpe. Soudain, un frémissement de l’eau, puis des cercles concentriques qui s’étendent, ça et là, au hasard.
La jeune fille agenouillée lève son visage pâle, aux joues creusées, vers le ciel gris. Il commence à pleuvoir, elle sent à peine les gouttes de pluie. La saison n’est guère avancée pourtant.
Des vers, spontanément, lui reviennent à la mémoire :

Pluie fine, si fine
Qu’invisible et cependant
Perles sur les fleurs

Sur l’eau qui coule
Plus vain que d’écrire des lettres
Pensées inutiles

Aujourd’hui l’automne
Ruissellement de la pluie
Il m’a oubliée


Shizue se rappelle avoir souri de ces vers, de cette romance de papier. Pourquoi aujourd’hui résonnent-ils en elle de façon si déchirante ?

Pourtant, ici elle est protégée, mise en suspension, comme un point d’encre sur une feuille de papier. Autour d’elle, il n’y a rien, que du blanc. Pas de passé, ni de futur, de regard qui juge, juste le vaste et impavide silence des choses.

Pourtant, la grande prêtresse lui a expliqué. Elle n’a rien à se reprocher, tout au contraire, c’est elle la victime. Il lui faut retrouver son wa, l’harmonie intérieure, tirer un trait sur ce qui s’est passé. Oublier.

Mais le choc a été trop grand, les dégâts trop immenses. Au-delà de tout le tumulte des émotions qui l’a dévastée, ne laissant que ce désert immense, une question, lancinante, obsédante, revient : Pourquoi ? Pourquoi a-t-il fait ça ?

Oui, elle a confondu la compréhension, avec l’amitié. Oui, elle s’est laissée abuser, elle s’est laissée aller à l’espoir, à oser espérer qu’on pouvait l’apprécier – qu’on pouvait l’aimer, elle, l’infirme, la boîteuse. Elle a été aveugle – parce qu’elle a bien voulu l’être.
Et pourtant elle avait aimé ces jours avec lui, cette impression que, pour la première fois de sa vie, quelqu’un la comprenait. Elle le sait, avec une nostalgie poignante, irraisonnée. Il comprenait parfaitement ses interrogations, ses incertitudes, sa solitude, les racines de son être. Pourquoi alors avait-il retourné cela contre elle ? Pourquoi ?
Tout bonheur n’est-il que cela, une illusion qui se brise brutalement, en vous laissant blessé et meurtri ?

Elle hait aussi ce corps qui l’a trahi, ce corps qu’elle punit. Elle a toujours été d’une nature délicate, mais là sa peau claire est presque opalescente, ses vêtements flottent sur elle. Le rouge lui monte au front quand elle pense à la façon dont elle s’est laissé faire, aux gémissements et aux soupirs qu’il a tirés d’elle. Et encore plus quand elle pense à la façon indigne dont elle l’a poursuivi dans la ville, comme une chienne en chaleur.
Dans quelle mesure est-elle responsable de ce qui lui est arrivé ?

Non, il ne faut qu’elle pense ainsi. Elle n’est pas coupable, Hikari-sama le lui a affirmé. Sa conscience peut être en paix.

Mais alors, pourquoi éprouve-t-elle ce sentiment déchirant, comme si son âme allait se briser ?

A nouveau, les larmes coulent, lentes, continues, un flot irrépressible. Shizue ne bouge pas. Ses joues amaigries sont mouillées, et la douceur de la pluie d’été se mêle de sel.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 04 mai 2008, 21:11

Shizue ferme les yeux et appréhende les battements de son cœur. Elle sent le corps de Jocho glisser contre le sien. Dans l’obscurité, il ne peut voir le rouge qui vient à ses joues, il ne peut pas ressentir le sentiment de honte à l’envie qu’elle a de lui. Il se glisse, s’immisce, elle s’entend gémir et son corps chavire dans la vague des sensations intenses, contradictoires, ravageuses. Elle le sent pressant, passionné, l’eau lèche ses jambes et son esprit s’éveille. Quelque chose ne va pas. Pourtant elle sent la douce chaleur atteindre ses reins, irradier en elle. Une eau noire engloutit sa chevelure et tout bascule. Son esprit s’agite, ses pensées glissent dans l’encre poisseuse qui atteint son visage, elle se débat entre les bras de Jocho, ses yeux se posent sur lui mais il s’évanouit avec ce sourire ironique, tandis que des tentacules le remplacent, glissent, enlacent son corps nu, l’enserrent pour l’attirer dans le néant. L’eau s’immisce dans sa bouche, elle hurle.

L'obscurité la saisit quand elle se relève sur sa couche, le coeur battant, le souffle coupé par l'horreur de la scène. Elle tremble de partout, se sent glacée, comme morte. Les larmes viennent, elle sont brûlantes, brûlantes et salées.
Ses doigts cherchent la lanterne, ses larmes l'aveuglent, elle met du temps pour jeter la lumière dans la petit pièce simple.

Hagarde, elle enfile son manteau. Il lui est impossible de rester ici, de vivre, de respirer dans cette ville. Pire, elle ne peut plus vivre sans penser à lui, à ce qui s'est passé, sans craindre l'opprobre. Comment regarder son oncle en face ? Elle ne pourra pas.

L’eau coule sans discontinuer sur ses joues, elle glisse le tanto dans sa ceinture, serre les pans de soie bleue de son vêtement, un bleu si pâle qu'on dirait de la glace. Elle suffoque, rien ne l'aidera plus ici bas. Trois nuits qu'elle fait ce cauchemar, trois nuits où il est venu avant de la délaisser, elle ne peut plus. La prière ne l'aide pas, la paix ne vient pas. Il n'y a que l'absence, le remord, la honte. Elle sort, se met à courir tant bien que mal, son visage est inondé, dans les couloirs sombres du temple on dirait un fantôme qui s'évanouit derrière chaque colonne, l'âme meurtrie, comme son corps à la démarche abîmée.


La jeune courtisane s'est relevée de la dalle de pierre où elle prie depuis longtemps, et il lui faut quelques instants pour revenir à la réalité. Elle a toujours du mal à sortir de l'introspection de la prière, c'est parfois même douloureux.
Elle s'est désaltérée à la petite fontaine à l'entrée de la grande salle du temple, la nuit va être courte, comme beaucoup de nuits depuis déjà un moment, à vrai dire. Comment Katsumoto fait-il pour trouver un quelconque réconfort ici ? Elle ne sait pas. Mais pour elle, nulle paix, nul calme. Seulement le chagrin et la colère.

Elle entend soudain les pas précipité, les sanglots étouffés. Qui donc peut être debout à cette heure ? Sa première pensée est curieusement pour Shizue. Les deux femmes se sont croisées à son arrivée, mais elles ne se sont guère parlées. Tsukiko sait que la jeune Kakita l'observe parfois, et cependant elle ne cherche pas à l'approcher. Sans doute se méfie-t-elle. A sa place, c'est ce qu'elle ferait.

Mue par une intuition soudaine, elle se met à courir à son tour et suit le bruit des pas claudicants sur la pierre des couloirs. Shizue a atteint la grande salle et sa silhouette fine se perd derrière les immenses colonnes. Une porte claque et elle s'arrête, pétrifiée comme un animal aux abois, puis reprend sa course éperdue. Son pied lui fait mal mais elle continue. Il faut qu’elle sorte de cette ville. Sur le dallage usé par les pèlerins, elle glisse et chute durement au sol, son tanto tombe et virevolte à un ken d'elle. Le choc a été rude et ajoute encore à son humiliation. Ses mains fines se posent au sol, sa longue chevelure blanche coule sur le marbre noir, elle pleure en silence.

Tsukiko s'est approchée comme une ombre de l'endroit où elle est tombée. Son regard se pose sur elle et elle ne peut s'empêcher d'avoir le coeur serré à la vision qu’elle offre, témoin silencieux de son désespoir. Le tanto a glissé jusqu'à elle, il est tout près. Elle se baisse et le ramasse, le contemple un instant avant de le faire disparaître dans sa manche.
Elle ne mérite pas ce que Jocho lui a fait, ce que Hyobu veut qu'elle lui fasse. C'est au-dessus de ses forces de la traiter ainsi. Doucement, elle marche jusqu'à elle et s'agenouille, caresse ses cheveux, ôte l'étole de ses épaules et la pose sur les siennes. Shizue a l'air glacée.
- Chut... Venez.
La main fine l'écarte.
- Laissez-moi.
Sa peau blanche offre un contraste inquiétant sur le marbre noir.
- Non, je ne peux faire cela. Venez, s'il vous plaît.
- Non.
Sa protestation a été si faible, un souffle. Elle l'aide à s'asseoir malgré sa réticence, resserre les pans de l'étole autour de son buste, arrange le yukata sur elle. Sa main vient essuyer d'un geste très doux l'eau sur son visage, écarte les longs cheveux blancs, caresse sa joue.
- Venez.

La silhouette a côté d'elle est immobile, silencieuse, les larmes reviennent, pas un mot ne sort de ses lèvres, pas un mouvement ne laisse supposer qu'elle a la force de bouger. Tsukiko ne sait sur le moment pas trop quoi faire pour soulager sa peine, puis soudain se rapproche et la prend dans ses bras, tout contre elle. C'est le seul geste qui lui soit venu à l'esprit. Shizue a besoin de réconfort, elle doit se sentir tellement désemparée face à ce qui lui est arrivé. Un instant, un très court instant, la courtisane maudit l'imbécile qui a osé la traiter de la sorte. Elle caresse ses cheveux, la berce doucement, assise sur les dalles de pierre noire et froide du temple.
- Chut... Laissez-vous aller... ça fait du bien...

La jeune femme a cessé de penser, ressentir est si douloureux que tout son corps exprime son désarroi. Sa vulnérabilité lui fait honte, ferait honte à son oncle. Il ne supporte pas les faibles. Tsukiko frotte son dos et ne dit rien, il n'y a de toute façon rien à dire, rien à faire à part attendre qu'elle se calme. Il faut qu'elle trouve la force. La force de se lever dignement, de sortir et d'en finir avec tout cela. Elle pense à son enfance, à ce qu'elle a enduré, elle a trouvé la force de survivre aux moqueries, aux sourires entendus, elle est devenue quelqu'un. Pourquoi maintenant se sent-elle moins que personne ?

Les larmes se tarissent et comme elles le font, elle a l'impression que son corps s'est vidé de toute l'émotion qu’il sera jamais capable d’éprouver. Elle s'est doucement redressée.
- Sumimasen, je me suis donnée en spectacle.
- Ce n'est rien. Je sais ce que vous ressentez.
- Non.

Le non a été faible mais catégorique, elle tente de se relever. La courtisane à ses côtés s'agenouille et lui propose son aide, mais ne l'oblige pas à l'accepter. Refuser serait ridicule après avoir offert ce spectacle navrant à une inconnue. Comment en est-elle arrivée là ? Comment est-elle tombée si bas ? Après un instant d’hésitation, Shizue met sa main fine dans celle de l’autre femme, qui se met debout et l'aide à faire de même, lui sourit avec gentillesse.

- Vous voulez prendre une tasse de thé avec moi ? J'ai envie de quelque chose de chaud.
- Non, je vous remercie, j'ai à faire. C'est très aimable à vous.
- En pleine nuit, et avec un tanto ? Allons, venez.
- Non.
La révolte, le désarroi se lisent dans ses yeux. Tsukiko la regarde un instant en silence. Shizue lui fait irrésistiblement penser à un petit animal traqué.
- Croyez-vous vraiment que ce soit la solution ?

Sa voix est douce, il n’y a nulle trace de jugement.
Elle ne sait que répondre. Que sait-elle de ce qu'elle ressent ? Ses yeux parcourent le sol. Son arme est tombée, elle l'a entendue. La courtisane cherche son regard, tandis qu'elle tire de sa manche le tanto qu'elle a ramassé plus tôt.

- Ce n'est pas une solution, croyez-moi. Si j'avais dû céder au désespoir à chaque fois qu'on m'a ramenée plus bas que terre, je serais morte avant d'avoir eu dix ans.
Shizue se referme et tend la main pour récupérer son arme.
- Non. Vous ne méritez pas de mourir.
Les grands yeux bleus la scrutent.
- Quelqu'un comme vous ne mérite pas cela.
- Qu'est-ce que vous en savez ? Nous ne nous connaissons pas.
- Nous avons discuté un moment au palais du gouverneur, lors d'une soirée à laquelle vous avez assisté et où vous nous avez contés la Quête de l'Oiseau Miroir, vous ne vous en rappelez sans doute pas. Mais vous avez raison, à part cela, nous ne nous connaissons pas.
Shizue cherche dans sa mémoire, la soirée, ce visage. Elle ne sait plus où elle en est, c'est évident
- Venez prendre une tasse de thé avec moi, s'il vous plaît.
Tsukiko lui sourit et lui tend la main. Le regard bleu hésite, le doute l'a rongée tout entière. Seule la prêtresse Hikari a réussi à ne pas susciter sa méfiance.
- Pourquoi faites-vous cela ?
- Pourquoi devrais-je avoir une raison ?
Son interlocutrice est désarçonnée par la question.
- Je sens votre peine et cela me désole. J'ai envie de vous soutenir, de vous dissuader de faire ce que vous vous apprêtez à faire. Quelqu'un comme vous ne devrait jamais souffrir.

La jeune Grue ne sait pas quoi faire sauf essayer de se soustraire à cette aide, à ce regard qui exprime la compassion.
- Ce n'est pas nécessaire.
Elle fait un pas dans la direction de Tsukiko pour reprendre son tanto.
- Venez prendre une tasse de thé avec moi.
- J'aimerais être seule.
Le regard s'est dérobé.
- Merci. J'ignore votre nom ou je l'ai oublié.
- Tsukiko.
- Merci, Tsukiko san.
La jeune femme s'incline et se détourne, puis prend tranquillement la direction des cellules.
- Attendez.

La voix fine a résonné dans la grande salle. La courtisane ralentit le pas, mais ne s'arrête pas. Elle sait ce que Shizue veut lui demander, mais elle n'a pas l'intention de lui rendre le tanto. Elle s’est tournée vers elle et la regarde avancer doucement, s’arrête quand elle la voit peiner pour marcher. Son pied la fait souffrir ce soir, comme son âme.
- Vous avez quelque chose qui m'appartient. Tsukiko san, rendez-le moi.
- Non.
- Non ?
- Non. Vous n'avez pas voulu prendre une tasse de thé avec moi, je ne vous rends pas votre tanto.
L'esprit de Shizue a du mal à saisir le rapport, son esprit ne comprend pas.
- Venez... J'ai un excellent thé rouge dans ma misérable cellule exiguë...
Il n'y a pas d'autre moyen pour récupérer l'arme, elle hoche la tête et suit la jeune femme.
- A la bonne heure ! Je suis sûre que vous trouverez ma compagnie très supportable.

Shizue n'a aucun enthousiasme mais elle sourit poliment. Tsukiko l'entraîne dans les couloirs silencieux du temple, puis la conduit dans la petite cellule où elle loge. La jeune femme suit silencieuse, incapable de penser, de revenir au monde actuel. Elles entrent et la courtisane referme soigneusement la porte derrière elles.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 04 mai 2008, 22:44

Cinquante cavaliers, portant le casque à plumeau rouge de la garde Tonnerre, sont rassemblés dans la cour du Palais. Leur tenue est impeccable, et nul ne bronche, homme ou bête, tandis que Jocho les passe un à un en revue, avant de se tourner vers son honorable visiteur et de lui annoncer :

- Je vous présente l’escouade-éclair, Katsumoto-sama.

Puis il fait signe à un enseigne posté sur le côté, et celui-ci lève une bannière.
Aussitôt dans un ordre parfait, un premier groupe de cinq cavaliers fait volte-face, suivi d’un deuxième, et ainsi de suite jusqu’à ce que toute la troupe ait fait demi-tour et parte au petit trot avec un ensemble parfait.
L’enseigne lève une autre bannière, et les cavaliers effectuent une volte. Puis ils se livrent à diverses manœuvres classiques, et à d’autres plus compliquées : encerclement, charge, prise en tenaille…
A un moment, de chacun des groupes un cavalier s’extrait, pour former une nouvelle unité de dix cavaliers, qui charge de façon inattendue.

- Cette double organisation permet une grande fluidité de manœuvre, et la possibilité de surprendre l’adversaire, indique le capitaine de la Garde Tonnerre à son visiteur attentif.

Jocho est de fait assez fier de cette trouvaille.

- Intéressant.

Tant les cavaliers que les manœuvres exécutées sont d’un excellent niveau. A l’aisance en selle de certains, il doit y avoir parmi eux des Licornes.

S’ensuivent ensuite des exercices individuels qui démontrent la parfaite maestria des cavaliers : frapper un casque au bout d’une hampe, monter et descendre de selle au grand galop, seul ou à deux, fendre en vol un fruit lancé…

Puis la démonstration se termine. Tous les cavaliers se rassemblent et s’inclinent comme un seul homme face à leur capitaine.

Celui-ci les salue en retour, et leur dit de rompre. Puis il se tourne vers son invité, un sourire plein de fierté aux lèvres :

- Eh bien, qu’en avez-vous pensé, Katsumoto-sama ?
- Une superbe performance. J’ai néanmoins trouvé que la manœuvre d’encerclement manquait de fluidité.

Le sourire de Jocho se fige un bref instant.

- Bien sûr. Cela demande à être amélioré. Merci de votre remarque.

Ils s’en retournent vers le bâtiment principal.

- Merci de votre visite, Katsumoto-sama. Que souhaitez-vous voir demain ?
- Le deuxième bataillon dont vous m’avez parlé, le corps des samurai. Avec une revue à l’aube, bien sûr.
- Naturellement.

Si j’arrive à les réveiller…pense Jocho.

Le corps des samurai, au contraire de l’escouade-éclair, ne brille pas par son assiduité ou son intégrité. Pour un bonne part, il s’agit de fils de familles nobles, incorporés dans la milice suite à une demande de leurs familles, au contraire de l’escouade-éclair dont chacun des membres a été sélectionné par Jocho lui-même, et qui comprend des membres de tous les clans, sélectionnés pour leur valeur.

- Je vous remercie de vos judicieuses remarques, Katsumoto-sama, et je vais faire le nécessaire. Dans l’intervalle…
- Oui ?
- Nous avons vu quelques démonstrations d’art martiaux, mais rien ne remplace la pratique. Votre réputation vous précède, Katsumoto-sama, et je serais ravi de prendre une leçon de vos mains.

Le ton de Jocho est parfaitement courtois.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 18 mai 2008, 17:02

Sur le plancher du dojo, les ombres s’allongent, tandis que le soleil d’après-midi transforme en or bruni la chaude teinte du plancher de bois sombre. L’endroit résonne encore des échos du fracas du combat qui vient de s’y dérouler, et des pas des hommes qui viennent de le quitter. Ca sent l’effort, l’excitation du combat, et la sueur. Tout à l’heure, l’endroit sera aéré, le plancher lavé, puis ciré soigneusement, jusqu’à lui redonner son poli de miroir. Ce sont souvent les jeunes recrues qui sont chargées de cette tâche.

Il sent sous ses pieds nus la sourde vibration du bois, et dans ses mains, les cals du bokken.
Jocho inspire profondément, s’étire, fait quelques mouvements d’assouplissement, tout en repensant au combat qui vient de s’écouler – ce combat qu’il a provoqué.

Cet homme est une énigme.

Un randori révèle beaucoup plus que le niveau de kenjutsu ou l’école de l’adversaire ; on voit s’il s’agit d’un combattant timide, prudent, agressif ; tente-t-il de passer en force, fait-il preuve de finesse, est-il sur la défensive, use-t-il de diversions ?
Un combat révèle, mieux que tout discours, la personnalité de l’autre.

Mais Shosuro Katsumoto a été déconcertant à plus d’un titre.

Pour commencer, bien que ce soit un excellent sabreur, Jocho a été incapable de déterminer l’école qu’il a suivie, ce qui est franchement inhabituel.
La rapidité de Katsumoto est digne de l’école Bayushi, et il sait en contrer les feintes, mais ne les utilise pas lui-même. L’intensité et la puissance de ses assauts pourraient être celles d’un Matsu ; mais il n’a pas leur dédain pour sa sécurité personnelle. Certaines de ses élégantes manœuvres ne dépareraient pas à l’académie Kakita ; mais il ne rengaine pas à la façon d’un duelliste.

Ensuite, ce qui est encore plus étonnant, c’est qu’il n’a pas vraiment détecté de points faibles. Oh, Jocho est meilleur que lui en technique pure ; son allonge et sa rapidité sont supérieures, il pourrait probablement le battre.
Mais tout adversaire a normalement un point faible, un côté un peu moins souple, une parade moins efficace, des hésitations, des réflexes malheureux, des imprudences, dont un bushi expérimenté peut profiter - surtout quand il a fait l’école Bayushi. Savoir tirer parti des faiblesses de l’adversaire, c’est une des premières leçons.

Mais là…rien. Tout au long du combat, Jocho n’a perçu que concentration et sérénité. Cet homme est un roc.

Enfin, Katsumoto a utilisé des manœuvres surprenantes, sans se laisser prendre aux divers pièges qu’il lui a tendus.

Ne parvenant pas à anticiper, le capitaine de la garde Tonnerre a donc usé de prudence, sans trop pousser son avantage naturel. Perdre devant ses hommes serait largement pire que de ne pas gagner. Ce qui fait que le randori a abouti à un match nul, sans déshonneur pour l’un ou pour l’autre.

Shosuro Katsumoto n’est décidément pas un adversaire à prendre à la légère.

Il faut qu’il se renseigne, qu’il comprenne la véritable raison qui l’amène ici.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 18 mai 2008, 17:35

Temple d’Amaterasu, le jour suivant.


Quand elle revient de sa promenade, une lettre, élégamment calligraphiée d’une écriture féminine, l’attend dans sa cellule. Tsukiko regarde l’épais papier parfumé comme elle contemplerait une bête immonde – avec un écœurement et une révulsion difficilement exprimables. Ses discussions avec Shizue n’ont rien fait pour lui rendre le capitaine de la Garde Tonnerre et ses amis plus sympathiques.

Elle a dû se faire violence et mettre de côté ce que lui inspire Jocho pour la sauvegarde du clan du Scorpion, user de toute sa duplicité naturelle et manipuler avec subtilité Shizue, malgré le dégoût qu'elle éprouve pour cette manœuvre.
Il ne faut pas. Non, il ne faut pas que l’inconstance de Jocho menace la ville, le clan. Ce serait une catastrophe si cette histoire parvenait aux oreilles du Champion d’Emeraude. Une guerre avec le clan de la Grue, mais surtout, une humiliation publique de plus pour Shizue. Sa vie serait bel et bien finie ainsi.

Elle l’a donc convaincue que son bourreau a fait ce qu’il a fait parce qu’il en avait reçu l’ordre. Quelle délicieuse ironie. Elle a dû mentir, rejeter la faute pour le blanchir. Elle s’est haïe pour cela, mais cela est nécessaire. La ville peut bien brûler jusqu’au sol et le sel être répandu entre ses murs, elle n’en a cure. Mais il ne doit rien arriver à Katsumoto. C’est son seul véritable ami.

Son regard revient à la lettre. Evidemment, ils ne lui épargnent rien. Ces imbéciles veulent entendre le récit de cette fameuse soirée, à présent. Elle pourrait prétexter une quelconque indisposition très à propos, mais ils sauraient qu’elle s’est dérobée. Non, il lui faut boire cette coupe jusqu’à la lie.
Elle sait aussi très bien là où ils porteront l’attaque : sa danse à l’Etoile du Matin, une danse audacieuse, extravagante, inspirée des Terres Brûlées, imaginée il y a déjà quelques temps et qu’elle n’avait pas eu l’occasion de montrer à qui que ce soit. Ce qu’il fallait pour capturer l’imagination d’un blasé comme Shosuro Jocho, et qui y a réussi à en juger par sa réaction. Une danse très, très différente des traditions rokugani, qui va probablement lui valoir d’être considérée par son auditoire comme la dernière des traînées.

Heureusement, elle a une parade. Si jamais ils s’aventurent sur un terrain aussi glissant, elle se fera un malin plaisir d’expliquer par le menu à toute personne intéressée que le fils du gouverneur, après avoir tant fait pour obtenir une soirée en tête à tête, s’est montré incapable de conclure.
Une rumeur dont sa réputation de séducteur de province aura du mal à se relever.

Et il y a aussi la haine. Chaude, vive et forte, là, au creux de son ventre. Elle va se servir de cette haine. Elle la choie, la cajole, qu’elle soit belle, lisse et brûlante – pour sa vengeance. Leur opinion l’indiffère, au fond. Mais lui…il va payer. Payer très cher.
Pour ce qu’il a fait à Shonagon, à Shizue. Pour avoir détruit ce qu’elle vivait avec Yakamo.
C’était à elle, rien qu’à elle. La seule chose qui lui ait jamais appartenu.

Jocho… tu vas apprendre ce que c’est d’avoir une ennemie.

* * *

Pour cette réédition, Tsukiko s’est préparée avec autant de recherche que la première fois, plus, peut-être. Petit souvenir cuisant de la fameuse soirée au théâtre, elle a décidé de remettre le kimono orné du grand scorpion doré, et dont la broderie est particulièrement suggestive. Elle a parfaitement perçu l’effet que ce vêtement a eu sur Jocho. Sanglée de soie rouge sombre, ceinturée d’or, son éventail à lui en main, le filet de son parfum de rose qu’il apprécie, le trait turquoise de ses yeux, souligné de noir, le tranchant affûté de son sourire. Elle est harnachée comme pour une guerre.

Elle connaît ses armes, les a patiemment affûtées.
A la dernière minute, avec une pointe de perversité, elle a piqué une broche en forme de papillon sur son kimono. Un autre petit souvenir, plus cuisant que le précédent.

Ils sont tous les trois là quand elle arrive et les salue : son hôtesse, Ide Kimi, ravissante dans un kimono violet brodé de fleurs ivoires ; Jocho avec son habituel sourire ironique aux lèvres ; et Bayushi Otado, dont le regard s’arrête, comme hypnotisé, au niveau de ses seins, là où est perché le bijou en forme de papillon.

- Bienvenue, Tsukiko-san, l’accueille Kimi de sa voix mélodieuse. Asseyez-vous, je vous en prie. Vous prendrez bien une tasse de thé ?

Gracieusement, en soulevant les pans de son kimono, Tsukiko s’installe entre Jocho et son hôtesse, et adresse un sourire irrésistible à la tablée. Otado croise son regard, et vire instantanément à l’écarlate.

Elle place soigneusement les plis de son kimono, tirant à elle un pan qui s’est trop étendu du côté gauche, et se penche vers son voisin avec un « Sumimasen » murmuré. Elle n’ignore pas qu’au-delà des effluves parfumés du thé, son parfum l’a enveloppé comme une vapeur suave. L’odorat est le plus primitif de tous les sens, le plus lié aux émotions, aux souvenirs. C’est une des leçons Ichimane.

Souviens-toi, Jocho. Souviens-toi de ce que tu as laissé échapper.
Dernière modification par Kakita Kyoko le 19 mai 2008, 13:10, modifié 2 fois.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 18 mai 2008, 18:04

La conversation s’engage sur des échanges de nouvelles et notamment sur le départ des honorables invités après les festivités, chacun y allant de son commentaire. Le seul à rester plutôt silencieux est Otado, qui semble décidément incapable de croiser son regard sans virer au pourpre.
Tsukiko, que la chose touche par sa maladresse, lui prête une attention discrète, mais plus soutenue qu’elle ne le ferait d’ordinaire. Elle n’ignore pas non plus l’effet que cela va faire à son voisin de gauche.

Si son attention est de loin plus occulte que celle d’Otado, Jocho est parfaitement conscient de la présence de sa voisine, de son parfum de roses et de camélias, de la chaleur de son corps, si proche et si inaccessible. Il se maudit, une fois de plus, de sa bêtise de l’autre soir. Et l’empressement de Tsukiko envers ce ridicule adolescent aux tendances libidineuses ne fait qu’ajouter à son agacement, qu’il masque sous la conversation légèrement irrévérencieuse qui est de rigueur entre eux.

- La première a été Matsu Tsuko-dono, comme il fallait s’y attendre.
- Oui, la patience et la diplomatie n’ont jamais été son fort…
- Ensuite, cela a été Hitomi-dono – un dommage collatéral, je gage, de votre mémorable appproche, Otado-san.
- On ne va pas quand même remettre cela sur le tapis !
- Ensuite la délégation du Phénix…
- Avec le peu regretté Isawa Tomo…les intellectuels m’ont toujours ennuyée.
- Vous ne devez pas avoir cette crainte avec votre actuel mari, ma sœur.
- Sssh, mon frère, un peu de décence, nous sommes dans sa demeure, réplique Kimi, d’un air faussement réprobateur.

Elle compte sur ses doigts.

- Ah, et puis le Champion du clan du Crabe…Une attaque soudaine sur le Mur, paraît-il…En tous cas, il avait l’air singulièrement pressé…

Une vague brûlante de ressentiment envahit Tsukiko, cette fois envers son hôtesse.
Mais elle sait que c’est ce qu’ils attendent. Elle tire fermement sur la nasse. Ils n’auront pas cette satisfaction.
Un délicieux sourire ourle ses lèvres tandis que sa voix douce s’élève à la suite de celle de Kimi, caressant douloureusement les hommes à table. L’ouïe, le second sens, le plus suggestif.

- Hé oui, c’est cela les samurai du Crabe. S’ils n’ont pas leur ration de gobelins et d’ogres à démolir à coups de tetsubo tous les matins, ça finit par leur manquer…

Les convives éclatent de rire.

- Sinon, pour compenser tous ces départs, nous avons, heureusement, quelques nouveaux arrivants…Connaîtriez-vous un certain Shosuro Katsumoto ?
- Pas vraiment, répond Otado.
- Il a été envoyé ici par le daimyo, Shosuro Hametsu-dono. J’ignore pourquoi.
- Il s’intéresse aux défenses de la ville. J’ai eu l’occasion de le rencontrer, reprend Jocho. Un homme …intéressant.

Sa voix douce et bien timbrée s'élève de nouveau dans la pièce, tandis que Tsukiko se penche pour prendre sa tasse de thé. Ce geste découvre la chair délicate de son poignet, attire l'attention de Jocho sur sa main. La vue, le troisième sens, le plus subtil par bien des côtés, parce qu'il ne perçoit que ce qu'on veut bien lui montrer. Et qu'il fait travailler plus que tous les autres sens l'imagination du spectateur.

- Shosuro Katsumoto est le fils de Shosuro Katsuhiro, le principal hatamoto de notre seigneur Hametsu. C'est un de mes condisciples... Nous nous connaissons depuis... environ douze ans.

Jocho retient sa respiration. Un pan de ses interrogations concernant son visiteur vient de se dévoiler.

Elle reprend sa place, et ce faisant la soie de sa manche frôle la main de l'homme assis à côté d'elle. Le toucher, le quatrième sens. Celui qui fait perdre le contrôle.
Son mouvement a conjugué les quatre sens sur lesquels elle peut jouer en public en toute discrétion, devant un auditoire qui n'est absolument pas au fait de ce qu'elle est capable de faire sans en avoir l'air.

Malgré lui, la respiration de Jocho s’accélère, son cœur bat plus vite. Avec une admiration ironique, il ne peut que lui concéder la suprême maîtrise qu’elle a de son corps, de sa voix. Chacun de ses gestes, les intonations caressantes de sa voix, résonnent en lui de façon presque douloureuse, tandis que le parfum de rose et de camélia tisse son sortilège subtil autour de lui.
Par un suprême effort, il parvient à maintenir les apparences, et poursuit d’un ton léger.

- Bien sûr, je suppose que vous vous êtes vus dès son arrivée en ville…des retrouvailles de vieux amis, en somme.

Un autre sourire suave, terriblement séduisant, revient flotter sur la bouche carmine de la jeune courtisane, énigmatique, indéchiffrable. Elle baisse les yeux sur la tasse et ses doigts fins, laqués du même rouge que ses lèvres, caressent fugacement la porcelaine.

- Oui, Katsumoto et moi sommes des amis… intimes. Et nous nous sommes croisés, en effet.

Un silence malaisé s’ensuit, mais Tsukiko n’ajoute rien de plus. Il est finalement rompu par Kimi qui s’exclame d’une voix enjouée :

- Enfin, tout ceci ne doit pas nous distraire de la raison principale de notre réunion de ce jour : avoir le récit de cette fameuse soirée !
- Permettez, ma sœur, que j’en fasse le récit. Seul l’œil d’un spectateur averti peut rendre justice à la beauté et au talent de notre jeune amie.
Cette soirée s’est déroulée comme de bien entendu, à l’Etoile du Matin – le seul cadre digne d’un tel événement.
Après que nous ayons dégusté quelques mets, Tsukiko-san a gracieusement accédé à ma demande de faire la démonstration de son talent de danseuse, qui m’avait été vanté, et a effectué une variation sur la danse des éventails.

Une pause. Tsukiko observe Jocho avec attention. Son ton est parfaitement courtois, mais ça ne veut rien dire.

- Je dois vous avouer que je n’ai jamais rien vu de pareil. Une telle intensité d’émotion, aussi sauvage, aussi nue et aussi libre, une sorte de retour aux sources, loin des conventions stériles. Une revisite éclairée d’un grand classique, un moment rare.

Kimi adressa un regard interrogateur à Jocho. Un tel lyrisme couplé avec aussi peu de détails ne lui ressemble guère. Que lui cache-t-il ?
Elle se retourne avec un sourire aimable vers la jeune courtisane.

- Eh bien, Tsukiko-san, il semblerait que vous ayez réussi à transformer mon frère momentanément en critique artistique, voire en poète, c’est une performance…

Otado a l’air surpris, et ouvre la bouche, comme pour intervenir. A cet instant il pousse soudain un cri de douleur, et grimace.

- Que se passe-t-il, Otado-san ?
- Pardonnez-moi, Kimi-sama, ce n’est rien, une crampe soudaine, grommelle Otado en jetant un regard plein de rancune à Jocho, qui semble s’en soucier comme d’une guigne.
- Un peu de thé pour vous faire oublier ce désagrément, peut-être…Et pour vous aussi, ma chère. Alors, après cette superbe danse.. ?
- Eh bien, ce fut une fin de soirée classique, qui bien que fort agréable, n’est guère riche en détails susceptibles de vous intéresser, sourit le fils du gouverneur.
Dernière modification par matsu aiko le 18 mai 2008, 19:46, modifié 1 fois.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 18 mai 2008, 19:45

L’étrange manège d’Otado et de Jocho n’a pas échappé à Tsukiko. Une pensée lui traverse l’esprit et lui glace le sang. Bien sûr, son gage à lui… Il a vu. Il était peut-être à la maison de thé ce fameux soir, et si c’est le cas, il a eu la possibilité de les espionner. Elle ne voit que cette explication pour justifier son attitude, sa façon de rougir quand il la regarde. Le souvenir de la danse doit être imprimée au fer rouge dans son esprit si aisément influençable. Et puis sa tentative d’intervention, le regard venimeux qu’il a lancé à Jocho… Beaucoup trop de coïncidences.

Elle réfléchit aux possibilités que lui offrent les développements soudains de cette conversation. Il y a Otado dont elle pourrait aisément se servir contre lui, ce serait si facile. Trop facile. Pas assez…
Ou bien son impuissance à aller plus loin à la maison de thé, et qui pourrait lui faire plus de mal que n’importe quoi d’autre ici bas. Après tout le mal qu’il s’est donné, après les risques qu’il a pris pour passer cette soirée avec elle, après ce qu’il a fait endurer à cette pauvre Shizue… Jocho l’impotent est à sa merci.

Mais que faire ? Quelle est la meilleure façon de le faire payer ?
L’humilier ? Non, ce serait trop facile. Pas assez… Sa vengeance doit être à la hauteur de ce qu’il lui a fait. Il doit souffrir autant que ce qu’elle souffre, il doit sentir son cœur se déchirer à chaque fois qu’elle le regardera, sa poitrine lui faire mal à chaque fois qu’il respirera, il ne doit plus dormir, ne plus penser à autre chose qu’à elle quand elle aura éparpillé aux quatre vents son âme.

Le silence s’éternise et elle sent son souffle s’accélérer subtilement. Il a peur. Peur de ce qu’elle peut dire, peur du pouvoir qu’elle détient sur lui à cet instant précis. Et il sait qu’elle en a conscience. Comme c’est délicieux…

- Jocho sama, une soirée classique ? Ce qualificatif me paraît bien peu adéquat…

Sa main fine et pâle se tend de nouveau pour poser la tasse sur la table, et son hôtesse la remplit gracieusement, une lueur de curiosité dans le regard. Peut-être qu’ils sauront ce qui s’est passé, finalement. Enfin… ce qui se serait passé s’il avait pu la toucher.

- Une soirée en votre compagnie, de la façon dont elle s’est si délicieusement terminée, est tout sauf quelque chose de classique, allons.
- Comment donc, Tsukiko san ? Mon frère nous aurait-il caché des choses ?
- Non, du tout, Kimi sama… Mais c’est un homme délicat qui cherche à me ménager, ce dont je lui suis très reconnaissante…
- Allons, ma chère, vous en avez dit trop, ou pas assez !

Le jeu est exquis. Une idée vient de l’effleurer. Elle sait comment tirer avantage du fiasco du capitaine de la Garde Tonnerre à l’Etoile du Matin. Il va lui devoir un petit quelque chose après cela. Le regard turquoise rencontre celui de leur hôtesse, puis celui de l’homme assis à ses côtés, elle semble hésiter un long moment, suspendant l’auditoire à ses lèvres sensuelles. Puis sa voix douce et caressante poursuit, après un silence :

- Ce fut l’une des plus agréables nuits que j’ai passée depuis un moment. Rien à voir avec mon séjour à l’ambassade du clan du Crabe, vraiment… Votre frère est décidément plein de surprises, savez-vous, et il a déployé des trésors d’ingéniosité afin de satisfaire mes plus petits caprices. Non, je ne puis vous laisser dire une telle chose, Jocho…

Elle a fait fi du suffixe de politesse avec une facilité déconcertante et a plongé ses yeux clairs dans les siens. Son sourire l'effleure mieux que ne le ferait sa main sur son corps et elle dit dans un souffle :

- Vous savez que votre récit est incomplet, mais votre délicatesse vous honore. Domo arigato... Je suis très touchée. Cependant, il me faut aller jusqu'au bout de mon gage, malgré vous...

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