[SPOILER & ADULTES] [Nouvelle] Le Pari

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 10 avr. 2008, 21:45

Un peu plus tard, au Palais du gouverneur Hyobu.

- Quelle est cette histoire avec Doji Shizue ?

La voix est féminine, autoritaire et accusatrice.

- Rien du tout.
- Rien ! Tu plaisantes, j’espère. L’histoire a fait le tour de la ville.
- Juste les lubies d’une jeune fille romantique.
- Une jeune fille qui se trouve être la nièce, presque la fille, du Champion d’Emeraude ! Mais où donc avais-tu donc la tête ? As-tu seulement réfléchi aux conséquences possibles ? Et je ne parle pas de toi, mais de notre famille ! Non, bien sûr. Comme d’habitude, tu n’en as fait qu’à ta tête.

Jocho garde le silence.

- Si c’est à moitié aussi grave que ce que je pense, ce sera un vrai miracle si je parviens à sauver la situation. Tu es un irresponsable, Jocho, un irresponsable !
- Est-ce que ce sera tout, ma mère ?

Les narines de Hyobu frémissent de fureur.

- Non, ce n’est pas tout ! Tu as intérêt à te faire discret, Jocho, parce qu’en ce moment, ta peau ne vaut pas cher ! Maintenant, hors de ma vue !

Jocho s’incline respectueusement, et sort sans se presser. Elle se débrouillera. Elle se débrouille toujours.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 11 avr. 2008, 19:15

L’ombre du pin s’étend, souveraine et protectrice, sur le petit jardin aux allures de contrée miniature. Un pont de bois large de trois paumes enjambe un ruisselet qui coule entre des cailloux grainés de gris et de blanc, disposés avec une harmonieuse dissymétrie, dont la présence génère des remous, des tourbillons, des cascades minuscules. Des arbustes nains fleuris de camélias, des ajoncs verts et drus, des fougères, des érables au feuillage pourpre, pas plus hauts que le genou, en ornent les rives. Dans les branches du pin, s’entremêlent les chants et les trilles d’oiseaux invisibles.

La jeune fille assise, immobile, à côté de la lanterne de pierre moussue, avec sa beauté gracile habillée de bleu glacier et sa chevelure de neige, baignée dans les lueurs dansantes du ruisseau, s’intègre à la perfection dans le décor. On dirait un kami, ou une de ces apparitions dont parlent les contes.

Shizue aimerait que cela soit le cas, n’être qu’un yorei, un esprit errant. Elle se sent le fantôme d’elle-même. Seul ce lieu – le jardin intérieur du temple d’Amaterasu – lui apporte un semblant de sérénité. Ici, elle se perd dans la contemplation des reflets de l’onde changeante, elle oublie, l’espace d’un moment, la douloureuse conscience d’être.

Elle a longtemps hésité, à vrai dire. Une fois, deux fois, son regard est revenu, comme hypnotisé, sur la lame. Mais elle l’a finalement reposée. Elle n’a plus goût à la vie, mais ce n’est pas une motivation suffisante pour mourir. Ou peut-être le courage lui manque-t-il. Elle ne sait pas, elle ne sait plus rien, elle n’arrive même pas à se mépriser pour sa faiblesse.

Elle est restée longtemps prostrée, incapable de faire quoi que ce soit. Qui, dans cet abîme de désespoir, pourrait lui venir en aide ?
Sa famille, elle n’ose pas y penser. Elle redoute le jugement qu’ils passeront sur elle.

Puis, comme une évidence, l’idée s’est imposée. Il y a quelqu’un, ici, à Ryoko Owari, qui sait pertinemment à quoi elle s’est exposée, le mal que pouvait lui faire cet homme. Celle qui l’a prévenue, celle dont elle aurait dû écouter les sages conseils.

* * *

Yogo Osako a écouté sans mot dire le récit heurté, entremêlé de questions et de larmes, de sa jeune interlocutrice.

La tentation a été grande. Il lui serait facile de manipuler cette proie confiante et sans défense pour tirer une douce vengeance de ceux qui l’ont rejetée.

Mais, à contre-cœur, la magistrate a conclu par la négative. Le risque est trop important, à un double titre.
Elle a donc prodigué à Shizue des paroles de réconfort et de consolation, en lui conseillant la discrétion, et s’est arrangée pour faire héberger la jeune fille pour quelques jours au temple d’Amaterasu – au moins le temps que celle-ci soit un peu moins vulnérable.

Puis Osako a, naturellement, rapporté l’entrevue au gouverneur.


* * *

Quelques jours ont passé. Tsukiko a reçu une invitation en bonne et due forme, rédigée sur un luxueux papier par une main féminine, pour une soirée privée sur l’Ile de la Larme, dans deux jours. Un palanquin lui sera envoyé. Au moins, le capitaine de la garde Tonnerre y met les formes.

Mais ce qui la surprend davantage, c’est la convocation qui vient de lui être apportée à l’instant par un garde Tonnerre, de se rendre immédiatement au Palais du gouverneur. Et non, cette convocation n’émane pas de Jocho, mais de la maîtresse de Ryoko Owari.

Dissimulant sa surprise sous un gracieux acquiescement, la jeune courtisane prie le messager de bien vouloir patienter quelques instants, le temps de revêtir une tenue plus appropriée.

Tandis qu’elle s’apprête, la même question tourne et retourne dans sa tête.

Que peut bien lui vouloir Shosuro Hyobu ?

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 13 avr. 2008, 13:27

Elle a mis son beau kimono rouge sombre, et l’a ceinturé d’un obi noir brillant, avec une fine cordelette assortie tressée d’or et d’écarlate. Elle a vérifié son maquillage, remis une touche de rouge sur sa bouche et ses joues, souligné d’un trait d’encre ses yeux clairs, puis a examiné une dernière fois son reflet dans la glace. Sa tenue lui semble adéquate pour une entrevue officielle.
Puis elle a emboîté le pas au garde.

L’attente au Palais a été étonnamment brève. Ce n’est pas bon signe. Quel que soit le sujet qui lui vaut cette convocation, il est d’importance.

C’est donc avec une certaine appréhension que Tsukiko sort de l’antichambre où elle a patienté pour être introduite en présence du gouverneur.

Une femme habillée tout de noir, sans âge sous le voile qui lui couvre le bas de la figure, pas spécialement jolie ou impressionnante. Les yeux aigus qui la dévisagent, l’aura d’autorité qui l’accompagne, la façon aisée et si parfaitement contrôlée avec laquelle son interlocutrice manie le pouvoir, ne laissent cependant aucune place au doute. Shosuro Hyobu est la maîtresse incontestée de Ryoko Owari, et elle le sait.

Si son expression est parfaitement unie et polie, ce n’est pas non plus quelqu’un qui a du temps à perdre.

- Tsukiko-san. Je vous ai fait venir pour un sujet relevant de la sécurité du clan.

Comme vous ne l’ignorez pas, un certain nombre de personnalités importantes de l’Empire se sont déplacées à l’occasion des Festivités du Premier Sanglier. Ce genre d’évènements est essentiel pour maintenir et renforcer les liens diplomatiques avec les autres clans, et j’apporte le plus grand soin à ce que ces invités de marque aient un séjour le plus agréable et le plus plaisant possible.

Or il semblerait que cette année, les règles de l’hospitalité aient été bafouées de façon patente.
J’ai été obligée, notamment, de faire des excuses officielles au daimyo du clan du Dragon, au vu du comportement inqualifiable de Bayushi Otado-san. Je vois d’ailleurs son père sous peu à ce sujet.

Il semblerait également que la nièce du Champion d’Emeraude, Doji Shizue, ait été quelque peu perturbée dans son équilibre émotionnel, pour ne pas dire plus. A l’heure actuelle, elle s’est retirée pour méditer au Temple d’Amaterasu, ce qui limite les conséquences immédiates, mais n’est pas une solution pérenne.

A la lueur des récents évènements, il est essentiel que la portée de ceux-ci demeure strictement locale. Il faut donc à la fois s’assurer de la sérénité et de la discrétion de cette jeune personne.

Yogo Osako-san est déjà intervenue, mais deux précautions valent mieux qu’une. Vous avez à peu près son âge, vous avez suivi l’enseignement du dojo des Mensonges, vous saurez lui parler. Gagnez sa confiance, et faites le nécessaire. Il y va de l’intérêt du clan.

J’espère que vous percevez l’importance de cette mission.

Plus que celui qui en est la cause…pense Tsukiko. C’est un comble que cela soit à elle de réparer les pots cassés.

- Merci de votre confiance, Hyobu-sama, s’incline-t-elle, avant de poursuivre avec toute l’humilité nécessaire.
Si vous me permettez cette question, Hyobu-sama, pourquoi faire appel à moi ? Le clan ne manque pas de courtisanes aguerries, et mieux introduites dans le clan de la Grue que je ne le suis…

- Vous êtes une intime de mon fils, je crois, répond sèchement Hyobu. C’est suffisant pour vous qualifier pour cette mission spécifique.

Tsukiko réalise la délicieuse ironie de la situation. Pour beaucoup, l’incident du théâtre a suffi pour l’introniser aussitôt maîtresse en titre de Shosuro Jocho. Le gouverneur doit être persuadé que tout ou partie du traitement que son fils a fait subir à Shizue provient d’une initiative de sa part, guidée par la jalousie. Vengeance de femme…

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Iuchi Mushu
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Message par Iuchi Mushu » 13 avr. 2008, 15:25

Il a vu sa silhouette fine et délicate sur le banc dans les jardins du temple. Elle ressemble à une fleur qui a été éprouvée par une tempête, tout son être souffre, il ne faut pas être devin pour le comprendre. Mais intervenir c’est rendre le remède pire que le mal étant donné le nom qu’il porte. Pourtant en prenant congé de la prêtresse Ikari, il s’est permis une simple phrase
« Je vous laisse, Ikari sama, d’autres âmes ont besoin de votre sagesse »
Shosuro Katsumoto s’est retiré après un profond salut et lorsque la prêtresse Ikari s’est retournée pour entrer dans le temple, ses yeux se sont posés sur Doji Shizue. Elle s’est retournée pour voir Shosuro Katsumoto descendre les quarante-neuf marches et a considéré sa demande.
Bien sûr les rumeurs de la ville ne lui sont pas parvenues, elles ne l’atteignent jamais dans son sanctuaire et la douloureuse expérimentation des sentiments lui est étrangère. Mais son empathie et le profond respect qu’elle éprouve pour la quête de l’homme qui vient de quitter son temple amènent ses pas auprès de la jeune femme
- Konnichi wa Doji Shizue san

La voix douce et mélodieuse de la prêtresse a touché la jeune femme, son regard reflète son intense désarroi quand elle pose le regard sur son interlocutrice, une tristesse immense émane de sa fine silhouette étreinte dans la soie azur. Ikari s’est assise auprès d’elle et dans le jardin personne n’a entendu ce qu’elles se sont dites, personne n’a vu les larmes de Shizue, non juste la déesse et sa représentante sur terre sont les témoins de la cruelle plaisanterie de Shosuro Jocho.

Katsumoto a gravi les marches du palais d’un pas alerte. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’il soit au courant de toute l’affaire, deux ou trois contacts, quelques questions et tout s’est clairement dévoilé. Yogo Osako a grandement contribué à l’éclaircissement de la chose, par procuration bien sûr, mais il n’est cependant pas dupe sur le pourquoi de son comportement. Seule la vengeance mesquine l’anime.
Comment Shosuro Jocho peut-il se comporter ainsi ? Son stupide pari change à jamais la vision du clan du Scorpion aux yeux de la nièce du Champion d’Emeraude et nul n’ignore l’affection qu’il a pour Shizue. Il a piétiné comme un buffle fou la fragilité et la beauté intérieure d’une jeune femme déjà meurtrie dans sa chair, elle n’oubliera jamais. Toute la famille Shosuro est éclaboussée par cette affaire. Il ne va pas être facile de remettre les choses en place.
Sans le savoir, la demande de son daimyo arrive à point nommé pour calmer le jeu et il sait que Shosuro Hyobu sera son alliée dans cette affaire, elle n’est pas stupide au point de laisser Jocho se pavaner en vainqueur aux yeux de tous car c’est ainsi qu’il va se comporter, ne doutant pas de sa superbe.

Le gouverneur n’aura pas manqué de lire la lettre de Shosuro Hametsu dôno sur l’intérêt qu’il a marqué au mode de défense de la ville. Vu les circonstances, le délai qui s’écoulera entre l’arrivée de Katsumoto à Ryoko Owari Toshi et son entretien avec Hyobu marquera l’intérêt qu’elle a à sa proposition : éloigner Jocho de Ryoko dans des circonstances beaucoup plus favorables qu’elle n’aurait pu espérer, trop favorables face à son comportement mais ce n’est pas à Katsumoto de juger. Chacun a sa conscience pour lui, chacun supporte comme il peut le reflet de son image à la surface de l’onde quand il s’y penche. Il a reçu la mission de rédiger un traité sur la défense mise en place à Ryoko Owari par le capitaine de la garde Tonnerre qui en est le concepteur, c’est ce qu’il fera.
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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 13 avr. 2008, 22:39

La courtisane a écouté avec attention ce que lui a dit Hyobu sans montrer la moindre émotion, tranquillement agenouillée devant la table basse où est posé le délicat service à thé. Elle lisse la soie de son vêtement avec une lenteur étudiée, dans un geste plein de grâce et d’élégance discrètes, puis hoche la tête en souriant. Ce sourire a juste ce qu’il faut d’amusé pour ne pas être provocant ou irrespectueux, et sa voix douce et suave s’élève dans la pièce où la reçoit la maîtresse des lieux.

- Je pense que l’on vous a mal informée, Shosuro sama. Je ne suis pas l’intime de votre fils, et je ne le serai pas de plein gré.

Elle saisit le mouvement de surprise du gouverneur assise en face d’elle, prend la tasse qu’on lui a remplie et qu’elle n’a jusqu’à présent pas touchée, la porte à ses lèvres, tout à fait maîtresse d’elle-même. Elle n’a pas regardé la femme qui la reçoit, ni montré le peu d’effet que ses menaces ont sur elle. Parce qu’elle ne s’y trompe pas. Il y a dans son discours ce qu’il faut pour lui faire comprendre qu’elle n’envisage pas l’échec comme une option.

Par ces quelques mots, Tsukiko vient de remettre les choses à leur place, tout en disant clairement à Hyobu de ne pas prendre pour argent comptant tout ce que lui raconte son magistrat, qui ment comme elle respire quand ça l’arrange. La courtisane n’est pour rien dans ce qui est arrivé à Shizue, et son regard laisse entrevoir qu’elle est loin de s’en réjouir.

- Personne n’ose le contredire. Je n’ai pas l’intention de me laisser faire aussi facilement.

La jeune fille en face d’elle reste imperturbable. Il va lui rendre la vie impossible, elle le sait. Il va faire en sorte de la plier à sa volonté, mais elle n’a aucune raison de le faire. Le gouverneur doit le savoir à présent.
Cet affrontement ne regarde qu’eux. Les femmes qui tiennent tête au capitaine de la Garde Tonnerre sont rares, très rares. C’est un enfant gâté et rebelle, trop protégé par sa maman, qui a de grandes aspirations pour lui. Ce qu’elle ne voit pas, c’est que Jocho fait ce qu’il fait pour la mettre dans l’embarras le plus total, et qu’il y prend un malin plaisir.

Elle vient de poser les bases de la relation qui pourrait lier les deux femmes, et elle n’est pas à l’avantage de Jocho.
La main fine et pâle pose la porcelaine sur le bois précieux avec un petit bruit mat et elle lève les yeux sur Madame Mère.

- Je vais voir ce que je peux faire pour éviter que la colère du Champion d’Emeraude s’abatte sur nous, Shosuro sama. Je viendrai vous informer des développements de l’affaire quand j’aurai matière à vous déranger.
- Parfait. Vous pouvez disposer.

Disposer… Décidément, ce verbe me poursuit en ce moment.

La conversation s’achève sur le signe de tête de Hyobu, qui a du mal à croire ce qu’elle vient d’entendre. Tsukiko se lève, salue le gouverneur et se retire, elle a beaucoup à faire pour épargner cette cité des foudres du clan de la Grue.
Jocho… Tu ne te rends même pas compte de la situation dans laquelle tu nous mets…

Dans le couloir, elle aperçoit Katsumoto qui attend un peu plus loin. Il semble détendu, presque nonchalant, mais elle sent qu’il est dans un mauvais jour. Quelque chose l’a contrarié, le pli sur sa bouche est plus marqué que d’habitude. Elle lui sourit et s’approche doucement de lui, s’incline.

- Ohayo. Voilà longtemps que tu es parti, et ta dernière lettre ne disait rien sur ton éventuel retour. Je me demandais quand je te reverrai.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 14 avr. 2008, 15:58

Shosuro Hyobu écoute, pensive, le chuintement soyeux qui s’éloigne.

De la soie…

Oui, c’est à cela que sa visiteuse la fait penser. Aussi léger et fluide au toucher, aussi chatoyant et attirant d’aspect, aussi versatile et résistant. On fait de la soie des manteaux, des drapeaux, des palanquins, des lanières. Les cordes de soie sont plus fines, plus légères mais aussi solides que celles de chanvre. Les cordelettes de soie font d’excellents lacets d’étrangleur.

Cette jeune courtisane a du potentiel, c’est clair. Hyobu se fait une note mentale à ce sujet, pour usage futur.

Elle a également été surprise, au regard de sa modeste origine, par son franc-parler et son antagonisme affiché à l’égard de son fils. A l’évidence, la lecture des évènements diffère de la version qu’elle avait en tête. Il faut qu’elle comprenne pourquoi. Une autre note mentale, celle-ci à destination de Yogo Osako.

Peut-être a-t-elle fait un meilleur choix qu’elle ne le pensait, en lui confiant cette tâche.

Cependant, il lui faut également prévoir une voie de repli, au cas où la nouvelle atteindrait, par un moyen ou un autre, les oreilles du Champion d’Emeraude, sous une forme non souhaitée. Une nomination honorifique et lointaine. Un mariage, si elle arrive à actionner ses contacts à la Cour.

Tout ceci suppose, bien sûr, que la petite Grue ne se soit pas fait engrosser, pour couronner le tout.

Tout en dressant une liste mentale des candidats prospectifs, Hyobu pousse un long soupir. Elle n’a guère d’illusions sur son fils, mais là, Jocho a vraiment passé les bornes.

Comme si elle avait besoin de ça, en ce moment.

A ce moment, le shoji s’entrouvre sur la silhouette courbée de son chambellan.

- Hyobu-sama, votre visiteur est arrivé.
- Servez-lui du thé. Je le verrai dans un moment.

Contenant difficilement son irritation, Hyobu tourne délibérément son attention vers l’autre sujet qui l’accapare en ce moment : l’opium.

Le « souffle du dragon » est une source de profit considérable – pour utiliser une litote – pour le clan du Scorpion.
Jusqu’à présent, la situation était stabilisée, avec les trois cartels qui se partageaient le marché. Mais l’arrivée des remplaçants de feu Ashidaka Naritoki a perturbé ce fragile équilibre. Ils viennent, notamment, de démanteler le cartel parrainé par la famille Soshi.
Par d’autres, cela pourrait être perçu comme un bénéfice, à court terme. Mais le gouverneur sait que d’un équilibre stable, on est passé à un équilibre instable. De nouveaux entrants vont tenter de s’engouffrer dans la brèche, et ces nouveaux magistrats sont trop zélés pour s’arrêter en si bon chemin. La plus fanatique, Matsu Aiko, qui a l’inconvénient supplémentaire d’être de la famille proche du daimyo du clan du Lion, a tout d’un danger public.
Il faut qu’elle resserre la surveillance, et prévoit quelques diversions. Elle a justement la personne qu’il faut, une jeune femme talentueuse, qu’elle a déjà implanté chez son principal concurrent.
Et si la diversion ne suffit pas, on passera aux étapes d’après. Tout le monde a un point faible. Et si la pression ne suffit pas…
Hyobu plisse les yeux. Peut-être peut-elle faire d’une pierre deux coups.

L’heure passe, le thé est à présent froid, mais toute à ses réflexions, le gouverneur ne s’en aperçoit pas. Anticipation, hypothèses, jeux d’influences, négociations, faveurs, manipulation, intrigues, et toujours des plans dans les plans – Hyobu plonge dans son élément.
Ce n’est qu’à la fin de l’après-midi, après avoir rédigé plusieurs courriers et donné un certain nombre d’ordres, qu’elle reçoit finalement son visiteur.

- Faites entrer Katsumoto-san.

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Iuchi Mushu
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Message par Iuchi Mushu » 15 avr. 2008, 22:55

Katsumoto n’a pas le temps de grandement lui parler, juste de la saluer et de lui glisser.
- Nous nous verrons plus tard
Le karo de Shosuro Hyobu le prie de le suivre immédiatement. Katsumoto incline la tête envers la jeune courtisane. Il est installé dans un salon confortable, décoré avec goût d’un paravent laqué, de quelques estampes, d’un cousin au rouge écarlate, d’une petite table en bois de rose. On lui apporte du thé. Il remercie d’un sourire cette délicate attention.
L’attente dure des heures et à son esprit viennent des mots

Devoir

Le devoir est l’âme du samurai, sa raison d’être. Négligez votre devoir et vous balafrez votre âme.
Le devoir est une gemme parfaite dotée de centaines de milliers de facettes. Chacune d’elles représente un art de vivre, un art de servir.
Il n’y a pas de juste milieu dans l’accomplissement de ce devoir : c’est tout ou rien. C’est noir ou blanc, il n’y a pas de gris. Vivez pour chacune des facettes, car si vous en négligez une, même une seule, votre gemme perdra toute sa valeur.
Voilà ce que signifie être samurai.

Dessein

Vous êtes un samurai. Entraînez-vous comme un samurai. Vivez comme un samurai. Dès le moment où vous vous levez, à l’aube, jusqu’à celui où vous vous couchez, au crépuscule, soyez toujours conscient, dans votre esprit comme dans votre cœur que vous allez mourir.
Si vous laissez vos pensées être tentées par l’ambition, le désir, l’avidité ou tout autre aspect, vulgaire ou noble, vous hésiterez au moment crucial, à sacrifier votre vie pour votre seigneur.
Un samurai vit.
Un samurai s’entraîne à combattre.
Un samurai combat pour vivre. Ce n’est que vivant qu’un samurai peut accomplir son devoir et protéger son seigneur.
Le concept le plus important à retenir est que, bien que vous combattiez pour vivre, vous devez être prêt à mourir.
Le devoir, avant tout autre chose, est l’âme du vrai samurai. Vivre pour accomplir son devoir est la raison pour laquelle un samurai renonce à l’ambition, refoule son désir et sacrifie sa morale personnelle.
C’est pour cela, avant tout, que vous êtes un samurai.

Le Bien et le Mal

Shinsei a dit : “ La nature ne reconnaît pas le bien et le mal. ”
Mais je peux vous affirmer que les hommes font la différence, et ignorer ce fait revient à ignorer le monde en l’imaginant plus beau qu’il ne l’est.



- Shosuro Katsumoto san ?

Le jeune homme tourne la tête

- Son Excellence Shosuro Hyubo sama va vous recevoir.

Katsumoto referme mentalement l’énumération des commandements, se lève et s'apprête à suivre le chambellan.

Quand il attend ainsi dans les antichambres des palais, il récite divers ouvrages qu’il affectionne et qu’il connaît par coeur. Ne jamais être oisif, en toute circonstance occuper son esprit comme un samouraï se doit de le faire.

Après un interminable couloir, il entre dans la salle d’audience et marche d’un pas égal face à Shosuro Hyobu. Elle est assise sur l’estrade. Il s’arrête à parfaite distance, s’agenouille et pose son front au sol.

- Shosuro Hyobu sama, je suis honoré de vous rencontrer.

Il relève la tête, le buste, offre à son regard son visage. Son masque n’en couvre que la moitié. Du haut de son front à la ligne de son menton, un fin maquillage sépare son visage en deux. La moitié droite offre ses traits nus à l’œil inquisiteur de Hyobu, la moitié gauche est couverte d’un fond blanc uni, des traits fins et noirs, des demi-lèvres peintes. « Keisei » C’est ainsi qu’au théâtre on représente la courtisane dont le nom signifie littéralement « celle qui fait chanceler les châteaux »
A l’heure des évènements, le paradoxe que présente le masque de Katsumoto à la face du Gouverneur doit être un doux euphémisme à l’écho de ses pensées.

Le péril est en la demeure, on ne pourrait mieux dire.
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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 16 avr. 2008, 23:00

Le gouverneur fixe sans aménités excessives le jeune homme aux traits fins qui lui fait face, avec son maquillage dérangeant. Elle ne peut que soupçonner un motif inavoué derrière cette visite.
Le fils du hatamoto de Shosuro Hametsu, envoyé ici sous un obscur prétexte de défense militaire… Si le daimyo de la famille Shosuro voulait inspecter ses affaires, il ne s’y prendrait pas autrement.

Pourtant, les finances du clan sont plus prospères que jamais, et la disparition de Soshi Seiryoku n’a dû chagriner personne…

Hyobu sait également que bien que d’un rang modeste, son jeune visiteur bénéficie également de la faveur de Bayushi Shoju. Ce qui accroît évidemment ses suspicions, et accentue le risque diplomatique. Ses relations avec le daimyo du clan sont suffisamment bonnes pour qu’elle ne souhaite pas les compromettre.

C’est donc avec une politesse parfaite, qui n’exclut pas l’affirmation de statut, qu’elle lui rend son salut.

- Vous êtes le bienvenu ici, Shosuro Katsumoto-san. J’espère que vous avez fait bon voyage et que vos quartiers vous conviennent. Pardonnez-moi de ne pas vous avoir reçu plus tôt, j’ai été retenue par des affaires pressantes. Voudriez-vous une tasse de thé ?

Sans attendre sa réponse, le gouverneur frappe dans ses mains, et un serviteur apporte un plateau avec du thé, suivi d’un second présentant un plateau comprenant un assortiment de douceurs.
Elle s’enquiert ensuite des récoltes dans sa province, de la santé de son père, de sa famille, des échanges commerciaux et de ce qu’il en pense. Au travers de ces questions anodines, elle en profite bien sûr pour jauger les réactions de son jeune visiteur.
Celui-ci répond avec respect et dignité, n’abuse pas des gâteaux de riz – alors qu’elle sait pertinemment qu’il doit être affamé – et d’une façon générale se comporte d’une façon en tout point conforme à l’étiquette.
Hyobu évoque ensuite le soudain décès de Soshi Seiryoku, histoire de tâter le terrain, mais Katsumoto se contente d’un commentaire philosophique sur la façon dont chacun accomplit sa destinée, sans ajouter quelque allusion que ce soit.

Soit il est très fort, soit il n’est pas là pour l’opium.

Hyobu décide de passer aux choses sérieuses.

- Katsumoto-san. J’ai lu avec attention la demande de Hametsu-sama, et naturellement vous avez toute latitude pour étudier la défense de cette cité. J’apprécie à sa juste mesure l’attention flatteuse portée par le clan à Ryoko Owari Toshi.

Autant qu’il sache qu’elle n’est pas dupe.

Mais Katsumoto ne réagit absolument pas à cette insinuation voilée, et se contente de la remercier poliment.

Très fort…ou vraiment naïf.

- C’est tout naturel, Katsumoto-san. Je demanderai à mon fils Jocho, qui dirige la Garde Tonnerre, de vous servir de guide en la matière.
- Merci beaucoup, Hyobu-sama. Cette étude demandée par Hametsu-dono nous permettra, je l’espère, d’améliorer la défense d’autres places fortes de notre clan.
- Je suis ravie de cette opportunité de renforcer le potentiel militaire du clan, Katsumoto-san, répond Hyobu, assez sèchement.

Pour une fois que Jocho se rend utile…

En plus, s’il est occupé à faire des démonstrations de manœuvres à son visiteur, cela le mettra hors du champ pendant un moment – ce qui ne peut être que bénéfique, au regard de ses précédents exploits.

- Merci de cette visite, Katsumoto-san. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à vous adresser à mon karo, qui sera ravi de satisfaire vos demandes.

Le jeune homme s’incline, le front sur le tatami, avant de sortir à reculons, selon les usages.

Très fort…ou vraiment sans malice.

Aucun sous-entendu, aucune insinuation, aucun message, autre que ce maquillage. Deuxième option, probablement. Peut-être même un junshin.

Hyobu raye mentalement l’échange de faveurs, la négociation, la pression, la séduction et le chantage de sa liste de moyens d’action ; la désinformation, la manipulation, la compromission…restent des leviers utilisables.
C’est quelqu’un qu’elle pourra manœuvrer, le cas échéant, pour satisfaire ses propres objectifs.

Il pourrait notamment l’aider à régler un certain problème.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 18 avr. 2008, 17:46

Tsukiko a quitté le palais du gouverneur depuis deux heures déjà, laissant Katsumoto dans l’antichambre de Hyobu. Son condisciple et néanmoins ami très cher a apparemment quelque chose de très important à y faire, et il lui en dira sans doute plus dans quelques heures, lorsqu’ils se reverront. Pour l’instant, elle doit se préparer à cette fichue soirée avec le capitaine de la Garde Tonnerre qui, jusqu’à ce thé chez sa sœur, commençait à lui être sympathique.

Il ne lui a pas fallu longtemps pour repérer les hommes qui la filent depuis sa sortie du palais. Elle les a déjà vus, ce sont deux des doshin d’Osako. Ils ne sont guère discrets et apparemment très imbus de leurs talents. Lorsque le jeu la lasse, elle n’a besoin que de quelques minutes pour les semer dans le quartier marchand, puis repasse par le dojo pour mettre quelque chose de plus discret que ce kimono écarlate qu’elle aime beaucoup, mais qui la signale à des ken de distance.

La jeune femme reprend la direction du quartier noble, passe par les petites rues peu fréquentées et se retrouve rapidement près des bains publics de la cité. Elle y passe un très long moment, à bénéficier des attentions des femmes spécialisées dans les soins de la peau, des cheveux, puis des masseuses. Il faut bien faire en sorte qu’il regrette plus tard ce qu’il va faire le surlendemain. Tsukiko n’a pas d’autre pouvoir que celui que possède son corps sur les hommes, mais elle connaît la puissance qu’il lui confère, elle sait comment en jouer, comment manipuler en usant de ce désir qu’elle a appris à susciter et qu’elle manie à la perfection.

Lorsqu’elle estime que cela suffit, il fait nuit. Elle salue d’un sourire et d’un mot aimable les masseuses avec qui elle a discuté une bonne partie de l’après-midi et qu’elle connaît depuis de nombreuses années, puis emprunte la porte des serviteurs et ressort des bains par l’arrière du bâtiment. Seigneur Lune se voile la face et plonge les rues dans une obscurité bienvenue tandis que la courtisane se glisse en silence dans le ventre de Ryoko Owari.

Il y a quelqu’un en ville qu’elle doit aller voir.



La maison dans le quartier des pêcheurs, un peu en retrait de la rue principale, est petite mais propre et bien arrangée. La patrouille des avaleurs de feu du Fil de l’Instant passe devant la ruelle où s’est cachée Tsukiko en attendant qu’ils s’éloignent, et d’où elle observe les alentours avec acuité. Depuis la conclusion de ce pari stupide, elle a redoublé de prudence. Osako est bien capable du pire en ce qui la concerne.
Lorsqu’elle est sûre que la voie est libre et que personne ne l’a suivie jusque là, elle se faufile jusqu’à la porte et frappe discrètement une cadence convenue. Une voix âgée, mais encore mélodieuse, lui permet d’entrer.

Tsukiko entre dans une sorte de vestibule et abandonne son manteau sur une des patères accrochées au mur, écoute les bruits de la maison. Quelques notes de koto font entendre dans la pièce à côté, délicates, discrètes, parfaitement plaquées. La jeune femme s’agenouille près du shoji et le fait coulisser, puis s’incline avec grâce et touche de son front les tatamis du couloir.

- Konban wa, Ichimane sensei.
- Konban wa, Tsukiko san. Tu es en retard.
- Je suis confuse, Ichimane sensei. Il est impardonnable de vous faire perdre votre temps de la sorte.
- La patience est une vertu que je t’ai enseignée. Cela veut donc dire que j’en possède au moins les rudiments. Entre et sers le thé, nous avons du travail.

Tsukiko s’incline de nouveau, se relève et franchit le seuil de la pièce, puis s’agenouille encore et referme le shoji avec soin, avant de venir s’installer près de la dame solitaire au koto. Celle-ci est vêtue d’un simple kimono noir orné de quelques fleurs de cerisier blanches sur les manches, et un obi rose pâle lui ceint la taille. Elle plisse ses yeux d’une rare acuité tandis qu’elle regarde la jeune femme officier, une théière à la main, hoche la tête d’un air satisfait.

- C’est bien, tes gestes ont gagné en assurance. Ce sera tout à fait acceptable, avec un peu de pratique.
- Je vous remercie de votre indulgence, Ichimane sensei.
- Comment s’est déroulée ta journée ?
- Sans surprise. Le gouverneur m’a chargée d’une mission délicate que j’entends mener à bien, et je suis invitée à une soirée sur l’île de la Larme par son fils dans deux jours.
- A l’Etoile du Matin, je suppose. Et je suppose également que vous y serez seuls.
- En effet, Ichimane sensei.
- C’est un jeu dangereux que tu t’apprêtes à initier, Tsukiko chan. En as-tu bien pesé toutes les conséquences ?
- Oui, sensei. Je n’ai de toute façon rien à perdre.
- On a toujours quelque chose à perdre quand on se mesure à un homme comme Shosuro Jocho. Il est brillant et retors, comme l’était son père, mais à la différence de ce dernier, il n’utilise ces qualités que pour satisfaire ses caprices. C'est dommage, mais je crois que cela ne cessera que lorsque sa mère ne sera plus.
- Vous avez bien plus d’expérience que moi quand il s’agit de cerner les réelles motivations des gens.
- Cela est vrai, mais il ne tient qu’à toi d’acquérir ce genre de connaissance.
- Ce n’est pas cela que je suis venue chercher ce soir.
- Je sais.

La voix a coupé l’air comme un coup de katana et pourtant, elle n’a pas haussé le ton. Tsukiko baisse les yeux. Elle connaît suffisamment bien Ichimane pour savoir que seules la modestie et la contrition peuvent racheter ce qu’elle perçoit comme une impardonnable faute de goût.

Le silence s’installe dans la petite pièce tandis que la vieille dame pose le koto sur le tatami à ses côtés. Ses yeux si perçants s’attardent sur la courtisane un long moment, ne laissent rien transparaître de ses pensées. Pourquoi tient-elle à affronter ce jeune coq ? Elle n’a rien dit sur ses motivations, et Ichimane ne connaît pas la raison d’une telle volonté. Mais elle sait que la jeune fille agenouillée à côté d’elle ne trahira pas son secret.

Qu’a donc fait cet imbécile pour la mettre en colère ?

Au bout d’un temps qui semble infini à Tsukiko, l’ancienne geisha parle de nouveau. Sa voix a retrouvé tout son calme et sa sérénité, mais son élève ne s’y trompe pas. Un seul faux-pas et elle pourra dire adieu aux enseignements qu’elle lui dispense.

- Je vais te donner certaines armes pour ta quête, même si je désapprouve le procédé. Il y a des milliers de façons de donner une leçon, et tu as choisi la plus dangereuse. Soit.

C’est tout ce que la courtisane voulait entendre, et elle retient un soupir de soulagement, garde les yeux modestement baissés.

- Retiens une seule chose. Tu n’as pas à faire à un imbécile. Ne présume jamais. Ne fais pas l’erreur de penser qu’il n’est possible de le manœuvrer qu’en faisant appel à ses instincts. Le corps est attrayant un temps, puis il lasse, ou se fane. Il faut bien d’autres qualités pour conserver l’intérêt et les faveurs d’un homme.
- Hai, sensei.
- Voilà qui est mieux. Va me chercher l’ouvrage que nous avons étudié la dernière fois. J’entends que tu sois attentive et que tu réfléchisses à ce que tu vas dire, avant de le dire. Parfois, la question contient la réponse. As-tu bien compris ?
- Hai, Ichimane sensei.
- Très bien.

Tsukiko s’incline et se lève, puis se dirige vers le shoji au fond de la pièce quand la voix la fige. Ses yeux turquoise se plissent de satisfaction quand la dame ajoute :

- Prend la cassette. Nous allons avoir quelques travaux pratiques.
- Hai.

La jeune fille disparaît vers la chambre de l’ancienne geisha. Elle sait que cette dernière n’est inféodée à personne, contrairement à Joyau ou Magda, et qu’elle n’aime pas Hyobu pour des raisons qu’elle ne connaît pas encore. Depuis le temps qu’elle vient ici en cachette, et qu’Ichimane lui dispense son enseignement, elle n’est pas parvenue à découvrir la raison de cette animosité. Mais un jour, elle saura.

Elle entre dans la pièce aux volets clos, son regard clair en fait le tour, s’attarde sur le paravent délicatement peint, le fin kimono bleu outremer posé sur valet de bois sur lequel elle peut contempler un superbe paysage de montagne, les quelques bijoux qui traînent négligemment sur la petite commode.
Elle met la main sur le livre que lui a demandé son sensei, puis cherche la boîte en bois de rose qu’Ichimane veut utiliser. Elle sait ce qu’elle contient, elle la lui a déjà montré mais ne lui a jamais donné la permission de s’en servir. Sa main s’avance et elle maîtrise le tremblement qui l’agite. Tant de secrets à sa portée…

Elle revient dans la pièce où se trouve l’ancienne geisha et s’agenouille de nouveau à côté d’elle. Son sensei pose la boîte devant elle, sur la table, puis se tourne vers Tsukiko et la regarde en silence encore un long moment.

- Tu es prête ? La nuit risque d’être longue et difficile.
- Hai. Je le sais.
- Très bien. Ouvre la boîte dans ce cas.

La main fine et pâle de la courtisane se tend et soulève le couvercle. Elle ne tremble pas.

- Lorsque nous aurons fini, tu auras tout ce qu’il faut pour le plier à ta volonté. Mais tout l’art consiste à ne jamais le laisser entrevoir ce que tu es capable de faire. Jusqu’à ce que tu le tiennes dans la paume de ta main.
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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 20 avr. 2008, 22:39

Le soir fatidique est enfin arrivé. Le palanquin est venu au crépuscule, elle s’y est installée. Les deux porteurs ont baissé sur elle l’épais volet de bambou doublé de soie.
Tsukiko ne leur a pas demandé leur destination. Ils ne répondraient pas, elle le sait. Leur rôle est simplement de la transporter, tel un colis précieux, au lieu choisi par le capitaine de la Garde Tonnerre.

Mais Jocho ne sait pas à qui il a affaire – pas encore. Dans son arrogance, il va bientôt en faire la douloureuse expérience.

Le déhanchement rythmé des porteurs, le bruit des rames, les cris rythmés des guetteurs, le lent balancement du fleuve, le léger choc de l’arrivée à l’embarcadère : ils sont arrivés sur l’Ile de la Larme.
Tout droit, tournant à droite, puis à droite. Ichimane avait raison. Ils sont à l’Etoile du matin, la plus illustre maison de thé de la Cité des Rumeurs.
Tsukiko a à peine le temps de l’entrevoir, parce qu’elle est accueillie par une petite horde de servantes armées d’ombrelles et d’éventails, qui accompagnent et protègent son arrivée comme si elles craignaient qu’elle fonde à l’air libre.
La jeune courtisane a un sourire amusé. Pour qu’elle ait droit à ce traitement digne d’une princesse impériale, Jocho a dû payer le prix fort. Madame Mère va râler en découvrant l’addition.

Un traitement de faveur, certes. Exceptionnel – à plus d’un titre, comme la suite des évènements devait le montrer.

* * *

Bien des fois par la suite, elle devait revoir la scène en rêve.

Le long couloir sombre, faiblement éclairé par des lanternes ; les portes qui s’ouvrent, les tentures qui s’écartent, silencieuses, à son approche, sans intervention visible ; cette sensation de flotter au-dessus du tatami aux reflets d’or et de jaspe ; les vagues, alternativement brûlantes et glacées, qui lui parcourent l’échine.
Et surtout, cette impression de flamboyer, d’être devenue un être plus grand que nature, une demi-déesse, ou une Fortune, irradiant la puissance, et devant la marche invincible de laquelle un simple mortel ne peut que s’incliner.
Elle avance, sans distance, sans durée, sans effort, un instant d’éternité cristallisé ; puis la dernière porte s’ouvre, et elle est inondée de lumière.

En rétrospective, elle n’est pas sûre. Peut-être a-t-elle rêvé. Peut-être était-ce une vision prémonitoire. Certains disent que la mort est une succession de voiles ; la petite mort en est la seule approche qu’en aient les vivants.
A-t-elle vécu, ou rêvé ce long passage, elle l’ignore ; mais en revivant ce moment elle a la conscience aiguë de franchir une frontière, de passer une limite, au-delà de laquelle les choses sont à jamais différentes.

* * *

L’entrée de l’Etoile du Matin. Une enfilade de pièces à l’éclairage discret, respirant l’ordre, le luxe, un raffinement harmonieux et discret. Chaque chose, ici, a sa place, et est disposée de façon à créer un effet donné sur le visiteur. Ce dernier arrive finalement dans le salon où l’oka accueille ses visiteurs avec l’impression – pas totalement erronée – que c’est à lui qu’on a fait un immense honneur en le laissant accéder jusqu’ici. Ici nulle dispute, nulle querelle , ni même de clients parlant trop fort ; le ton ici est respectueux et murmuré.
Joyau, l’oka de l’Etoile du Matin, est une femme de petite taille, impeccablement coiffée et maquillée. Son kimono vert sombre, aux discrets entrelacs de fleurs de pruniers, bordé d’un sous-kimono crème, souligne qu’elle est ici l’autorité en charge, et pas une des geisha, bien que dans la lumière rosée du salon, il soit impossible de lui donner un âge. Elle pourrait tout autant avoir trente ans que soixante.
Mais Tsukiko sait pertinemment que sous cette apparence de poupée souriante se cache l’intellect aigu d’une redoutable femme d’affaire. Il n’y a jamais de problème de sécurité à l’Ile de la Larme.

- Soyez la bienvenue dans cette humble maison, Shosuro-sama, résonne la voix parfaitement modulée de l’oka.
Je me nomme Joyau. Si vous me le permettez, il est de coutume ici de donner un nom d’emprunt à chacun de nos honorables visiteurs.

Elle croise le regard turquoise de Tsukiko, sourit.

- Vous serez connue ici sous le nom d’Uminari, Bruit de la Mer…Cela vous convient-il, Uminari-sama ?

Tsukiko hoche gracieusement la tête. Elle connaît la raison d’être de cette vénérable coutume – assurer l’incognito des visiteurs. Joyau est connue pour attribuer des surnoms particulièrement bien choisis à ses visiteurs. Néanmoins ce nom résonne en elle de façon étrange…Le bruit de la mer…Elle ne se perçoit pas comme le ressac…Est-ce un conseil, un message ?

- Si vous voulez bien me suivre, Uminari-sama…

La soie de son long kimono froufroute sur l’épais tatami tissé de soie. La lueur douce des lanternes éclaire les parois de bois sombre tendues de soie. Seuls les plus fortunés foulent le sol de ces couloirs.

Un panneau de bois précieux s’ouvre, et Tsukiko aperçoit une salle d’eau, dans laquelle attendent plusieurs servantes. Il y a une grande vasque de pierre gris sombre pailleté d’argent, dans laquelle flottent des pétales de fleurs. Une longue table de bois poli à côté est couverte de divers flacons.
Elle se retourne vers l’oka, et hausse un sourcil interrogateur. Elle s’est apprêtée pour cette soirée. Pourquoi lui propose-t-on un bain ?
Joyau a un sourire suave, avec juste la nuance nécessaire d’excuse.

- Nous avons reçu des instructions vous concernant, Uminari-sama. J’espère que le résultat vous en sera agréable.

Une lueur de complicité passe, l’espace d’un instant, entre les deux femmes. Ainsi sont les hommes…
Jocho doit être ici un visiteur fréquent, et il y a ses habitudes. Peut-être espère-t-il que le bain, et le massage qui suivra, mettront son invitée dans de bonnes dispositions.

- Je suis sûre que cela sera parfait.

Avec la dignité d’une reine, Tsukiko pénètre dans la salle d’eau. Le shoji se referme sans bruit derrière elle.
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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 21 avr. 2008, 00:14

La jeune courtisane s’est offert, la veille, une longue séance de soins du corps, des cheveux et du visage.
Mais il y a autant de similitude entre les soins dont elle a bénéficié dans les bains publics, et l’attention dont elle fait l’objet à l’Etoile du matin, qu’entre une gargote de quartier et l’hospitalité du Palais du Gouverneur.

Elle s’est immergée avec volupté dans le bain fumant semé de pétales de fleurs – des roses et des camélias, ne peut-elle s’empêcher de remarquer, amusée, et consciente de façon aiguë tout le luxe qui l’environne. Autant profiter de l’occasion
La masseuse a regardé son corps nu étendu d’un air approbateur ; puis elle commence sa tâche, en partant de la plante des pieds, et en remontant méticuleusement le long des jambes, en utilisant alternativement pressions, tapotements, huiles et parfums, jusqu’à ce que chaque pouce de sa peau soit devenu délicieusement sensible, et qu’elle se sente envahie d’une exquise langueur.
Tsukiko se laisse faire ; bien qu’elle soit familière du délassement d’un bon massage, les mains fortes et habiles qui s’occupent d’elle en ce moment font preuve d’un savoir-faire inégalé, stimulant autant que délassant chaque partie de son corps. L’espace d’un moment, elle oublie où elle se trouve, ses craintes sur ce qui l’attend, et laisse son esprit dériver.

Puis une autre femme arrive dans la pièce, plus âgée. Les autres la saluent avec révérence. Tsukiko relève la tête, intriguée. La nouvelle venue a des cheveux blancs étroitement liés en chignon, des yeux noirs et perçants, un visage sillonné de fines rides ; elle porte une boite en bois, qui se révèle être un nécessaire de peinture. Elle s’installe confortablement à côté de la planche de massage, et adresse à la jeune fille un fin sourire de ses lèvres minces, en commençant à diluer ses encres.

- D’abord, préparer le chemin, débute-t-elle sans préambule.

Sa voix est singulièrement basse et musicale – une voix vibrante comme un instrument de musique, plutôt qu’une voix humaine.

- Donne ta main.

Etrangement, le tutoiement impératif de l’inconnue ne la dérange pas. Est-ce sa nudité, l’effet du massage, mais c’est très naturellement qu’elle lui tend sa main, curieuse de ce qui va suivre. La vieille la retourne, paume vers le haut la masse quelques instants, puis prend son pinceau, et en quelques traits habiles dessine une fleur de lotus stylisée. La fleur est d’un rose nacré, à peine discernable. Elle effectue la même manœuvre sur l’autre main.

- Concentre-toi sur le lotus, et ne bouge pas.

Elle appuie ensuite à la base de son épine dorsale, avec force, et Tsukiko sent la chaleur brûlante de ses paumes, suivie d’un délicieux chatouillis quand le pinceau caresse sa peau nue.
La manœuvre se répète, à plusieurs endroits de sa colonne vertébrale, jusqu’à sa nuque. Aux endroits où elle a opéré, Tsukiko sent une douce chaleur se diffuser, paresseusement. L’effet est plutôt agréable.

- Bien, conclut la vieille avec satisfaction.

Puis elle fixe Tsukiko de son regard perçant.

- Quand le lotus sera pourpre, le serpent sera éveillé.

Elle utilise le terme ancien, qui signifie à la fois Serpent, et Dragon.

Tsukiko se rappelle alors certains des enseignements de son dojo. Il existe des points spécifiques sur le corps, par lesquels circulent les énergies. La médecine les utilise pour guérir ; les shinobi, pour paralyser ou tuer un adversaire.
Les points de pression utilisés ce soir ne sont pas exactement les mêmes ; mais elle sait qu’il existe une discipline particulière – Reiki, le contrôle des énergies – qui s’attache à développer l’énergie vitale. L’Etoile du matin a semble-t-il réussi à s’attirer les services d’une pratiquante de cet art – peut-être pour ranimer les énergies défaillantes de certains, pense-t-elle avec malice.

- A présent, étendre les ailes.

Sur son avant-bras, la vieille dessine en quelques traits un papillon aux ailes turquoises, si réaliste qu’on croirait qu’il va s’envoler. Elle effectue un autre dessin sur son omoplate, puis un troisième – encore un papillon – à la naissance de son sein droit.

Tsukiko devine le pourquoi de ces motifs dès qu’on amène le kimono qu’elle va revêtir. Il est d’un bleu très sombre, un bleu de crépuscule, ou d’orage, semé de corolles de fleurs d’un rose délicat et de papillons bleus, d’un turquoise à peine moins vif que celui de ses yeux. Quand on lui passe le kimono aux longues manches, largement échancré sur la nuque, avant de le ceindre d’un obi rouge-rose, il semble que les papillons du kimono se sont posés sur la peau nue, invitant à l’exploration et à la découverte.
Ses cheveux noirs sont relevés en un élégant chignon semé de fleurs fraîches, puis le maquillage est appliqué, avec un art consommé, mettant en valeur l’extraordinaire couleur de ses yeux, la délicatesse de son teint, la courbe sensuelle de sa bouche.
Un manteau de soie carmine, de la même couleur que l’obi, de la même couleur que ses lèvres, décoré de motifs de fleurs, et aussi aérien qu’une brise d’été, parachève l’ensemble.

Une servante lui présente un grand miroir. Elle peine à se reconnaître dans la spectaculaire beauté qui lui fait face. Puis avec un bel ensemble, toutes s’inclinent, et le shoji du fond s’ouvre, sur un long couloir sombre.

Le cœur de Tsukiko bat plus vite. Maintenant, elle ne peut plus reculer.

Elle s’avance dans le couloir. A chacun de ses pas, elle sent, avec acuité, la caresse de la soie, comme une douleur exquise. Elle est prête, et plus que prête, à ce qui va suivre.
Elle sent aussi une vibration sourde, qui naît à la base de son échine, et monte le long de son dos comme une vague de feu. La vibration résonne le long des parois, revient vers elle, décuplée, assaillant ses sens, comme une cataracte, une clameur de métal en fusion.
Elle s’avance, et le shoji devant elle s’ouvre silencieusement, en dévoilant un autre, qui s’entrouvre de même. Elle devine, à la chaleur dans ses paumes, que la couleur du pigment a foncé.

Le serpent est en train de s’éveiller.
Dernière modification par matsu aiko le 21 avr. 2008, 16:21, modifié 1 fois.

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Iuchi Mushu
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Message par Iuchi Mushu » 21 avr. 2008, 11:55

Une jeune femme du nom de Kosame (Petite pluie) lui sert son repas dans le petit salon de la maison de thé « La Feuille de Saule ». Il n'a même pas retenu les traits de son visage, juste la poésie de son nom. Il a refusé le saké et a commandé de l'hojicha.
Il apprécie ce thé vert, il donne un goût incomparable mêlée à la finesse du saumon blanc cuit à la vapeur.
Son corps apprécie les saveurs à leur juste valeur. Chaque repas, chaque chose accordée ici bas à un homme est un cadeau des Dieux. Un pli amer se dessine au coin de sa bouche. Shosuro Jocho sait-il apprécier quoi que ce soit ? Il en doute.
Pourquoi a-t-il demandé s'il était au palais ? Il ne sait pas. Tsukiko n'a plus paru depuis plus d'une journée. Elle l'a soigneusement évité.
Que peut-il faire ? Allez à l'île de la Larme, ouvrir le shoji et lui prendre la main après avoir donné une correction à Shosuro Jocho pour sa muflerie ? Il n'est plus le petit garçon qui a écarté les gosses de riches qui se sont amusés à la battre parce qu'elle est plus petite qu'eux, parce qu'elle est plus faible, parce que la soie de ses vêtements est moins précieuse que la leur. Non il n'est plus le Katsumoto de cette époque. Se comporter ainsi a maintenant de lourdes conséquences, pour son nom, pour son clan. Pourtant comme il aurait aimé repousser Jocho, l'empêcher de la toucher. Mais elle a grandi aussi. Qui est-il pour lui donner une leçon ? Il n'est ni son père, ni son frère. Mais il ne parvient pas à comprendre pourquoi elle a besoin de jouer à leur jeu pour les vaincre alors qu'elle peut transcender leur désir en un feu dévastateur, d’un simple regard. Pourquoi ne les cloue-t-elle pas au pilori en les laissant se consumer au bûcher de leurs vanités et de leurs désirs inassouvis ? La victoire est la même. Enfin il pense. Il n’a pas la réponse à cette question. Il ne l’a jamais posée à Tsukiko. Il ne la posera jamais.
Katsumoto baisse les yeux. Il n'a pas à juger. Il n'a pas à penser à pareilles choses. Il n'est pas elle. Elle n'est pas lui. Mais pourquoi ne peut-il utiliser la force de cette pureté qui le guide pour la soustraire de ces convoitises écoeurantes ?
Ses yeux se posent sur le jardin, sous l’éclat de la lune le rouge sang des feuilles de l’érable a viré au noir. Cela lui fait penser au corbeau dans les textes de Shinsei.

- Quelque chose ne va pas Shosuro Katsumoto sama ?

La voix douce et mélodieuse de Kosame l’a à peine effleuré pour ne pas l’incommoder
Elle jurerait qu’il est perdu dans ses pensées pourtant ses baguettes sont suspendues dans l’air. Il lève ses grands yeux noirs sur elle et ils sourient

- Non, tout est parfait

Encore un mensonge. Un de plus, à la face du monde, à lui-même. Un autre qui va flotter de ses lèvres jusqu’à se perdre dans la rivière sombre qui serpente à travers Ryoko Owari, un autre mensonge qui va s'insinuer dans son âme comme une petite mort. Il en a déjà connu mille.
"Ceux qui n'oublient pas le passé, sont maîtres de l'avenir" (Sima Qian)

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 21 avr. 2008, 18:59

Tsukiko se souvient tandis qu’elle marche dans le couloir des mains de la masseuse sur sa peau, qui l’ont si délicieusement détendue. Elle a pensé sur le moment que son hôte de la soirée avait considéré qu’elle serait mieux disposée à son égard, après un tel traitement.
Mais quand la vieille femme est entrée, elle a changé d’avis. Il ne veut pas qu’elle soit mieux disposée, il exige qu’elle désire cela autant que lui. A cette pensée, elle a maîtrisé le haut-le-cœur qui l’a saisie. Un instant, un court instant, elle a voulu que la femme qui allait l’habiller noue le obi sur le devant du kimono.

Une vulgaire prostituée, voilà ce qu’elle est. C’est l’effet qu’elle s’est faite en réalisant cela. Une prostituée de luxe, de celles que son clan semble élever par portées entières pour mettre dans le futon de personnalités bien choisies, mais une prostituée quand même.
Cette pensée lui a donné la nausée. Son père aurait rougi de honte devant un tel spectacle.

Et puis, la vieille femme a posé les mains sur elle, elle a activé les chakras en détournant les effets bénéfiques du reiki, elle a déséquilibré le yin pour faire jaillir le yang des profondeurs de son ventre. La chaleur a envahi son corps comme le ressac de la marée montante.
Uminari. Maintenant, elle sait pourquoi ce surnom l’avait interpellée. Uminari. Le bruit de la mer. Elle a presque l’impression de l’entendre.

Quand elle a vu son reflet dans le miroir, elle en a eu le souffle coupé. Jamais elle n’aurait pu rêver avoir une telle allure avec ses maigres moyens. La note va être salée pour Madame Mère –vraiment salée.


Les braises répandues sur le sol consument lentement ses pieds menus tandis qu’elle avance en direction du shoji. Les langues de feu qui lèchent le bas de son corps se font plus pressantes, menacent de consumer tout son être dans une explosion de sensations.
Flamboyance.
Elle sent les flammes qui tourbillonnent autour de ses chevilles, montent le long de ses mollets et de ses cuisses, puis enveloppent ses hanches et son buste. L’impression est irrésistible, elle menace de l’emporter dans une succession échevelée de sentiments violents et contradictoires. Il faut absolument qu’elle reprenne un tant soi peu de contrôle.

L’esprit lutte avec le corps. L’eau tente de maîtriser le feu. Sans succès. Le combat désespéré qu’elle livre manque de lui faire perdre tous ses moyens, et il s’en faut d’un souffle pour qu’elle se laisse emporter.
Et soudain, alors que la chaleur enfle et embrase sa peau une nouvelle fois, sa conscience atteint une autre perception.

On n’éteint pas un feu qu’on ne peut dominer.
On n’attise pas l’étincelle quand on ne souhaite pas que l’incendie reprenne.
On guide le brasier dans la direction que l’on souhaite, pour qu’il ne réduise en cendres que ce que l’on désire qu’il rencontre.

On chevauche le dragon quand on ne peut le dompter.

Cette intuition foudroyante l’arrache à l’abîme qui menace de l’engloutir à chacun de ses pas. L’eau maîtrise le feu, mais elle ne maîtrise pas les effets du reiki. L’air seul a le pouvoir de soulever le dragon et de l’amener jusqu’à l’endroit où il veut aller. C’est ainsi qu’il faut qu’elle fasse. C’est ce que lui a dit Ichimane la veille, quand elle lui a expliqué ces choses, elle s’en souvient à présent.
Ne jamais présumer. Tsukiko se souviendra de la leçon.

Une inspiration profonde, deux, trois. Soudain, une brise bienfaisante se lève et fait s’enrouler autour d’elle les flammes dansantes de l’aura qui la nimbe depuis qu’elle est sortie des bains.

Son pas est soudain assuré sur les tatami du couloir, sa silhouette étreinte de soie sombre s’est redressée alors qu’elle voit le premier shoji, puis le second, s’ouvrir devant elle. Le feu est toujours là, mais il ne la consume pas. Le vent la porte, sans efforts, il répand les flammes autour d’elle et auréole d’orangé ses courbes, magnifiant la vision qu’elle offre au spectateur qui l’attend là-bas, de l’autre côté.

Sa démarche se fait lascive et ses bras retombent le long de son corps, elle inspire et sent le flot du chi courir dans ses veines comme une douche bienfaisante. C’est une sensation étrange qui la transporte et la transcende. Elle entre dans la pièce et entend le shoji se refermer, sa peau diaphane accroche la lumière et rend son apparition presque éthérée. Elle est sur une petite estrade brillamment illuminée, avec des rideaux de soie rouge tout autour.

Au-delà du cercle de lumière, elle devine une salle d’ors sombres, pourvue de coussins, de tables basses, de tentures, de paravents richement décorés, et une silhouette, à demi-étendue dans la pénombre. Ses sens anormalement aiguisés perçoivent l’inspiration soudaine de l’homme, son regard fixe.

Un sourire ourle de manière inattendue les lèvres sensuelles, puis la voix douce et caressante brise le silence qui s’est fait dans le salon.

- Bonsoir, Jocho.

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matsu aiko
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Message par matsu aiko » 22 avr. 2008, 17:02

Jocho reste un instant sans voix.
Le résultat est au-delà de ses espérances. L’art de l’Etoile du matin a encore magnifié, sublimé sa remarquable beauté. C’en est presque intimidant. Là, au milieu de cet îlot de lumière, elle ressemble à un kami, à une icône - quelque chose relevant du divin. Elle éclate littéralement de vie.
Il ne parvient pas à détacher ses yeux d’elle.

Il se souvient de l’ordre passé à l’oka.
« Préparez-la. Je veux quelque chose d’extraordinaire, le mieux que vous puissiez proposer. Et qui la mette dans de bonnes dispositions, aussi »
L’espace d’un instant, il regrette ce qu’il a fait.
Puis il se souvient de ce pour quoi elle est ici, de ce qu’il a fait pour l’obtenir, et reprend une part de contrôle de lui-même, alors qu’elle s’approche d’un pas glissé, presque surnaturel dans sa légèreté. Sa seule démarche est une promesse de délices infinies.

- Bonsoir…Tsukiko.

Un shoji glisse. Une servante silencieuse amène du thé, du saké, un plateau de légumes vinaigrés, de sushi, de tempura variés, et sur un plateau séparé un assortiment de ces minuscules et ravissants gâteaux à la pâte de haricot azuki, en forme de châtaigne, de pagode, de fleur, qui contribuent à la réputation de l’endroit.

Elle sert du saké à Jocho, en propose à Tsukiko, qui décline poliment ainsi que le veulent les usages, et demande si les honorables visiteurs souhaitent autre chose. Jocho répond par la négative, et ajoute :

- Qu’on ne nous dérange pas.

Après le départ de la servante, il propose à nouveau du thé ou du saké à Tsukiko, qui lui jette un coup d’œil inquisiteur.
Jocho est allé très loin pour lui imposer cette soirée en tête à tête, mais à présent il semble étrangement gêné.

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Kakita Kyoko
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Message par Kakita Kyoko » 22 avr. 2008, 21:24

Elle s’est agenouillée près de lui et ses gestes sont emprunts d’une délicate élégance. La soie sombre glisse dans un chuchotement exquis et vient recouvrir ses mains fines et pâles en une lente coulée ténébreuse, s’échouant à un souffle de ses ongles laqués du même rouge que ses lèvres. Le papillon sur son épaule a bougé quand elle a tourné la tête vers lui en un mouvement gracieux, qu’elle a posé son regard de bleu et vert mêlés sur son visage. Le sourire est revenu ourler la bouche sensuelle, laissant deviner la nacre délicate de ses dents parfaites, aussi inattendu et irrésistible que lorsqu’elle a parlé, l’effleure, le caresse, se pose comme par inadvertance sur lui.

Comment a-t-elle pu accepter de s'avilir à ce point ? C'est un mystère, et pourtant elle a cette impression qui ne la quitte pas depuis qu’elle est entrée dans la salle, la conscience aigue d'un pouvoir incommensurable, là... à portée de sa main... et elle ne sait pas encore comment l'utiliser à son avantage... Quelle étrange sensation, si inattendue... Si dérangeante.

- Arigato.

Les doigts graciles prennent la tasse de thé et la portent à sa bouche, elle s'attarde sur la soie précieuse et si chère de son vêtement. La chaleur se diffuse dans le bas de ses reins et remonte le long de son échine en une vague langoureuse qui vient lécher ses omoplates et la fait frissonner. Ce frémissement la fait sourire et cela n'échappe pas à son voisin.

...Enfin, moins que les pensées qui traversent son esprit alors qu'elle le regarde tendre la main vers l'assiette de douceurs apportée par la servante. Elle en a connu, des mufles, dans sa courte vie, mais pas de salopards de son espèce. Pour cela, Shosuro Jocho peut se vanter de décrocher la première place. Son pari stupide et si méprisable l'avait déjà considérablement agacée, mais cette humiliation qu'il lui impose ce soir lui laisse un goût amer dans la bouche. Etre nettoyée et apprêtée comme un bel objet, subir les attentions particulières de cette femme, avoir le corps peint comme une fille de gynécée... Ne pas avoir d'autre choix que celui d'accepter. Comment peut-on mépriser à ce point ses semblables ? Elle l'ignore.

La courtisane baisse ses yeux turquoise sur le service de fine porcelaine bleue. Elle a perçu son hésitation, elle ne peut pas se tromper là-dessus. Cette attitude est étrange mais il est bien trop antithétique pour qu’elle se fie à cette seule impression. Sa présence semble le priver d’une partie de ses moyens, chose à laquelle elle ne s’attendait pas vraiment. Mais comment ne pas s’attendre au blanc et au noir avec lui ?

Les yeux gris et le sourire de Yakamo s'imposent fugacement à son esprit. S'il savait, il viendrait incendier cette maison sans aucun remord et écraser comme une punaise celui qui la regarde à cet instant. Mais elle ne doit pas y penser. Elle doit se concentrer sur ce qu'elle fait à cet instant précis. C'est déjà suffisamment difficile.

- Je n'ai pas encore eu l'occasion de vous remercier pour cette charmante invitation.

Tsukiko entend sa voix et ne la reconnaît pas. Elle est à l'image de ce qu'elle ressent en ce moment, suave et caressante. Elle note avec intérêt le frisson qui parcourt Jocho tandis que sa main se tend et que la soie du somptueux kimono qu'elle a revêtu s'étale paresseusement sur le tatami et la petite table. Les yeux noirs ne l'ont pas quittée, ils restent posés sur la peau nue de ses épaules et de sa nuque. Ils suivent avec intérêt sa poitrine qui se soulève au rythme de son souffle lent et régulier, parfaitement contrôlé malgré la lave qui coule dans ses veines.

Quelle étrange sensation, vraiment... Quelle étrange dichotomie... Très à l'image de celui qui la regarde toujours, et qui est capable du meilleur comme du pire. Surtout du pire, en fait. En cela, il n'est pas très différent de la majorité de ses contemporains, ce qui le rend écœurant de banalité.

Le manteau glisse de ses épaules et découvre le large décolleté du vêtement et le papillon sur l'épaule, et le mouvement de sa main dévoile celui sur son avant-bras.
Le lotus dans sa paume est à présent d'un pourpre flamboyant, mais cela, il ne le voit pas, occupé qu'il est à se perdre dans les iris turquoise qui ont plongé dans ses prunelles d'encre.

Alors, Jocho kun... Tu hésites... Cela te ressemble si peu. Si tu savais, si seulement tu savais....

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