Message
par Ide Akio » 23 juin 2004, 09:25
Le vent caresse mes cheveux, frôle mon kimono… Derrière moi, une petite tornade de poussière s’élève.
Ils sont tous autour de moi, dans cette cour. Tous avec leur air impassible, leurs habits impeccables et leur daisho à la ceinture. Tous, le regard fixé sur moi. Elle seule ne me regarde pas. Le regard tourné vers le sol en terre battue, elle attend que j’accomplisse mon œuvre. Elle ne m’en veut pas, elle se contente de m’aimer. Autant que, moi, je l’aime. Mon bras se lève, la lame accrochant la lumière agonisante du soleil couchant, et s’abaisse.
C’était une courtisane et moi un yojimbo. Nos yeux n’auraient jamais dû se croiser.
J’avais été affecté à la protection de Doji Syusuke-sama. Mes sensei lui avaient parlé de moi en termes tellement élogieux que Syusuke-sama m’accorda immédiatement sa confiance. Pendant les années passées à ses côtés, je fis en sorte de la mériter. Duels de justice, tentatives d’assassinat… Tout cela n’étaient que broutilles face à la loyauté que m’inspirait cet homme vénérable.
Mais ses yeux croisèrent les miens…
On m’avait souvent parlé du pouvoir de séduction de ces manipulatrices Scorpion. Souvent, elles avaient tenté de me prendre dans leurs filets. Car, dans les endroits où agissait mon maître, elles grouillaient en nombre, veules et caressantes. Mais jamais je ne m’étais laissé prendre à leurs charmes empoisonnés. Mais elle…
Comme toujours, j’étais aux côtés de mon maître à ce banquet. La faune de la cour papillonnait autour de nous, occupée à je ne sait quels jeux futiles, tandis que Syusuke-sama entretenait un diplomate du nord de l’urgence d’envoyer une caravane au Kyuden Doji. J’avais détourné les yeux de ces négociations, occupé à guetter un geste menaçant dans la foule, quand mes yeux croisèrent les siens.
Noirs pailletés d’or. Elle les plissait délicieusement quand elle riait. Rien que pour la voir me dédier ses sourires, j’aurais passé des jours à inventer des farces, des poèmes, des chansons ! Je ne veux pas me justifier. J’étais amoureux. Que dire d’autre ? J’ai failli mais je ne le regrette pas un instant.
Elle ne souriait pas de la même façon, ce soir-là. Même ses baisers étaient différents. Je l’ai vu dans ses yeux et, à ce moment précis, j’aurais voulu mourir. Mais le devoir… Elle a tout tenté pour me retenir : les promesses de plaisir, les larmes, les menaces… Puis elle m’a dit qu’elle m’aimait. Et, pour la première fois, elle ne mentait pas. Alors, je suis sorti de sa chambre.
J’ai réussi à tuer deux des trois assassins, mais le dernier m’a échappé. De toute façon, il était trop tard : mon maître gisait sur le sol, la poitrine transpercée. Pour avoir vengé la mort de Syusuke-sama et dénoncé un des responsables, j’ai eu l’autorisation de faire seppuku. Mais seulement après avoir tué ma tentatrice. Devoir, honneur, vengeance… Pourquoi tant de mots pour désigner une seule et même chose ?
A travers le brouillard, je regarde mon corps privé de tête. Durant des générations, d’honorables samouraïs cracheront sur mon souvenir et ma famille oubliera jusqu’à mon nom. Mais que importe. Grâce à moi, elle a réussi à s’enfuir…
Une main fine et douce se pose sur mon épaule.
- Ce n’est que partie remise… me murmure Benten.